Claude Crozet

Claude Crozet (X1805) officier, ingénieur, professeur, constructeur, président du Virginia Military Institute

Dossier : Arts, lettres et sciencesMagazine N°769 Novembre 2021
Par Patrick SALIN

Nous avons rap­pelé dans notre numéro 759 de novem­bre 2020 la mémoire de Simon Bernard (X 1794), qui a joué un rôle de pre­mier plan dans l’édification mil­i­taire et civile des jeunes aux États-Unis, grâce à la dili­gence de Jacques-André Lesnard, mem­bre émi­nent de l’association Vauban. Voici à présent, grâce à un his­to­rien émérite de la même asso­ci­a­tion, un coup de pro­jecteur sur son digne héri­ti­er out­re-Atlan­tique, non moins polytechnicien.

Dans la pre­mière moitié du XIXe siè­cle, des officiers et ingénieurs français par­ticipent active­ment à la mon­tée en puis­sance d’une jeune République qui s’est éman­cipée de sa mère patrie avec l’aide de la France et qui pour­suit sa marche vers sa pleine sou­veraineté et sa pleine puis­sance. Cette jeune République représente pour ces hommes l’espoir d’une société à con­stru­ire au Nou­veau Monde. Claude Crozet (1789–1864) est de ceux-là, suc­cé­dant à ses grands anciens qui sont restés en sol améri­cain après le départ du corps expédi­tion­naire de Rocham­beau et qui par­ticipèrent au pre­mier et au sec­ond pro­gramme de for­ti­fi­ca­tions de la côte atlan­tique des États-Unis. Après la guerre anglo-améri­caine de 1812–1815, une nette volon­té se dégage pour con­stru­ire ce pays neuf de manière durable et effi­cace, immen­sé­ment vaste et vierge de toute organ­i­sa­tion et de tout moyen de com­mu­ni­ca­tion en dehors des voies flu­viales naturelles. Claude Crozet fait par­tie de la qua­trième vague d’officiers et ingénieurs français qui accom­pa­g­nent le développe­ment des États-Unis. Pour l’exécutif améri­cain et pour ces Français qui arrivent d’une vieille Europe meur­trie de batailles et de mul­ti­ples rancœurs, vieilles et tenaces, tout est à faire, à plan­i­fi­er, à organ­is­er et à con­stru­ire, pra­tique­ment sans limites.

En France, éduqué à Polytechnique et ayant reçu le baptême du feu avec Napoléon

Entré en 1805 à l’École poly­tech­nique à l’âge de quinze ans, Claude Crozet choisit l’artillerie, sous-lieu­tenant à l’école de Metz en 1807, lieu­tenant en 1809 et affec­té à un batail­lon de pon­ton­niers. Il reçoit le bap­tême du feu à Wagram en 1809 et par­ticipe à la bataille de la Mosko­va (les Russ­es par­lent de Borodi­no…) en 1812, où il est fait pris­on­nier. Il passe deux ans comme tuteur pour la famille d’un aris­to­crate russe et par­raine la pub­li­ca­tion d’une gram­maire fran­co-russe. Water­loo sonne le glas de sa car­rière mil­i­taire qui cul­mine comme cap­i­taine en demi-sol­de. Il se marie dans l’entourage de La Fayette et émi­gre en 1816 aux États-Unis en com­pag­nie du général Simon Bernard. Crozet et Bernard font con­nais­sance pen­dant leur tra­ver­sée. Ancien aide de camp de Napoléon, poly­tech­ni­cien (1794), Bernard a de bril­lants états de ser­vice comme ingénieur, mais il est ban­ni sous la Restauration.

Sous le patronage de Simon Bernard

À leur arrivée aux États-Unis, l’académie mil­i­taire de West Point (New York) va mal. Elle a été fondée en 1802 à par­tir d’un pro­jet élaboré par un offici­er français, le colonel Louis de Tou­sard, vétéran de la guerre d’Indépendance et tit­u­laire d’une pen­sion à vie du Con­grès, auteur d’un livre traduit en améri­cain, The Artillerist’s Com­pan­ion, livre de chevet des cadets. L’Académie va mal car le pro­jet de Tou­sard a mal été mis en œuvre, le lead­er­ship de ses dirigeants est faible et elle est sous-financée. Intro­duit auprès de l’exécutif améri­cain par La Fayette, Bernard est nom­mé brevet gen­er­al et placé comme assis­tant chief engi­neer à la tête du For­ti­fi­ca­tions Board, devenu plus sim­ple­ment le Bernard Board mal­gré quelques fric­tions avec des locaux jaloux et envieux. Bernard pro­pose au secré­taire à la Guerre en jan­vi­er 1819 un plan magis­tral de réformes de l’Académie qui va la relancer pour le demi-siè­cle à venir. Et il réus­sit à faire recruter son nou­v­el ami, Claude Crozet, comme pro­fes­sor of engi­neer­ing. Crozet et Bernard restent liés jusqu’au retour de Bernard en France en 1831, après avoir été le con­cep­teur de la cein­ture de fer des côtes améri­caines du golfe du Mex­ique et de l’Atlantique dans le cadre budgé­taire du « troisième système ».

Aux États-Unis, professeur à l’Académie militaire, West Point

L’influence de Crozet sur l’académie mil­i­taire de West Point est immé­di­ate, elle sera pro­fonde et durable. Il a rap­porté de France tous ses cours et cro­quis de Poly­tech­nique et de Metz, et il donne des séances de géométrie descrip­tive, de trigonométrie ana­ly­tique, de cal­cul dif­féren­tiel et inté­gral, ain­si que de fonc­tion­nement des machines. Avec l’appui du nou­veau directeur, Claude Crozet change la méth­ode d’enseignement pour la ren­dre dynamique, en util­isant le tableau noir avec analy­ses et démon­stra­tions. En 1821 il pub­lie un Trea­tise on Descrip­tive Geom­e­try for the use of the cadets of the Unit­ed States Mil­i­tary Acad­e­my, un ouvrage qui servi­ra de référence pour plusieurs généra­tions de cadets. Il enseigne à West Point pen­dant six années (1816–1823), mais il a une forte per­son­nal­ité un peu ombrageuse et sem­ble s’être éloigné de l’esprit mil­i­taire et de sa stricte dis­ci­pline. Il ne s’entend plus avec le directeur, il lui con­teste l’autorité dont ce dernier dis­pose statu­taire­ment sur son enseigne­ment, il regrette qu’une direc­tion des études n’ait pas été créée, indépen­dante de la direc­tion mil­i­taire de l’Académie. Crozet la quitte dès qu’une occa­sion s’offre à lui.

Virginia Military Institute, Lexington
Vir­ginia Mil­i­tary Insti­tute de Lexington

Président du Virginia Military Institute, Lexington

Dans le sil­lage de la fon­da­tion de West Point et de sa reprise en main, il se développe aux États-Unis un goût par­mi plusieurs États de la Fédéra­tion de créer leur pro­pre école de cadres, à la fois mil­i­taires et sci­en­tifiques, inspirée du mod­èle français de Poly­tech­nique. C’est le cas à Nor­wich (Ver­mont) en 1819, à Lex­ing­ton (Vir­ginie) en 1839, à Charleston (Car­o­line du sud) en 1843 et à Annapo­lis (Mary­land) en 1845 avec la US Naval Acad­e­my. À Lex­ing­ton, l’avocat et colonel de mil­ice J. T. L. Pre­ston lance en 1835 l’idée d’un Vir­ginia Mil­i­tary Insti­tute (VMI) pour des jeunes de 17 à 21 ans et d’en faire à la fois des sujets pour la mil­ice de Vir­ginie et des ingénieurs civils pour l’État ; le VMI est créé en 1837. À son départ de West Point, Crozet, qui est assim­ilé colonel, est recruté et nom­mé prési­dent du con­seil de per­fec­tion­nement ou Board of Vis­i­tors de cet insti­tut en rai­son de sa poly­va­lence comme diplômé de Poly­tech­nique, offici­er, pro­fesseur, admin­is­tra­teur et ingénieur prin­ci­pal de la Vir­ginie (il vient d’être nom­mé). L’Institut est inau­guré en novem­bre 1839, Crozet y joue un rôle impor­tant dans la for­ma­tion des pro­grammes, pour la dis­ci­pline générale et dans l’administration de cet insti­tut rapi­de­ment con­nu comme le West Point de la Con­fédéra­tion. Les cadets por­tent un uni­forme qui ressem­ble à celui des Gardes français­es. Crozet exerce sa fonc­tion jusqu’en 1845, il main­tient par la suite des rap­ports étroits avec le VMI. En 1947, la tombe de Claude Crozet est trans­férée dans l’enceinte du VMI.

“His vision was too great
for the Virginia of that day.”

Ingénieur de l’État de Virginie pour les infrastructures de communication

Quand Crozet quitte West Point, il cumule son rôle de prési­dent du VMI avec celui de prin­ci­pal state engi­neer du Com­mon­wealth (État) de Vir­ginie, pen­dant neuf années. Dans ses fonc­tions d’ingénieur en chef, Crozet réalise de nom­breuses études sur la fais­abil­ité de divers pro­jets de génie civ­il de grande enver­gure qui con­cer­nent le réseau de com­mu­ni­ca­tion ter­restre. Après la guerre de 1812–1815, les États-Unis vivent une péri­ode effer­ves­cente d’améliorations intérieures sous la respon­s­abil­ité en Vir­ginie du Bureau of Pub­lic Works (BPW) fondé en 1819 : car­togra­phie, plan­i­fi­ca­tion, esti­ma­tions des coûts des pro­jets de canaux, ouver­ture de routes, début de réflex­ion sur les voies de chemin de fer, etc. Mais les travaux et recom­man­da­tions de Crozet ne sont pas tou­jours mis en œuvre, les entre­pris­es subis­sant l’effet de pres­sions poli­tiques divers­es. Par ailleurs, l’invention récente du chemin de fer exerce sur Crozet une attrac­tion cer­taine ; dubi­tatif au début, il plaide main­tenant pour ce nou­veau moyen de trans­port en le com­para­nt favor­able­ment aux canaux et aux voies car­ross­ables, mais les mem­bres du BPW sont plus réti­cents et trou­vent les propo­si­tions de Crozet très osées. On dis­cute forte­ment à cette époque de la liai­son Chesa­peake-Ohio Riv­er, les par­ti­sans d’un canal long de 300 km sont très influ­ents, alors qu’un autre groupe milite pour une voie fer­rée Rich­mond-Ohio Riv­er. C’est le groupe sou­tenant le canal qui l’emporte, inclu­ant la con­struc­tion d’une cinquan­taine d’écluses. Finale­ment la fonc­tion de Crozet subit une baisse de salaire, il quitte la Vir­ginie en 1831. Un con­tem­po­rain dit de lui : « Although his vision was prophet­ic, it was too great for the Vir­ginia of that day. »

Un aller-retour Louisiane-Virginie

Crozet quitte la Vir­ginie pour la Louisiane où il pos­tule le poste de state engi­neer que l’on vient de créer en 1832, mais il ne reste en fonc­tion que trois ans. Sub­mergé de petits pro­jets sans intérêt et sol­lic­ité par des politi­ciens ou hommes d’affaires locaux, sou­vent con­fron­té à la cor­rup­tion, il quitte cette fonc­tion et fait ensuite un bref man­dat comme prési­dent du Jef­fer­son Col­lege en Louisiane, où il est de nou­veau pro­fesseur de math­é­ma­tiques et admin­is­tra­teur, et il exerce briève­ment la fonc­tion de civ­il engi­neer à La Nou­velle-Orléans. Il revient en Vir­ginie en 1837 à la demande du gou­verneur, de nou­veau comme prin­ci­pal engi­neer de cet État, il y reste six ans jusqu’en 1843. Il retrou­ve de vieux dossiers et par­ticipe à l’élaboration de tout un réseau de voies car­ross­ables recou­vertes de macadam. Ces voies car­ross­ables jouent un rôle impor­tant pen­dant la guerre civile (1861–1865), on peut dire qu’elles sont le pre­mier volet du réseau d’autoroutes mod­ernes de cette région. Mais sa vision avant-gardiste avec le recours au chemin de fer n’a pas dis­paru et bous­cule autant les mem­bres du BPW que lors de son pre­mier man­dat. Finale­ment sa fonc­tion est abolie par une loi du Sénat de Vir­ginie. En 1848, Crozet pub­lie une carte mon­trant tous les travaux d’amélioration du Com­mon­wealth de Virginie.

Blue Ridge Tunnel
Blue Ridge Tunnel

Concepteur d’une ligne de chemin de fer avec ouvrages d’art

C’est en 1849 que Crozet est engagé dans son grand pro­jet, auquel il con­sacre sept années de sa vie. Il est man­daté par le Com­mon­wealth de Vir­ginie pour diriger la con­struc­tion de qua­tre tun­nels fer­rovi­aires pour la ligne de la Blue Ridge Rail­road Com­pa­ny, un pro­jet stratégique puisqu’il s’agit de reli­er les régions de la baie de Chesa­peake à la val­lée de la Shenan­doah et au-delà vers l’Ohio, ce qui revient à reli­er les voies mar­itimes de l’Atlantique à l’expansion améri­caine vers l’Ouest. Le plus impor­tant de ces qua­tre tun­nels est le Blue Ridge Tun­nel. Il a une longueur de 1,2 km et sa con­struc­tion dure six ans, jusqu’en décem­bre 1856 quand les perce­ments simul­tanés des deux demi-boy­aux se ren­con­trent. Le pre­mier train par­court ce tun­nel en avril 1858. Ce pro­jet con­stitue un exploit à l’époque en rai­son de sa longueur et du fait que le creuse­ment de la chaîne de mon­tagne est mené par les deux extrémités à la fois avec des moyens encore rudi­men­taires, au pic et à la poudre noire – on ne con­naît pas encore la dyna­mite. Une autre par­tic­u­lar­ité de ce tun­nel est que sa sec­tion trans­ver­sale est ellip­tique, Crozet cal­cule que sa résis­tance est ain­si deux fois supérieure à celle d’un tun­nel à sec­tion semi-cir­cu­laire. La ligne joue un rôle impor­tant pen­dant la guerre de Séces­sion mais subit des dégâts. Elle est réparée et pro­longée jusqu’à l’Ohio et la com­pag­nie devient en 1867 la Chesa­peake-Ohio Rail­road Com­pa­ny. Ce tun­nel est retiré du ser­vice au cours des années 1940, ne pou­vant accueil­lir un nou­veau type de wag­on per­me­t­tant de trans­porter davan­tage de pas­sagers. Un autre tun­nel par­al­lèle est alors creusé en 1944 pour la con­ti­nu­ité de la ligne. Depuis 2020, le vieux tun­nel de Claude Crozet fait main­tenant par­tie d’un réseau de pistes forestières amé­nagées pour des par­cours péde­stres et cyclables sous le nom de Crozet Tun­nel, géré par la Claudius Crozet Blue Ridge Tun­nel Foun­da­tion qui en assure l’entretien.

“Crozet est resté fidèle à la rigueur
et au mode de pensée de Polytechnique.”

Derniers projets et postérité

En 1858 Claude Crozet est man­daté par le War Depart­ment pour par­ticiper à deux pro­jets d’aqueduc, dont l’un est un aque­duc fran­chissant le Potomac de George­town à Alexan­dria avec la par­tic­u­lar­ité de per­me­t­tre à des barges à fond plat de pass­er en venant du George­town Canal. Ce pro­jet est nova­teur à l’époque car c’est un pont-canal, une nou­veauté aux États-Unis. Le nom de Claude (Claudius, il s’est améri­can­isé) Crozet avec ceux d’autres col­lab­o­ra­teurs est gravé dans la pierre sur un mon­u­ment com­mé­moratif à Great Falls. Claude Crozet ter­mine sa car­rière en 1859 comme prin­ci­pal de la Rich­mond Acad­e­my en Vir­ginie. Il pub­lie d’autres ouvrages, dont Arith­metic for Col­leges and Schools, et décède à Rich­mond en 1864. Pour com­mé­mor­er sa mémoire, une petite ville qui s’est dévelop­pée autour d’un arrêt de la ligne de la Blue Ridge Rail­road Com­pa­ny est bap­tisée de son nom au cours des années 1870, elle est située en 38° 4.173’ N, 78° 42.042’ W avec un mar­queur his­torique qui est placé dans cette ville à l’intersection de Crozet Avenue (Vir­ginia Route 240) et The Square (Local Route). Pour con­clure, le Dic­tio­nary of Amer­i­can Biog­ra­phy com­mente ain­si le pas­sage de Crozet en Vir­ginie : «… He had the vision and the tech­ni­cal abil­i­ty to plan a great devel­op­ment of inland com­mu­ni­ca­tions by road, canal and rail­road, which, though nev­er entire­ly car­ried out, gave Vir­ginia one of the best road sys­tems for a time. » Cela résume bien la per­son­nal­ité de Crozet et son esprit d’avant-garde face aux dif­fi­cultés inévita­bles qu’il ren­con­tra dans sa rela­tion avec des admin­is­tra­tions améri­caines qui ne dis­po­saient pas encore de longues tra­di­tions et subis­saient de plein fou­et la pres­sion des milieux d’affaires dans un pays en pleine expan­sion vers l’Ouest. Crozet est resté fidèle à la rigueur et au mode de pen­sée de Poly­tech­nique, davan­tage adap­tés au mod­èle hiérar­chique français qu’au libéral­isme poli­tique et d’affaires américain.

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