A propos de deux ouvrages récents de Maurice ALLAIS (31)

Dossier : ExpressionsMagazine N°587 Septembre 2003Par Gérard PILÉ (41)

Ces deux vol­umes titrés sur fond ciel (vif le pre­mier, clair le sec­ond) con­stituent un dip­tyque offrant deux éclairages com­plé­men­taires sur une œuvre orig­i­nale aux mul­ti­ples facettes et aux dimen­sions impres­sion­nantes, forte­ment mar­quée par la per­son­nal­ité hors série de leur auteur : “Esprit fougueux, intran­sigeant, sincère” (Jacques Rueff), “excep­tion­nelle­ment doué du point de vue de la rigueur intel­lectuelle” (Ray­mond Fis­chess­er, son cama­rade de pro­mo, un temps directeur de l’É­cole des mines). 

Ils vien­nent nous rap­pel­er qu’il sub­siste un sérieux déficit de con­nais­sance et de dif­fu­sion de ses con­tri­bu­tions majeures à la com­préhen­sion des mécan­ismes de l’é­conomie. Rap­pelons que même leur con­sécra­tion par un prix Nobel en 1988 a été anor­male­ment tar­dive, faisant surtout référence à ses œuvres les plus anci­ennes, vic­times en leur temps d’une dif­fu­sion indi­gente au plan inter­na­tion­al, faute notam­ment d’avoir été traduites en anglais. Si l’ac­cès à ses travaux demeure dans l’ensem­ble dif­fi­cile, cepen­dant, à l’o­rig­ine et de l’aveu même de l’au­teur, la prin­ci­pale cause de cette mécon­nais­sance dev­enue toute rel­a­tive est sa “pas­sion de la recherche”. 

Au terme d’une longue car­rière, je réalise aujour­d’hui plus que jamais la très grande dif­fi­culté qu’il y a d’as­sur­er une juste répar­ti­tion de son temps entre la Recherche, la pub­li­ca­tion des résul­tats obtenus et les rela­tions qu’il faut entretenir si l’on désire assur­er à sa pen­sée une dif­fu­sion suff­isante. Il me paraît hors de doute que je n’y suis jamais arrivé, la pas­sion de la Recherche l’ayant tou­jours emporté de très loin sur toute autre con­sid­éra­tion.”

Certes son enseigne­ment a d’emblée fait de lui un chef d’é­cole, sus­cité de nom­breuses voca­tions, mar­qué de son empreinte toute une généra­tion de bril­lants écon­o­mistes français : Mar­cel Boi­teux, Gérard Debreu (l’un et l’autre nor­maliens, le sec­ond devenu un célèbre pro­fesseur à Berke­ley, nat­u­ral­isé améri­cain, recevra le prix Nobel en 1983), Edmond Mal­in­vaud (43, pro­fesseur au Col­lège de France), Pierre Mail­let (43 B dis­paru récem­ment), Jacques Lesourne (48, pro­fesseur au CNAM), Philippe d’Irib­arne (55), Lionel Stoléru (56), Jean-Michel Grand­mont (60, ex-prési­dent du départe­ment de sci­ences économiques de l’É­cole poly­tech­nique), Thier­ry de Mont­br­i­al (63, l’actuel prési­dent de l’A­cadémie des Sci­ences morales et politiques)… 

Tous, dans le sil­lage de son enseigne­ment, se sont recon­nus ses “dis­ci­ples”, cepen­dant la pen­sée de M. Allais, qui n’a guère pris de rides, a‑t-elle pour autant pro­fondé­ment fait souche dans notre pays ? Il sub­siste à cet égard des incer­ti­tudes et du tra­vail à accom­plir. Qui est prêt aujour­d’hui à pour­suiv­re ses recherch­es, à s’en­gager au ser­vice d’une pas­sion aus­si dévo­rante avec l’in­vestisse­ment et les sac­ri­fices qu’elle implique ? Surtout, un vaste effort péd­a­gogique et de dif­fu­sion est encore néces­saire pour ren­dre aisé­ment acces­si­bles les mul­ti­ples acquis incon­testa­bles de ses travaux afin de les inté­gr­er à l’ar­ma­ture d’un enseigne­ment général de l’é­conomie, digne de ce nom. 

Com­prenons ici que l’ex-ingénieur des Mines (31), prospecteur infati­ga­ble, se préoc­cupe légitime­ment de la fécon­dité, de la péren­nité de son immense labeur, du sort fait aux rich­es gise­ments sous-exploités qui en sont le fruit. Est-il pour cela de meilleur moyen que de s’en remet­tre aux juge­ments portés de longue date sur son œuvre, par des témoins qual­i­fiés venus d’hori­zons divers nous livr­er, cha­cun avec sa pro­pre approche, une même con­clu­sion, celle d’un “savant méconnu” ? 

Tel est bien le mes­sage livré par ces deux ouvrages dont les titres rel­e­vant du para­doxe peu­vent être mal com­pris au pre­mier coup d’œil. 

Le premier ouvrage : Autoportraits

La Jaune et la Rouge n’a pas man­qué à divers­es repris­es (cf. références in fine) de se faire l’é­cho d’événe­ments majeurs de la vie de M. Allais (son prix Nobel) comme des textes sou­vent auto­bi­ographiques touchant son œuvre, ses domaines suc­ces­sifs de recherche, ses pro­pres con­cep­tions de la sci­ence économique et de la démarche sci­en­tifique. On trou­ve rassem­blés dans ce pre­mier volume : 

1) Dif­férents textes de ses con­férences à car­ac­tère “offi­ciel”,

  • con­férence Nobel du 10 octo­bre 1988 et allo­cu­tions divers­es con­séc­u­tives jusqu’à celle du 23 mars 1989 à la Sorbonne ; 
  • Allo­cu­tion du 19 octo­bre 1993, lors de la remise de son épée d’a­cadémi­cien, à la Sorbonne ; 
  • Exposé du 27 mai 1997, lors de la séance solen­nelle de l’A­cadémie des sci­ences morales et poli­tiques : “Une édu­ca­tion pour le XXIe siè­cle”, remar­quable syn­thèse de ce que sont véri­ta­ble­ment l’e­sprit sci­en­tifique et les principes fon­da­men­taux sur lesquels doit s’ap­puy­er sa for­ma­tion. Incidem­ment on y dénonce “la fal­lac­i­euse oppo­si­tion entre théorie et pra­tique… et ces deux per­ver­sions que sont l’abus des math­é­ma­tiques et la tyran­nie des vérités établies”.

 
2)
Des textes d’ar­ti­cles ou d’in­ter­views, autant d’oc­ca­sions pour l’au­teur d’ex­pos­er ses con­vic­tions, son éthique. Un exem­ple typ­ique à cet égard est le texte (rédigé avant son prix Nobel) “My life phi­los­o­phy”, arti­cle pub­lié en 1989 (simul­tané­ment dans The Amer­i­can Econ­o­mist et La Revue d’é­conomie poli­tique), repub­lié en 1992 sous le titre : “The pas­sion for Research” dans le vol­ume Emi­nent Econ­o­mists (Cam­bridge Uni­ver­si­ty Press). 

Faute de pou­voir nous y attarder n’en rap­por­tons ici qu’une phrase haute­ment révéla­trice : “Rien n’est com­pa­ra­ble à l’inex­tin­guible pas­sion de la recherche, à l’i­na­pais­able désir de savoir, de com­pren­dre, de clar­i­fi­er, d’ex­pli­quer, à la volon­té con­stante de s’acharn­er à sur­mon­ter toute dif­fi­culté… Rien en réal­ité ne peut égaler l’in­ef­fa­ble euphorie de la nova­tion et de la décou­verte…

3) Divers textes (plus de 110 pages !) con­sacrés au “vio­lon d’In­gres” de l’au­teur : la physique, sa voca­tion pre­mière (si les cir­con­stances de sa vie n’en avaient décidé autrement) à laque­lle il a voué une large part de son temps…, une pas­sion dont La Jaune et la Rouge s’est fait l’é­cho à maintes reprises. 

Il sem­ble en pre­mier lieu que M. Allais soit vis­cérale­ment physi­cien, par le soin, la pri­or­ité qu’il accorde à l’ob­ser­va­tion exigeante et rigoureuse des faits, en leur sub­or­don­nant sans com­pro­mis­sion l’outil math­é­ma­tique dont il sait par ailleurs tir­er un par­ti opti­mal aux divers niveaux. Le pre­mier n’est-il pas l’analyse atten­tive des séries de don­nées, notam­ment tem­porelles, où il n’hésite pas à ouvrir des voies orig­i­nales (par exem­ple sa général­i­sa­tion du test de Schus­ter au cas de cer­taines séries autocorrélées). 

Au niveau de la syn­thèse finale, son ambiva­lence écon­o­miste-physi­cien repose sur la con­vic­tion d’une pro­fonde analo­gie entre les sci­ences humaines et les sci­ences exactes ain­si que l’in­tu­ition de l’ex­is­tence non seule­ment de régu­lar­ités sous-jacentes mais aus­si d’in­vari­ants (comme en physique), qu’il réus­sit à met­tre en lumière là où les autres écon­o­mistes n’avaient vu que com­plex­ité décourageante. 

Sa théorie de la dynamique moné­taire est à cet égard un mod­èle du genre. Comme le fait observ­er Hen­ri Gui­t­ton dans le deux­ième vol­ume : “Toute son œuvre con­stitue un pont entre les dis­ci­plines pro­pres à ces deux branch­es de la con­nais­sance.

Or l’ex­er­ci­ce de son “vio­lon d’In­gres”, comme s’en explique l’au­teur, n’a pas été seule­ment pour lui source de sat­is­fac­tion et de diver­sion, mais en con­trepar­tie, d’amer­tume, de déboires, face à l’hos­til­ité man­i­festée, aux obsta­cles dressés au sein même d’in­sti­tu­tions sci­en­tifiques français­es (au demeu­rant respecta­bles) par ceux, nom­breux et influ­ents, qui, se voulant les gar­di­ens de l’ortho­dox­ie, acceptent mal la remise en ques­tion des “vérités établies”, qui pis est, par un “ama­teur” étranger à leur estab­lish­ment.

M. Allais leur impute l’ar­rêt en 1960 de ses expéri­ences, en dépit du très grand intérêt sus­cité par leurs résul­tats chez cer­tains savants français et surtout à l’é­tranger (en par­ti­c­uli­er von Braun et la Nasa). Notons que cette inter­rup­tion, ce “temps per­du” selon l’au­teur, ne l’a pas incidem­ment empêché de pour­suiv­re ses recherch­es par d’autres voies qui se sont révélées fécon­des (le réex­a­m­en des obser­va­tions de Day­ton Miller en 1925–1926). M. Allais y voit une illus­tra­tion de plus de la ten­dance si com­mune à de nom­breux experts (en bien des domaines) à récuser pure­ment et sim­ple­ment des phénomènes “dérangeants” au sim­ple motif qu’on ne peut en avancer une quel­conque expli­ca­tion “sci­en­tifique”.

L’his­toire des sci­ences ne nous révèle-t-elle pas à l’en­vi qu’une théorie, si séduisante soit-elle, n’est en défini­tive qu’un gîte d’é­tape sur la voie du pro­grès, jalon­née d’amé­nage­ments, de rec­ti­fi­ca­tions, exigeant sans cesse de nou­veaux efforts, des investisse­ments au dou­ble plan expéri­men­tal et recherche fon­da­men­tale selon un proces­sus incon­tourn­able : choisir des hypothès­es (intu­ition), en tir­er les con­séquences (déduc­tion), les con­fron­ter à la réal­ité (soumis­sion aux faits). 

Deuxième ouvrage : Portraits

Indis­so­cia­ble du précé­dent, il rassem­ble, dans un ordre stricte­ment chronologique et après sélec­tion, des témoignages de trente et une per­son­nal­ités français­es et étrangères, com­men­ta­teurs qual­i­fiés à divers titres (uni­ver­si­taires, ingénieurs, etc.) de l’œu­vre de M. Allais. Ces textes très var­iés (arti­cles, con­férences, hom­mages offi­ciels, let­tres…) sont le plus sou­vent con­tem­po­rains des moments les plus mémorables et tardifs de sa car­rière d’é­con­o­miste : Médaille d’or du CNRS en 1978, prix Nobel en 1988 (près de la moitié de l’ou­vrage), remise de l’épée d’a­cadémi­cien des Sci­ences morales et poli­tiques en 1993. 

Une analyse méthodique de ces con­tri­bu­tions risquant d’être fas­ti­dieuse, atta­chons-nous plutôt aux con­clu­sions com­munes qui s’en déga­gent et jus­ti­fient le titre du recueil. Ce dernier résulte d’un emprunt à un arti­cle pub­lié en 1986, soit deux ans avant la con­sécra­tion par le jury Nobel, “Mau­rice Allais, savant mécon­nu”, écrit par Thier­ry de Mont­br­i­al, dans le cadre d’un hom­mage col­lec­tif (Boi­teux-Mont­br­i­al-Munier) ren­du à leur ancien pro­fesseur. Usant d’ar­gu­ments incon­testa­bles, l’au­teur pou­vait affirmer : “Bien que couron­nés par la Médaille d’or du CNRS, ses travaux n’ont pas reçu toute la con­sécra­tion inter­na­tionale qu’ils méri­tent”, juge­ment déjà partagé par le célèbre écon­o­miste améri­cain Paul Samuel­son (Nobel 1970) écrivant en 1983 : “… M. Allais is a foun­tain of orig­i­nal and inde­pen­dant dis­cov­er­ies… Had Allais ear­li­est writ­ings been in Eng­lish, a gen­er­a­tion of eco­nom­ic the­o­ry would have tak­en a dif­fer­ent course.”

Com­ment ne pas faire ici un retour en arrière, revenir à nou­veau dans les colonnes de cette revue (cf. références de 1988, 1989, 1990) sur les écrits de jeunesse décisifs d’un auteur, s’ini­tiant seul à l’é­tude de l’é­conomie à tra­vers la lec­ture-médi­ta­tion d’un petit nom­bre de “clas­siques” (Wal­ras, Pare­to, Irv­ing Fish­er), vite tran­scendés par notre “auto­di­dacte”, “fort de sa rad­i­cale autonomie d’ori­en­ta­tion et de réflex­ion” (Ray­mond Polin). 

Comme l’écrit en 1993 Jacques Lesourne, évo­quant l’ap­pren­tis­sage de son maître : sa con­stance dans l’in­ter­ro­ga­tion, sa capac­ité d’analyse, son apti­tude à la syn­thèse, son indépen­dance d’e­sprit sont telles “qu’il peut se nour­rir de la pen­sée de ses devanciers sans jamais en être pris­on­nier et faire œuvre de créa­tion orig­i­nale sans jamais céder aux modes et aux vents dom­i­nants de l’air de son temps”.

1) À la recherche d’une discipline économique

Fiévreuse­ment conçu en trente mois sous l’oc­cu­pa­tion alle­mande à Nantes où l’au­teur dirige le ser­vice des Mines, ce pre­mier traité appro­fon­di de la théorie de l’équili­bre économique général et de l’op­ti­mum, mon­u­ment de 900 pages pub­lié avec des moyens de for­tune en 1943, va bien au-delà de ses devanciers tout en précé­dant sur le même sujet l’ou­vrage fon­da­men­tal de Samuel­son de 1947 : The foun­da­tions of eco­nom­ic analy­sis. On y trou­ve la pre­mière démon­stra­tion rigoureuse, sous des con­di­tions suff­isam­ment générales, des deux théorèmes (direct et réciproque) d’équiv­a­lence des sit­u­a­tions d’équili­bre et “d’ef­fi­cience sociale max­i­male”, à la base de la “Mod­ern wel­fare the­o­ry “.

Une con­clu­sion transparais­sait (que les doc­tri­naires d’une plan­i­fi­ca­tion économique plus ou moins for­cée ne seront pas prêts à admet­tre de sitôt) : il existe des lois incon­tourn­ables aux­quelles obéis­sent les phénomènes économiques sous les régimes les plus var­iés (économies de marché ou de con­cur­rence impar­faite, monop­o­lis­tique, de con­trainte, col­lec­tiviste, etc.), et l’on ne saurait les trans­gress­er sans dommage. 

2) Économie et Intérêt

Après la pub­li­ca­tion en 1945 d’Économie pure et Ren­de­ment social pro­longeant ce pre­mier tra­vail sur­git, en 1947, un deux­ième mon­u­ment, Économie et Intérêt, qui élar­git le champ des recherch­es autour de la théorie du cap­i­tal, en se pro­posant de mieux cern­er les inter­dépen­dances entre la crois­sance des économies de marché et l’évo­lu­tion con­jointe des prix et des taux d’in­térêt, fac­teurs déter­mi­nants de l’avenir des niveaux de vie, comme de la dis­tri­b­u­tion des richess­es et des revenus. 

Comme l’ex­plique briève­ment Edmond Mal­in­vaud, il priv­ilégie la dimen­sion intertem­porelle des déci­sions présentes engageant l’avenir, au dou­ble plan de la pro­duc­tion et de la con­som­ma­tion. Dans le pre­mier, c’est la longueur vari­able, de bout en bout du proces­sus pro­duc­tif, qui est prise en con­sid­éra­tion, dans le sec­ond, c’est l’hétérogénéité des com­porte­ments des con­som­ma­teurs à des stades dif­férents de leur cycle de vie. (“Les jeunes font les choix qui enga­gent leur avenir, les vieux tirent les con­séquences de leur passé.”)

Il ne suf­fit donc pas d’in­ve­stir mais d’in­ve­stir bien, de pren­dre en compte la cap­i­tal­i­sa­tion des dépens­es passées et l’ac­tu­al­i­sa­tion des revenus futurs. 

Un mod­èle nova­teur dit “à généra­tions imbriquées” se trou­ve claire­ment explic­ité et étudié. “Onze ans avant d’être de nou­veau intro­duit par Paul Samuel­son, trente ans avant qu’il devi­enne un cadre fam­i­li­er pour les recherch­es d’é­conomie math­é­ma­tique” remar­que incidem­ment Edmond Malinvaud. 

À la recherche d’une dis­ci­pline économique, rééditée en 1952, cette fois par l’Im­primerie nationale, s’est méta­mor­phosée en Traité d’é­conomie pure, titre plus dis­cret vis-à-vis des doc­trines économiques en vogue, hos­tiles à la libéra­tion des forces du marché, pour­tant à la base d’une véri­ta­ble démoc­ra­tie économique. Qui ne se sou­vient, dans ma généra­tion, de l’e­sprit rég­nant dans notre pays au cours des années 1950 : face à la force d’at­trac­tion exer­cée par le cre­do marx­iste, on accepte volon­tiers dans l’opin­ion la voie médi­ane d’un dirigisme d’É­tat “pro­gres­siste” avec ses nom­breux monopoles, sa stratégie indus­trielle, etc. 

Tel est le cli­mat poli­tique ambiant à l’heure où le ray­on­nement des travaux de M. Allais, ren­for­cé par le suc­cès gran­dis­sant de ses cours et sémi­naires à la chaire d’é­conomie générale de l’É­cole des mines de Paris (comme à celle d’é­conomie théorique de l’In­sti­tut des sta­tis­tiques de l’u­ni­ver­sité de Paris) font d’ores et déjà du jeune directeur de recherch­es au CNRS, non seule­ment la fig­ure de proue de la théorie économique, mais aus­si, ce qui est plus dérangeant pour lui, le chef de file en France de la thèse libérale cen­sée être “con­traire au sens de l’his­toire”, ce que réfu­tent M. Allais et quelques autres (comme Ray­mond Aron par­mi les philosophes et his­to­riens) con­va­in­cus que seules les procé­dures libérales peu­vent réalis­er les fins généreuses. 

Ne nous éton­nons donc pas si, de bonne heure, se pro­file à l’hori­zon un “prob­lème Allais”, fait à la fois d’une cer­taine dis­tance offi­cielle à son égard (n’est-il pas un réfor­ma­teur exigeant et… dérangeant ?) mais surtout d’ig­no­rance et de mau­vaise foi chez ses détracteurs acharnés à le dén­i­gr­er. On déna­ture son “planisme con­cur­ren­tiel”, en l’as­sim­i­lant à la vieille théorie du “laiss­er faire, laiss­er pass­er” pour­tant dénon­cée sans ambiguïté par M. Allais à maintes reprises : 

Il peut se com­par­er à un traf­ic routi­er qui lais­serait les autos cir­culer à leur guise sans code de la route, le choix n’est pas entre plan et absence de plan mais entre dif­férents types de plans.

Comme le fait observ­er l’un des inter­venants (Louis Rougi­er alors pro­fesseur agrégé à l’u­ni­ver­sité de Caen) : “En inti­t­u­lant une longue étude : ‘Au-delà du libéral­isme et du social­isme’, en sus­ci­tant un ‘Man­i­feste pour une société libre’ (objet d’un col­loque tenu à Paris en févri­er 1959), M. Allais mon­trait en réal­ité qu’il n’é­tait l’homme d’au­cun sys­tème.” Ne faisant pas de con­ces­sion à l’e­sprit du temps, il n’aime pas les faux-sem­blants, ne ménage pas ses adver­saires : “Les véri­ta­bles libéraux, les véri­ta­bles social­istes sont l’ex­cep­tion, les libéraux ali­men­taires, les social­istes nan­tis pro­lifèrent.

Quels objec­tifs, quelles lim­ites assigne-t-il à son “planisme” ?

Loin d’être sourd aux attentes des con­som­ma­teurs, il entend les sous­traire aux déci­sions plus ou moins arbi­traires d’or­gan­i­sa­tions bureau­cra­tiques : la liber­té des échanges doit s’ex­ercer dans un cadre insti­tu­tion­nel vig­i­lant, faisant la chas­se aux rentes de sit­u­a­tion comme aux priv­ilèges d’or­dre cor­po­ratif qui ne sont pas jus­ti­fiés. Pour l’essen­tiel, sa plan­i­fi­ca­tion est d’or­dre struc­turel, visant à faire obsta­cle aux puis­santes organ­i­sa­tions qui ten­dent à fauss­er le jeu du marché, à éviter l’a­juste­ment par les prix. 

Cette même année 1959 se pro­duit un inci­dent assez révéla­teur des idées rég­nantes et de l’in­flu­ence de leurs vig­iles dans les con­seils. Ayant à pour­voir la chaire d’é­conomie, dev­enue vacante, le Con­seil de per­fec­tion­nement de l’X, cir­con­venu, écarte, con­tre toute attente, la can­di­da­ture de M. Allais pour reporter son choix sur un de nos estimables cama­rades, inspecteur des Finances, mem­bre du Con­seil économique et social, mais aus­si dis­cret par ses travaux que dépourvu d’ex­péri­ence d’enseignant. 

De telles carences, ordi­naire­ment dis­qual­i­fi­antes, sont éclip­sées par la crainte que les pris­es de posi­tion notoire­ment libérales de M. Allais n’en­ga­gent la répu­ta­tion de l’É­cole, ne nuisent à son crédit (con­tribuant à lui don­ner une image rétro­grade et réac­tion­naire ?). Com­ment échap­per à une telle han­tise, sinon en se tour­nant vers un can­di­dat, à cet égard “de tout repos” selon les pro­pres ter­mes de Louis Rougi­er, rela­tant, en 1959, ces faits avec indig­na­tion dans un arti­cle inti­t­ulé “Scan­dale à Polytechnique”. 

L’au­teur, qui ignore la langue de bois, y va de ses com­men­taires : “M. Allais a beau­coup pub­lié… Bien naïf qui pour­rait croire en France s’im­pos­er par l’im­por­tance de ses travaux, ceux-ci sont ressen­tis comme une offense par les médiocres.

… Autre grief, être con­sacré par l’é­tranger. Invo­quer le témoignage de l’é­tranger, n’est-ce pas met­tre en sus­pi­cion le juge­ment de ses pro­pres compatriotes ?…

… Une dernière faute et celle-là à met­tre réelle­ment au compte de M. Allais. Con­va­in­cu de son bon droit, il manque de diplo­matie. La vie ne lui a pas encore enseigné qu’i­ci-bas toute supéri­or­ité véri­ta­ble est blessante et doit se faire excuser par beau­coup de mod­estie appar­ente. Une vis­ite de can­di­da­ture…

Ne nous attar­dons pas davan­tage sur ces offens­es à la vérité, ces lâchetés face au mérite, peu glo­rieuses certes mais assez récur­rentes. Depuis lors, fort heureuse­ment le temps a fait son œuvre répara­trice. C’est ain­si que, rece­vant en 1993 M. Allais à l’A­cadémie des sci­ences morales et poli­tiques, son prési­dent Ray­mond Polin n’a pas man­qué de dis­siper tout malen­ten­du à cet égard : “Votre libéral­isme est mesuré, mod­éré, con­trôlé : il tient pour insé­para­bles, sous peine d’ab­sur­dité et de désor­dre, libéral­isme poli­tique et libéral­isme économique. Vous faites à l’É­tat sa juste place qui est de dire et de con­trôler les règles du jeu économique et social, de garan­tir le respect des lib­ertés fon­da­men­tales, l’hon­nêteté, la jus­tice.”

En réal­ité, loin d’être antié­ta­tique, se démar­quant en cela d’il­lus­tres con­frères (tels Mil­ton Fried­man ou Hayek) M. Allais s’in­scrit dans la tra­di­tion française la plus authen­tique, celle de Mon­tesquieu et de Tocqueville. 

Théorie des surplus

Comme le dit Jacques Lesourne : ” La mar­que d’une pen­sée créa­trice est d’être tou­jours en mou­ve­ment… Avec le temps, les hypothès­es des mod­èles dévelop­pés par M. Allais dans les années quar­ante et les Anglo-Sax­ons dans les années cinquante lui sont apparues de moins en moins sat­is­faisantes… Aus­si sa pen­sée a‑t-elle con­nu, au cours des années soix­ante, une sorte de révo­lu­tion… don­nant nais­sance à une nou­velle con­cep­tion de l’évo­lu­tion économique en ter­mes réels, fondée sur la Recherche, la réal­i­sa­tion et la répar­ti­tion des sur­plus.

Un bref retour en arrière per­me­t­tra de mieux saisir la sig­ni­fi­ca­tion et la portée de ce nou­veau concept. 

Jeune ingénieur des Mines, envoyé “au char­bon”, M. Allais s’é­tait ini­tié de bonne heure aux arcanes du marché char­bon­nier, en se con­sacrant à l’élab­o­ra­tion d’un rap­port demandé en 1938 par Paul Ramadier, alors min­istre des Travaux publics. Il en ressor­tait que le principe de l’u­nic­ité du prix pour une même caté­gorie de con­som­ma­teurs, de ce pro­duit de base, alors vital dans l’in­dus­trie, les trans­ports et l’habi­tat, était une aber­ra­tion économique, créant entre les prix car­reau-mine et util­isa­teurs des rentes de sit­u­a­tion ou des pertes sans jus­ti­fi­ca­tions économiques. 

Une con­clu­sion s’im­po­sait : non au marché unique, mais des marchés en inter­ac­tion avec leurs straté­gies pro­pres d’ap­pro­vi­sion­nement, de trans­port, de stockage. 

Cette expéri­ence d’un grand marché avait mis en garde le futur écon­o­miste con­tre les hypothès­es trop sim­pli­fi­ca­tri­ces et irréal­istes retenues par ses devanciers, pour décrire et mod­élis­er les mécan­ismes de l’é­conomie (comme l’hy­pothèse “wal­rassi­enne” d’un prix unique pour les opéra­teurs). Pour s’en affranchir et se libér­er d’hy­pothès­es math­é­ma­tiques trop restric­tives (con­ti­nu­ité, etc.), il forge les nou­veaux con­cepts de “sur­plus dis­tribuables” et de “pertes” plus aptes à ren­dre compte des flux engen­drés par les change­ments apportés dans le champ des pos­si­bles à par­tir d’une sit­u­a­tion don­née, pour ten­dre vers une sit­u­a­tion d’ef­fi­cac­ité max­i­male. On touche ici aux élé­ments réelle­ment moteurs de l’ac­tiv­ité économique fondée sur le principe d’au­to-organ­i­sa­tion, fort éloigné de celui de la “main invis­i­ble” cher aux phys­iocrates et man­ches­tériens avec tous les risques de dérive qui s’y attachent. 

Esquis­sée en 1966–1977, La théorie générale des sur­plus paraît en 1981, pub­liée dans la revue Économie et Société.

Théorie des choix aléatoires ou théorie de l’incertain

La théorie de la déci­sion en avenir incer­tain a déjà une longue his­toire depuis l’énon­cé par Pas­cal et Fer­mat de la règle du gain moné­taire, trans­for­mée au siè­cle suiv­ant par Bernouil­li (rel­e­vant le défi du “para­doxe de Saint-Péters­bourg”) en une for­mule log-linéaire traduisant le fait que chaque décideur éval­ue son espérance de gain à la mesure de ses moyens. 

C’est dans cette ligne (“néobernouil­li­enne”) que von Neu­mann et Mor­gen­stern éla­borent en 1944 leur célèbre “The­o­ry of games and eco­nom­ic behav­iour” dev­enue la référence phare des théoriciens du risque, qui appré­cient sa simplicité. 

Au cours d’un col­loque organ­isé en 1952 avec le con­cours du pro­fesseur Dar­mois, M. Allais met en ques­tion cette séduisante con­struc­tion en mon­trant que les com­porte­ments pos­tulés par cette école sont sys­té­ma­tique­ment vio­lés par des tests expéri­men­taux : on con­state que, au voisi­nage de la cer­ti­tude, la préférence pour la sécu­rité est bien plus puis­sante qu’au-delà, surtout lorsque les mon­tants en jeu, rel­a­tive­ment au pat­ri­moine, sont élevés. Il s’en­suit qu’il y a lieu de sub­stituer à l’u­til­ité espérée “neu­man­ni­enne”, bien trop réduc­tion­niste, une fonc­tion­nelle de la dis­tri­b­u­tion de prob­a­bil­ité. Ain­si deux siè­cles et demi après le précé­dent, le “Para­doxe d’Al­lais” rou­vre la voie à une com­préhen­sion plus fine et réal­iste de la psy­cholo­gie du risque dans ses domaines les plus divers : arbi­trages sécu­rité-coût, assur­ances, sélec­tion de porte­feuilles, marchés financiers, etc. Débattue, dévelop­pée en plusieurs occa­sions (notam­ment au col­loque de Venise en 1984), cette approche nova­trice n’a pas encore reçu toute l’at­ten­tion qu’elle mérite. 

On ne saurait incidem­ment ici pass­er sous silence les apports orig­in­aux con­sid­érables, mais encore large­ment mécon­nus de M. Allais, à l’analyse des séries tem­porelles, occa­sion pour lui de revis­iter en pro­fondeur (ren­dre à la nature a‑t-on envie de dire) les con­cepts de coef­fi­cients de vraisem­blance chez les pré­dicteurs, de prob­a­bil­ité, hasard, fréquence…, sources de tant de con­fu­sions dans les esprits, ce qui exige au départ de les extraire de la gangue axioma­tique où les math­é­mati­ciens les con­finent d’ordinaire. 

M. Allais n’hésite pas à refonder com­plète­ment ces notions sur des bases non équiv­o­ques et intu­itives, accept­a­bles à la fois dans les sci­ences physiques et humaines. La nature, nous dit-il, ignore les prob­a­bil­ités et ne con­naît que les fréquences, la prob­a­bil­ité qui con­cerne essen­tielle­ment un avenir incer­tain est une “grandeur men­tale” fondée sur la con­di­tion empirique de symétrie, laque­lle appa­raît dans les axiomes d’é­gale pos­si­bil­ité : “en moyenne”, et “a pri­ori” dans le pos­tu­lat d’in­vari­ance des lois de la nature. 

L’idée “allaisi­enne” selon laque­lle la struc­ture déter­min­iste vibra­toire de l’u­nivers peut engen­dr­er des effets d’ap­parence aléa­toire rejoint celle, mod­erne, du chaos dans la théorie du chaos… comme celle du vide quan­tique dans la théorie quantique… 

Il est en tout cas impens­able, nous dit M. Allais, que les vibra­tions de toutes sortes qui sil­lon­nent l’e­space n’aient aucune influ­ence sur notre com­porte­ment physique et psy­chique.”

À ses yeux, les fluc­tu­a­tions des séries tem­porelles observées découlent pour une large part d’ef­fets de réso­nance de ces vibra­tions (“tach­es solaires” par exem­ple). Cette influ­ence, M. Allais l’ap­pelle le “fac­teur X” inclus dans les résidus entre résul­tats observés et cal­culés. Qu’un émi­nent pro­fesseur de philoso­phie à l’u­ni­ver­sité de Vienne, Wern­er Lein­fell­ner, ait jugé oppor­tun d’at­tir­er l’at­ten­tion sur l’in­térêt excep­tion­nel des con­tri­bu­tions de M. Allais, met­tant un terme à une “con­fu­sion baby­loni­enne” sur ces con­cepts de fréquence, prob­a­bil­ité, hasard, etc., révèle leur portée et le large écho qu’elles ont pu susciter. 

Dynamique monétaire

M. Allais a tou­jours dit que sa voca­tion d’é­con­o­miste s’é­tait éveil­lée au spec­ta­cle, dont il fut témoin en 1933, de la mis­ère sociale engen­drée aux USA par la grande dépres­sion 1929–1934. Le con­stat de crises qua­si cycliques, toutes réductibles à des désor­dres moné­taires, avait de bonne heure sus­cité ses réflex­ions à telle enseigne que, dans la ligne de son tra­vail fon­da­teur de 1947, il avait fait le des­sein d’u­ni­fi­er dans une même syn­thèse dynamique les réal­ités économiques et leurs man­i­fes­ta­tions moné­taires par­al­lèles et omniprésentes. 

Guidé par l’idée d’une régu­la­tion retardée des mécan­ismes économiques (ana­logue à celle des phénomènes de relax­ation en physique) et réamé­nageant les con­cepts de la théorie quan­ti­ta­tive clas­sique, il en vient pro­gres­sive­ment à définir “l’en­caisse désirée rel­a­tive”, c’est-à-dire le rap­port de la demande de mon­naie à la dépense glob­ale par unité de temps, comme une fonc­tion­nelle bien déter­minée des valeurs passées de la demande globale. 

Il aboutit de la sorte en deux étapes (1965 et 1980) à une mod­éli­sa­tion non linéaire de la phénoménolo­gie moné­taire qu’il définit par le sigle, a pri­ori sibyllin, HRL (lire : Hérédi­taire, Rel­a­tiviste, Logis­tique), méri­tant, pour être com­prise dans son esprit, un min­i­mum d’ex­pli­ca­tions, car cet exem­ple, mieux que tout autre, illus­tre son audace con­ceptuelle, sa con­vic­tion de l’ex­is­tence sous-jacente dans les phénomènes socioé­conomiques de régu­lar­ités struc­turelles, de lois “intertem­porelles”. À ses yeux, tout se passe comme si les sys­tèmes économiques étaient doués de mémoire, engrangeaient des antécé­dents, sources d’ex­péri­ence pour les opéra­teurs, con­di­tion­nant leur com­porte­ment dans la mesure où le fac­teur “oubli” n’en dilue pas l’effet. 

Cet “oubli” est, à tout pren­dre, psy­chologique­ment équiv­a­lent à un taux d’in­térêt, cet arti­fice si com­mode pour actu­alis­er l’avenir ou le passé. Pourquoi dès lors ne pas con­sid­ér­er un temps “Ψ” dis­tinct du temps physique, reflé­tant le com­porte­ment “hérédi­taire” des hommes par les événe­ments passés. Ain­si la demande de mon­naie, son offre, le “taux d’in­térêt psy­chologique” sont spé­ci­fiés par des fonc­tion­nelles du passé, “rel­a­tivistes” en ce sens qu’elles doivent rester invari­antes par sub­sti­tu­tion du temps Ψ au temps réel, tan­dis que s’im­pose l’emploi d’une fonc­tion “logis­tique” (solu­tion de l’équa­tion dif­féren­tielle générale à laque­lle obéis­sent ces paramètres, tous défi­nis en valeur relative). 

Si le mode de con­struc­tion de la théorie HRL est favor­able à un ajuste­ment de qual­ité (d’où le reproche de “cir­cu­lar­ité” qui a pu lui être fait), sa valid­ité n’en repose pas moins sur une excep­tion­nelle série de tests. 

Dans tous les cas où l’on dis­pose de chaînes de don­nées cou­plées économie-mon­naie, cou­vrant indif­férem­ment des péri­odes longues ou cour­tes d’hy­per­in­fla­tion, que ce soit en économie cap­i­tal­is­tique ou col­lec­tiviste, les véri­fi­ca­tions atteignent un degré iné­galé de con­for­mité aux faits, résul­tat d’au­tant plus remar­quable que l’on dis­pose selon les cas de un ou deux paramètres pour réalis­er les ajustements. 

Cette nou­velle théorie a donc pleine­ment atteint son objec­tif : réus­sir à agréger l’essen­tiel des mécan­ismes moné­taires, à l’œu­vre tout au moins dans le sys­tème mon­di­al, tel qu’il a fonc­tion­né jusqu’aux années 1970. 

Son “actu­al­i­sa­tion” con­stituerait un champ de recherch­es par­ti­c­ulière­ment intéressant. 

Est-il besoin ici de faire observ­er que l’œu­vre de M. Allais “moné­tariste” débor­de large­ment le cadre d’une syn­thèse dynamique ? Ses écrits, pris­es de posi­tions sur les prob­lèmes moné­taires ont été inin­ter­rom­pus depuis 1947 (plus de 40 références). Rap­pelons qu’il a fait de la créa­tion moné­taire ex nihi­lo le thème cen­tral de ses thès­es sur l’in­fla­tion, les faux droits, les “faux-mon­nayeurs”, dénonçant avec véhé­mence le “prélève­ment” exé­cuté par le “pre­mier emprun­teur du signe neuf”.

Retour sur la physique

Ce deux­ième vol­ume revient in fine sur les travaux de physique de M. Allais, en appor­tant divers témoignages sur l’in­térêt qu’ils ont sus­cité, plus spé­ciale­ment aux USA. À la Nasa d’abord dès 1959 (let­tre d’Her­bert von Braun) et surtout très récem­ment dans des cir­con­stances relatées par Hen­ry Aujard. Préoc­cupée par la perte inex­pliquée de trois son­des n’ayant pas suivi les tra­jec­toires et vitesses prévues par les lois clas­siques de la grav­i­ta­tion, et soucieuse d’en éclair­cir les caus­es, la Nasa a lancé des recherch­es à ce sujet. 

Le doc­teur Noev­er s’est alors demandé en 1999 si l’Allais Effect n’avait pas quelque part de respon­s­abil­ité, encore fal­lait-il au préal­able en véri­fi­er l’ex­is­tence et les effets pour désarmer les scep­tiques à son égard. Il réus­sit à con­va­in­cre plusieurs dizaines de lab­o­ra­toires spé­cial­isés et obser­va­toires dis­séminés dans le monde de procéder à des expéri­ences appro­priées. Mal­heureuse­ment, comme cela arrive si sou­vent dans des mon­tages col­lec­tifs impro­visés, divers avatars (annu­la­tions ou reports de crédits, change­ment d’af­fec­ta­tion du doc­teur Noev­er…) n’ont pas per­mis de men­er à bien le pro­gramme prévu, en sorte que l’on ignore le sort fait aux résul­tats par­tiels collectés. 

En revanche, une chose est sûre : “l’ef­fet d’é­clipse” a été dûment con­staté lors d’é­clipses de Soleil totales à Bucarest en 1999 et en Chine en 2000. Hen­ry Aujard en con­clut que “l’ef­fet Allais” révéla­teur de l’anisotropie de l’e­space est bien une réalité. 

Par­mi les astronomes, géo­physi­ciens, théoriciens en quête du champ unifié, il en est peu à l’heure actuelle qui ignorent son exis­tence et les inter­ro­ga­tions qu’il soulève. Il appa­raît que l’on ne saurait tranch­er et avancer sans le lance­ment (métic­uleuse­ment pré­paré et con­certé) de nom­breuses expéri­ences com­plé­men­taires per­me­t­tant de dégager des lois plus pré­cis­es des phénomènes observés. 

Gageons que led­it “effet” n’a pas fini de faire par­ler de lui, qu’il sera un jour ou l’autre éclair­ci, con­tribuant, espérons-le, à affin­er les théories physiques en leur état actuel au risque d’avoir à ” révis­er ” cer­tains dogmes (l’anisotropie de l’e­space à l’échelle cos­mique précisément). 

Conclusion

Ces deux ouvrages, comme cela est naturel, polarisent surtout l’at­ten­tion sur les aspects nova­teurs des travaux de M. Allais en sci­ence économique. 

Hormis ses incur­sions en physique, objet de con­tro­ver­s­es, ils lais­sent plus ou moins dans l’om­bre des pans entiers de son œuvre débor­dant sin­gulière­ment le champ de l’é­conomie au sens restreint où on l’en­tend ordinairement. 

Dans son allo­cu­tion de 1993 (déjà citée), le philosophe Ray­mond Polin, assuré­ment le mieux placé et qual­i­fié pour en juger, s’est plu à soulign­er les dimen­sions human­iste et philosophique de son œuvre : 

“Votre œuvre est une œuvre toute pénétrée de philoso­phie parce que vous êtes un philosophe, au sens le plus authen­tique du terme…
L’ob­jet prin­ci­pal de votre curiosité, ce sont les affaires humaines dans leur ensem­ble, à par­tir et sous l’an­gle de l’économie.

En bon philosophe, vous ne pou­vez saisir l’é­conomie que par rap­port à l’ensem­ble des affaires sociales et dans la durée de leur his­toire (le deux­ième ‘vio­lon d’In­gres’ de l’au­teur) et vous voici his­to­rien, médi­tant sou­vent à con­tre-courant, sur les caus­es des deux guer­res mon­di­ales, sur la guerre d’Al­gérie et sur ses con­séquences. Votre recherche d’his­to­rien fait d’ailleurs par­fois de vous un prophète. Et vous voici soci­o­logue, philosophe des rela­tions humaines, médi­tant sur la démoc­ra­tie, le total­i­tarisme, l’ex­er­ci­ce du pou­voir, les minorités, les iné­gal­ités, la for­ma­tion des élites et leur rôle. Votre cam­pagne pour une Europe unie est exemplaire…”

Con­seil­lons à ce sujet au lecteur de ne pas man­quer d’ar­pen­ter les rich­es bib­li­ogra­phies de son œuvre qui sont annexées, selon divers critères de classement. 

Leur con­sol­i­da­tion ne pro­pose pas moins de 300 références (livres, arti­cles, con­férences, etc.) sans compter, bien enten­du, les effets de dupli­ca­tion de tra­duc­tion en dif­férentes langues. 

Don­nons de cette diver­sité et de cette fécon­dité un exem­ple : M. Allais n’a cessé depuis la fin des années quar­ante d’écrire sur l’Eu­rope et les défis aux­quels elle est con­fron­tée. Son ouvrage remar­qué L’Eu­rope unie, route de la prospérité lui vaut en 1960 le “Grand prix de la Com­mu­nauté atlantique”. 

Or ce mil­i­tan­tisme ne s’est pas relâché comme en témoignent des titres récents : 

  • L’Eu­rope face à son avenir, que faire ? (1991)
  • Com­bats pour l’Eu­rope (1992–1994)
  • Erreurs et impass­es de la con­struc­tion européenne (1992)
  • La crise mon­di­ale d’au­jour­d’hui (1999)
  • La mon­di­al­i­sa­tion, la destruc­tion des emplois et de la crois­sance (1999)
  • Nou­veaux com­bats pour l’Eu­rope (1999–2001)…


Revenons pour con­clure au mes­sage prin­ci­pal adressé par ces deux ouvrages. Il réitère à sa manière et avec insis­tance celui déjà for­mulé par Thier­ry de Mont­br­i­al com­men­tant en ces ter­mes l’at­tri­bu­tion du prix Nobel à son ancien pro­fesseur et ami : 

“Cette recon­nais­sance, bien que tar­dive, il y est évidem­ment sen­si­ble, mais je sais que ce qui lui importe réelle­ment, c’est que le gigan­tesque effort intel­lectuel qu’il a accom­pli tout au long de sa vie pour com­pren­dre les phénomènes économiques ne soit pas per­du. Ce qui importe en effet c’est que, grâce à ce prix Nobel, de nom­breux chercheurs aujour­d’hui et plus tard se trou­veront incités à se plonger dans son œuvre pour y décou­vrir les tré­sors qui s’y trou­vent encore enfouis.

Voilà ce qu’il faut dire et ce qu’il faut souhaiter.”

Rap­pel de références sur Mau­rice Allais dans La Jaune et la Rouge

  • Octo­bre 1969 : “La société libérale en péril” par Mau­rice Allais. 
  • Sep­tem­bre 1978 : “Jacques Rueff (1896–1978). La pen­sée et l’ac­tion” par Mau­rice Allais. 
  • Décem­bre 1988 : “Mau­rice Allais, prix Nobel d’é­conomie” par Thier­ry de Montbrial. 
  • Févri­er 1989 : “Mau­rice Allais, pro­mo­tion 1931” par Ray­mond Fischesser. 
  • Octo­bre 1990 : Auto­por­traits : une vie, une œuvre. Analyse et réflex­ions par Gérard Pilé, p. 20–26.
  • Août-sep­tem­bre 1996 : “Les expéri­ences de Day­ton C. Miller, 1925–1926, et la théorie de la rel­a­tiv­ité” par Mau­rice Allais. 
  • Juin-juil­let 1997 : dis­cus­sion, cour­ri­er des lecteurs, p. 43–50.
  • Août-sep­tem­bre 1997 : cour­ri­er des lecteurs, suite, p. 69–77.
  • Octo­bre 1997 : analyse de l’ou­vrage L’anisotropie de l’e­space par Chris­t­ian Marchal. 
  • Août-sep­tem­bre 1998 : “Essai d’analyse des expéri­ences de Mau­rice Allais sur le pen­d­ule para­conique” par Chris­t­ian Marchal. 
  • Jan­vi­er 1999 : obser­va­tions com­plé­men­taires sur cet arti­cle par Mau­rice Allais, p. 31–36.
  • Avril 2001 : “Texte de l’al­lo­cu­tion lors de l’in­au­gu­ra­tion de la salle Mau­rice Allais au lycée Lakanal”, le 3 févri­er 2001. 

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