Ernest Roume

Une carrière d’exception : Ernest Roume (X1879)

Dossier : Arts, lettres et sciencesMagazine N°768 Octobre 2021
Par Jacques-André LESNARD

Cer­tains de nos grands anciens, comme Ernest Roume, ont eu des des­tinées pro­fes­sion­nelles éton­nantes, même si leur mémoire s’est à peu près effacée du grand tableau noir du Temps. En retrou­ver le par­cours ouvre nos esprits sur tout un monde dis­paru. Et passionnant !

Ernest, Nestor Roume est né à Mar­seille le 12 juil­let 1858. Il décédera à Paris le 16 avril 1941, dans sa 84e année. Sa grand-croix de la Légion d’honneur lui avait été remise par le prési­dent Alexan­dre Millerand lui-même en mars 1924. Il est représen­tatif par sa car­rière du monde des (très) hauts fonc­tion­naires de la IIIe République, même si la doc­u­men­ta­tion le con­cer­nant reste lacunaire. 

Un X juriste

Il est admis à Poly­tech­nique, pro­mo­tion 1879, mais sem­ble n’avoir pas rejoint à la sor­tie un corps, mil­i­taire ou civ­il, de l’État. En 1917, il sign­era un rap­port sur la mod­erni­sa­tion de la for­ma­tion des ingénieurs, pro­duit d’une com­mis­sion de la Société des amis de l’École poly­tech­nique qu’il a présidée, seul élé­ment mon­trant un intérêt pour son école de for­ma­tion supérieure ini­tiale. Il se pas­sionne en effet pour le droit et les sci­ences admin­is­tra­tives, passe pour être devenu chef de cab­i­net d’un sous-secré­taire d’État aux Finances fin 1883. Il réus­sit le con­cours d’entrée au Con­seil d’État en 1884. Nom­mé audi­teur de deux­ième puis de pre­mière classe, il en devien­dra maître des requêtes en octo­bre 1892. Il aurait été nom­mé con­seiller d’État « en ser­vice extra­or­di­naire » en 1896. 

Un organisateur talentueux

Il par­ticipe à l’organisation de l’Exposition uni­verselle de 1889 et s’y fait remar­quer par ses tal­ents d’organisateur. Il est d’ailleurs nom­mé cheva­lier de la Légion d’honneur à l’automne 1891. Intéressé par les sujets économiques et com­mer­ci­aux, il élar­git ses con­nais­sances pra­tiques en par­tic­i­pant dans le début des années 1890 à des « mis­sions économiques » en Bel­gique et Hol­lande, Angleterre et États-Unis (avec une pre­mière mis­sion dès 1887), dont il rédi­ge des par­ties sub­stantielles des rap­ports. Fort de cette expéri­ence inter­na­tionale, plutôt rare pour l’époque, il est nom­mé en 1895 directeur du com­merce extérieur au min­istère du Com­merce, à l’époque du pro­tec­tion­nisme prover­bial de Jules Méline. Ernest Roume devient ensuite le pre­mier directeur des affaires poli­tiques et com­mer­ciales du min­istère des Colonies, attiré par Gas­ton Doumer­gue. Offici­er de la Légion d’honneur dès avril 1894, il en devient com­man­deur en juil­let 1903, tou­jours au titre du con­tin­gent de ce ministère. 

L’aventure coloniale

Cette bril­lante car­rière parisi­enne en admin­is­tra­tion cen­trale con­naît un virage inat­ten­du : il est nom­mé gou­verneur général de l’A‑OF (Afrique-Occi­den­tale française) où il arrive, en famille mal­gré les risques, le 15 mars 1902. Le tit­u­laire venait en effet de mourir en fonc­tion, le 27 jan­vi­er 1902, vic­time d’une forte épidémie de fièvre jaune : c’était Noël Bal­lay, médecin des pre­mières explo­rations con­go­lais­es de Braz­za. Son suc­cesseur, William Mer­laud-Pon­ty, qui était son pro­tégé, sera d’ailleurs emporté à son tour par les fièvres le 13 mai 1915, à Dakar. Ernest Roume restera à ce poste cinq ans et dix mois, jusqu’au 15 décem­bre 1907. Il mar­que forte­ment de son empreinte son man­dat, parachevant la paci­fi­ca­tion de la zone pour jeter les fonde­ments d’une mise en valeur de l’Ouest africain français. Il crée en effet véri­ta­ble­ment l’A‑OF, encore une coquille vide, comme une « fédéra­tion » dotée d’un bud­get pro­pre, chargée de l’impulsion et de la coor­di­na­tion des poli­tiques, avec une admin­is­tra­tion qu’il trans­late à Dakar, Saint-Louis con­ser­vant le siège du gou­verneur du Séné­gal. L’édifice du « G.G. » qu’il fait con­stru­ire reste encore le Palais de la République (du Séné­gal). Ce mod­èle effi­cace de dou­ble niveau sera repris pour l’A‑EF en 1910. 

La passion de l’économie appliquée

Ernest Roume accorde toute son atten­tion au développe­ment du chemin de fer, moyen de trans­port vital de l’époque pour l’expansion économique, et aux ports, pour les impor­ta­tions-expor­ta­tions (il avait rédigé une étude sur le finance­ment des ports bri­tan­niques dès 1888 avec Clé­ment Col­son, X1873, ingénieur des Ponts, qui entra lui-même au Con­seil d’État et qui fut le pro­fesseur d’économie à l’X à par­tir de 1914, avant de finir vice-prési­dent du Con­seil d’État de 1923 à 1928). Roume rédi­g­era ultérieure­ment plusieurs ouvrages, prô­nant notam­ment la con­struc­tion d’un « Transsa­harien » en 1912, puis en 1931 et 1932, ani­mant alors un « lob­by » parisien sur le sujet. On lui doit aus­si des opus­cules sur le Soudan français, dont il fixe la cap­i­tale admin­is­tra­tive en 1903, à Bamako, ou bien divers arti­cles et con­tri­bu­tions dans des ouvrages d’économie appliquée, tels que L’Industrie des pêch­es sur les côtes occi­den­tales d’Afrique qui a été pub­liée en 1917…

Une efficace action polymorphe

Il impulse active­ment la recherche géo­graphique africaine, alors encore som­maire, trans­for­mant le ser­vice topographique local en ser­vice géo­graphique. Il récuse un recense­ment définis­sant des « races » et des « tribus », en rai­son de l’imbrication des sit­u­a­tions indigènes et l’imprécision des déf­i­ni­tions. E. Roume sera d’ailleurs en métro­pole un mem­bre act­if de la Société de géo­gra­phie. Le gou­verneur général met en place avec beau­coup d’attention un sys­tème sco­laire pub­lic com­plet, à l’instar de Jules Fer­ry en métro­pole, avec « l’école de vil­lage » (CP + CE) et l’école « régionale » (CM), « l’école urbaine » qui suit le pro­gramme com­plet jusqu’à la pré­pa­ra­tion du C.E.P., et même une « école fédérale », sorte de lycée tech­nique for­mant des tech­ni­ciens et assis­tants tech­ni­ciens. Pour amélior­er la san­té et l’hygiène, en 1906 il crée des « aides médecins indigènes » (for­més en trente mois après le C.E.P.), fon­dant ain­si une insti­tu­tion qui devien­dra entre les deux guer­res une fac­ulté dakaroise « d’auxiliaires » médi­caux, ancêtre de la fac­ulté de médecine. Il fonde égale­ment un ser­vice zootech­nique et le charge d’étudier les épizooties. 

Le premier président d’Air France

Épuisé par sa charge, malade, il regagne sur sa demande la métro­pole, est élevé à la dig­nité de grand offici­er de la Légion d’honneur en juil­let 1908, en recon­nais­sance de la qual­ité de son guber­na­to­ri­at. On le sup­pute s’être mis en disponi­bil­ité et avoir trou­vé après sa guéri­son des activ­ités dans le secteur économique privé. Il retrou­ve le ser­vice pub­lic avec la Grande Guerre, en devenant gou­verneur général de l’Indochine pen­dant env­i­ron trois ans. Out­re le main­tien déli­cat du fonc­tion­nement dans le calme et l’ordre en temps de guerre, on lui doit une impul­sion déci­sive dans l’essor de la sta­tion cli­ma­tique d’altitude de Dalat. Il con­servera une incli­na­tion pour l’Asie : il devient ain­si le pre­mier prési­dent du Crédit fonci­er de l’Indochine, créé en 1923, fil­iale hypothé­caire de la Banque de l’Indochine. Il pré­side aus­si aux des­tinées d’Air Ori­ent, expéri­ence qui lui vaut de devenir le pre­mier prési­dent, en août 1933, d’Air France, société d’économie mixte née de la fusion de divers­es autres com­pag­nies privées vic­times de la crise. Elle reprend l’emblème d’Air Ori­ent, con­nu sous le nom « d’hippocampe ailé », mar­que déposée fin 1934. Il passe la main l’année suiv­ante à Paul Tirard, autre haut fonc­tion­naire qui avait été sous ses ordres au min­istère des colonies au début du siè­cle. Il présidera longtemps le con­seil d’administration de l’École colo­niale et sera un mem­bre dis­tin­gué de l’Académie des sci­ences d’outre-mer.

Commentaire

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Hen­ri MOLLERONrépondre
25 octobre 2021 à 16 h 40 min

Il est assez curieux d’écrire une telle biogra­phie “colo­niale” en 2021 et il serait intéres­sant de crois­er les regards d’his­to­riens sur des phras­es telles que :
— “Il par­ticipe à l’organisation de l’Exposition uni­verselle de 1889 et s’y fait remar­quer par ses tal­ents d’organisateur”
— “Il mar­que forte­ment de son empreinte son man­dat, parachevant la paci­fi­ca­tion (!!!) de la zone”
— “le main­tien déli­cat du fonc­tion­nement dans le calme et l’ordre en temps de guerre,”
Sans som­br­er dans l’anachro­nisme , il me sem­ble impens­able d’écrire de telles phras­es aujour­d’hui sans un min­i­mum de distanciation

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