1. Le fort du Chaberton en construction à l’été 1907.

L’exploit du lieutenant Miguet (31), quelques précisions

Dossier : Arts, lettres et sciencesMagazine N°766 Juin 2021Par Max SCHIAVON

Notre numéro 763 de mars dernier rap­pelait le mécon­nu fait d’armes de l’artillerie française et plus par­ti­c­ulière­ment de notre cama­rade Miguet, con­tre le fort ital­ien du Chaber­ton lors des com­bats dans les Alpes en 1940. Voici en rebond quelques com­plé­ments apportés à cet arti­cle, preuve de l’intérêt qu’il a suscité.

Le 8 juin 1891, le 14e corps d’armée de Lyon adresse à l’état-major de l’armée à Paris une note sibylline : « On a appris de bonne source que les Ital­iens allaient con­stru­ire un petit fort du côté du Chaber­ton… » Cette infor­ma­tion, ini­tiale­ment anodine, va entraîn­er de gros soucis chez les mil­i­taires français chargés de défendre la fron­tière. En effet le choix ital­ien de con­stru­ire un fort au som­met du Chaber­ton ne relève pas du hasard, car l’emplacement de ce promon­toire est vrai­ment extra­or­di­naire, situé à une dis­tance de seule­ment 11,5 km de Bri­ançon et à 3 130 mètres d’altitude, ce qui per­met des vues incom­pa­ra­bles et des tirs jusqu’à 17 kilo­mètres à 360°.

Dès l’été 1891 la con­struc­tion com­mence, et avec elle les « excur­sions » d’espions français. L’architecte, prévoy­ant, a imag­iné un énorme para­pet face à la France, des­tiné à pro­téger les tours de coups directs d’une artillerie qui n’existe pas encore. Ce qui peut aus­si expli­quer le faible blindage des tourelles, com­pris entre 1,6 et 5,0 centimètres.

2.Le lieutenant Miguet (au centre avec les lunettes), commandant la 6e batterie du 154e régiment d’artillerie de position.
Le lieu­tenant Miguet (au cen­tre avec les lunettes), com­man­dant la 6e bat­terie du 154e rég­i­ment d’artillerie de position.

Les préparatifs de riposte du côté français

Entre les débuts de sa con­struc­tion et 1914, soit pen­dant 23 ans, les états-majors français s’interrogent sur la façon de neu­tralis­er le Chaber­ton. Sans par­venir toute­fois à trou­ver une solu­tion car, si des pièces d’artillerie lourde exis­tent déjà à cette époque, celles qui con­viendraient ne sont pas en dota­tion dans l’armée française avant la Pre­mière Guerre mon­di­ale. L’Italie optant pour l’Entente en 1915, le prob­lème ne se pose plus et cette sit­u­a­tion per­dure jusqu’au début des années 1930, date à laque­lle Mus­soli­ni affiche des reven­di­ca­tions qui amè­nent l’état-major à « rou­vrir le dossier ». Le général Roy­er, com­man­dant l’artillerie de la 27e divi­sion d’infanterie alpine pour­suit minu­tieuse­ment l’étude du prob­lème et remet son rap­port le 20 févri­er 1933. Il pré­conise l’emploi de mortiers de 280 mm et pré­cise que, selon ses cal­culs, il fau­dra tir­er 700 à 800 obus pour être cer­tain de détru­ire le fort italien.

Des mortiers de 280 mm

Le 24 jan­vi­er 1934, le général Col­son (X 1896), chef de l’état-major de l’armée, affecte 4 mortiers de 280 et 600 obus à la 14e région. Les mortiers de 280 mm peu­vent tir­er deux sortes de muni­tions. Soit un obus de 275 kilos (49 kg d’explosifs) par­fait con­tre les for­ti­fi­ca­tions, mais lim­i­tant la portée de la pièce à 8 340 m ; soit des obus de 205 kilos aciérés ou en fonte (36 à 63 kg d’explosifs), moins effi­caces, mais per­me­t­tant d’atteindre des objec­tifs situés jusqu’à 10 950 m.

Comme les emplace­ments pos­si­bles pour met­tre les mortiers en bat­terie se situent à plus de 9 000 m du fort ital­ien, les artilleurs français seront con­traints d’utiliser les obus qui sont les moins lourds mais qui vont le plus loin. La 6e bat­terie du 154e rég­i­ment d’artillerie de posi­tion qui met en œuvre les mortiers est donc com­mandée par un offici­er d’active, le lieu­tenant Miguet (X 1931) au car­ac­tère réservé, mais qui a la répu­ta­tion d’étudier à fond les mis­sions qu’on lui con­fie. Il est sec­ondé par deux officiers de réserve, tous deux ingénieurs, les lieu­tenants Fouleti­er et Rigaud.

Les tirs de réglage

Le 21 juin 1940, à l’aube, le colonel Val­let com­man­dant l’artillerie du Bri­ançon­nais adresse à Miguet l’ordre suiv­ant : « Tir à votre ini­tia­tive dès qu’une éclair­cie se présen­tera ». Peu avant 10 heures, Miguet donne l’angle de tir à Fouleti­er et fait charg­er la pre­mière pièce. Le Chaber­ton étant main­tenant observ­able, il com­mande l’ouverture du feu. Une minute est presque passée lorsque Miguet, soulagé, observe un nuage de pous­sière et de fumée à l’avant du fort. L’impact se situe exacte­ment là où il l’attendait. Après quelques cal­culs rapi­des au cray­on, il donne les nou­veaux réglages à Fouleti­er avec ordre de pour­suiv­re le tir. Le deux­ième coup part. Il tombe dans la même direc­tion, mais plus haut.

Miguet aurait pu faire une cor­rec­tion de l’angle plus forte, mais il ne veut pas qu’un obus long tombe der­rière le fort et qu’il ne puisse pas l’observer. Il compte remon­ter la pente pro­gres­sive­ment jusqu’à attein­dre le som­met. C’est un homme pré­cis, métic­uleux. Le réglage doit être pro­gres­sif. Le troisième impact est observé encore plus haut tout près du fort. Du côté ital­ien, l’éclatement des obus français provoque un intense frémisse­ment dans la roche. Les artilleurs ital­iens com­pren­nent que leur fort est la cible des Français et que les prochaines heures vont être dif­fi­ciles. Enfin, lors du huitième tir, un éclate­ment est observé sur les hauts du fort. Dès lors, Miguet donne à Fouleti­er l’ordre de con­serv­er tels quels les paramètres de réglage de sa pre­mière pièce. Mal­heureuse­ment des nuages masquent alors le Chaber­ton et empêchent de pour­suiv­re le tir.

Coups au but ! 

Ce n’est que vers 15 h qu’il peut repren­dre. D’emblée des éclate­ments sont vis­i­bles en haut de la mon­tagne, sur le para­pet devant le fort mais aus­si au niveau du fort. A par­tir du moment où un coup est tombé sur l’arrête supérieure de la mon­tagne, Miguet passe au réglage d’un autre morti­er et ain­si de suite jusqu’à ce que les qua­tre soient réglés. A 17 h 30, un obus de 280 s’abat sur la 6e tourelle qui vole en éclat et dont les muni­tions explosent. C’est le pre­mier coup au but, attesté par une flamme gigan­tesque qui s’élève au-dessus du fort pen­dant une ving­taine de seconde.

Miguet fait tir­er alter­na­tive­ment des obus avec des fusées sans retard pour être sûr d’observer les coups de réglage, mais aus­si quelques obus dis­posant de fusées avec retard, pour plus d’efficacité destruc­tive. La chance penche ce jour-là du côté français. En effet, par­mi les coups longs, plusieurs ont com­plète­ment détru­it la gare du téléphérique, qui n’est plus que ruine. Le Chaber­ton, isolé, ne peut désor­mais recevoir des ren­forts qu’à pied. A 18 heures, la 3e tourelle, déjà atteinte précédem­ment, est cette fois-ci touchée de plein fou­et. L’impact est si vio­lent que la coupole en métal de plusieurs tonnes est arrachée et pro­jetée en con­tre bas.

3.Coup au but. Explosion d’une tourelle du Chaberton le 21 juin 1940 en fin d’après-midi.
Coup au but. Explo­sion d’une tourelle du Chaber­ton le 21 juin 1940 en fin d’après-midi.

Les coups de grâce

Vers 18 h 30, un obus tombé au milieu du fort, sans que l’on puisse dis­tinguer exacte­ment quelle tourelle est touchée, provoque à nou­veau un immense panache de fumée. Le lieu­tenant Goetz, de ser­vice au PC du 154e RAP, rap­porte « qu’une immense clameur de joie s’est élevée dans tout le secteur. » A 19 heures, nou­veau coup au but observé sur la 1re tourelle, puis 10 min­utes plus tard impact entre les 5e et 6e tourelles déjà touchées. Miguet fait un pre­mier bilan : 57 coups ont été tirés durant cette journée par les qua­tre mortiers.

Plusieurs tourelles du Chaber­ton sont détru­ites et endom­magées, le fort ne tire plus. Toute­fois il se promet, dès le lende­main si la météorolo­gie le per­met, de véri­fi­er à la jumelle les destruc­tions opérées, puis de con­tin­uer les tirs pour parachev­er les destruc­tions – une à deux heures devraient lui suf­fire estime-t-il. Finale­ment, le mau­vais temps puis l’armistice l’empêcheront de parachev­er la destruc­tion du Chaberton.

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