Urbain Le Verrier

Urbain Le Verrier (1831) : de Neptune à Éole

Dossier : ExpressionsMagazine N°668 Octobre 2011
Par James LEQUEUX

Urbain Le Ver­ri­er mène des recherch­es remar­quées sur la chimie du phos­pho­re, qui entre dans la com­po­si­tion des allumettes.

Le Ver­ri­er est né à Saint-Lô le 12 mars 1811, dans une famille de la petite bour­geoisie. Rien ne le prédis­pose à devenir astronome. Élève bril­lant, il échoue pour­tant au con­cours d’en­trée à l’É­cole poly­tech­nique. Son père l’en­voie à Paris, ven­dant sa mai­son pour sub­venir aux frais de son séjour.

Après un an d’é­tudes sous la direc­tion du math­é­mati­cien Cho­quet, dont il épousera plus tard la fille, il est enfin reçu à Poly­tech­nique en 1831. Il en sort huitième deux ans plus tard, et entre dans le corps des Tabacs, suiv­ant pen­dant deux ans les cours de l’é­cole d’ap­pli­ca­tion cor­re­spon­dante. Il y mène des recherch­es remar­quées sur la chimie du phos­pho­re, qui entre dans la com­po­si­tion des allumettes.

En 1836, deux postes de répéti­teur à Poly­tech­nique sont vacants : l’un en chimie, l’autre en astronomie. Le Ver­ri­er pos­tule pour le pre­mier, mais il est attribué à Vic­tor Reg­nault (1810–1878, X1830), qui devien­dra un chimiste célèbre. Il se rabat sur le sec­ond, qu’il obtient : début inat­ten­du d’une grande car­rière d’astronome.

Un programme ambitieux : la théorie complète du système solaire

Portrait de Le Verrier par Charles Daverdoing
Por­trait de Le Ver­ri­er par​Charles Dav­er­do­ing (1846). C’est le seul por­trait d’après nature de Le Ver­ri­er, qui a tou­jours refusé de se faire représen­ter ou pho­togra­phi­er, à cette excep­tion près.
© BIBLIOTHÈQUE DE L’OBSERVATOIRE DE PARIS

Urbain Le Ver­ri­er se fixe tôt un pro­gramme de recherch­es ambitieux, qu’il aura juste le temps de réalis­er avant sa mort : une théorie com­plète du mou­ve­ment des planètes dans le sys­tème solaire. Ce pro­gramme cul­min­era en 1846 avec la décou­verte de Nep­tune “du bout de sa plume”, puis une sec­onde fois en 1859 avec la décou­verte d’une anom­alie dans le mou­ve­ment de Mer­cure. En 1854, Le Ver­ri­er est nom­mé directeur de l’Ob­ser­va­toire de Paris, qu’il réor­gan­ise pro­fondé­ment. Sa struc­ture hiérar­chique, imitée de celles des obser­va­toires de Green­wich et de Poulko­vo en Russie, servi­ra de mod­èle pen­dant un siè­cle aux obser­va­toires français. Il y développe par­al­lèle­ment à l’as­tronomie une activ­ité impor­tante en météorologie.

Cepen­dant, Le Ver­ri­er se mon­tre telle­ment odieux avec son per­son­nel qu’il est révo­qué en 1870. Il est rem­placé par son pire enne­mi, Charles Delau­nay (1816–1872, X1834), qui meurt acci­den­telle­ment en 1872. On rap­pelle alors Le Ver­ri­er, mais on le flanque main­tenant d’un con­seil qui se réu­ni­ra régulière­ment, même s’il tente de le boy­cotter. Du reste, malade, il se dés­in­téresse pro­gres­sive­ment de l’Ob­ser­va­toire afin de garder assez de temps pour ter­min­er sa théorie du sys­tème solaire avec l’aide de son unique élève Aimable Gail­lot (1834–1921). Cette théorie servi­ra de base aux éphémérides français pen­dant un siè­cle. Le Ver­ri­er meurt à Paris le 23 sep­tem­bre 1877.

Planète troublante

Depuis la décou­verte d’U­ranus par William Her­schel en 1781, on a non seule­ment mesuré fréquem­ment sa posi­tion, mais retrou­vé des obser­va­tions plus anci­ennes où l’on avait pris la planète pour une étoile ; la pre­mière remonte à 1690. En 1820, le Bureau des lon­gi­tudes charge trois astronomes d’éla­bor­er de nou­velles éphémérides pour les planètes du sys­tème solaire. C’est à Alex­is Bou­vard (1767–1843), un astronome auto­di­dacte mais chevron­né, qu’é­choit la tâche la plus ingrate : établir les tables de Jupiter, Sat­urne et Uranus. Il cal­cule les pre­mières sans dif­fi­culté par­ti­c­ulière, mais un gros prob­lème sur­git pour Uranus : après avoir tenu compte des per­tur­ba­tions exer­cées par les autres planètes, Bou­vard ne peut représen­ter le mou­ve­ment d’U­ranus pen­dant toute la péri­ode où il a été observé. Doit-on pour autant remet­tre en cause la physique de New­ton ? Ne pou­vant s’y résoudre, Bou­vard pense que les anom­alies pour­raient bien être dues à l’ac­tion grav­i­ta­tion­nelle d’une “planète troublante”.


Orbite prévue par Le Verrier

Les orbites d’Uranus et de Neptune 

axes repèrent les lon­gi­tudes vues du Soleil. La posi­tion d’Uranus sur son orbite est indiquée pour dif­férentes dates par des cer­cles gris fon­cé ; les cer­cles blancs représen­tent sché­ma­tique­ment les posi­tions qu’Uranus aurait dû occu­per en l’absence de per­tur­ba­tion par Nep­tune (l’écart avec les posi­tions réelles est ici très exagéré). L’orbite de Nep­tune est égale­ment tracée, avec sa posi­tion pour les mêmes dates (cer­cles gris clair). Comme Nep­tune tourne moins vite qu’Uranus, on voit que son attrac­tion a accéléré Uranus avant la con­jonc­tion de 1821, et l’a retardé ensuite. 

L’orbite de Nep­tune cal­culée par Le Ver­ri­er est indiquée, avec les posi­tions tou­jours pour les mêmes dates (cer­cles noirs). Vue de la Terre, la posi­tion cal­culée pour la date de la décou­verte (23 sep­tem­bre 1846) est 1° en arrière de la posi­tion réelle. L’orbite de Nep­tune cal­culée par Adams est assez voi­sine de celle de Le Ver­ri­er pour la péri­ode con­sid­érée, mais sa direc­tion pour la date de la décou­verte (cer­cle hachuré) est plus de 2° en avant de la posi­tion réelle.


Un problème ardu

Urbain Le Ver­ri­er sup­pose que la loi empirique de Titius-Bode s’ap­plique aus­si à la nou­velle planète

Cette idée se répand rapi­de­ment dans le monde sci­en­tifique. Le célèbre astronome alle­mand Friedrich Wil­helm Bessel (1784–1846) charge un de ses élèves d’é­tudi­er la ques­tion, mais celui-ci meurt pré­maturé­ment en 1840. Bessel lui-même, très malade, dis­paraît en 1846 ; sinon, il est prob­a­ble qu’il aurait résolu le prob­lème. De son côté, un jeune Anglais, John Couch Adams (1819–1892), s’y attelle en 1844 ; nous allons voir ce qu’il en est advenu. La France ne pou­vait être en reste : François Ara­go (1786–1853, X 1803), respon­s­able de l’Ob­ser­va­toire de Paris, décide de s’en occu­per. Ne voy­ant per­son­ne à l’Ob­ser­va­toire qui ait les capac­ités néces­saires, il pro­pose à Le Ver­ri­er à l’été 1845 d’a­ban­don­ner ses recherch­es pour se con­sacr­er au prob­lème d’Uranus.

Un an après, Le Ver­ri­er l’a résolu.

Le prob­lème est nou­veau et déli­cat. Il y a de nom­breuses incon­nues à déter­min­er : on ne con­naît ni l’or­bite, ni la posi­tion, ni la masse de la planète trou­blante, mais on ne sait même pas ce que serait l’or­bite d’U­ranus en l’ab­sence des per­tur­ba­tions que pro­duit cette planète.

On est obligé de pos­er une hypothèse sur la dis­tance de la planète trou­blante : en effet, ce qu’on peut espér­er déter­min­er est son action grav­i­ta­tion­nelle, qui est pro­por­tion­nelle à M/D2, où M est sa masse et D sa dis­tance à Uranus, mais sans pou­voir sépar­er ces deux fac­teurs. Urbain Le Ver­ri­er sup­pose donc que la fameuse loi empirique de Titius-Bode, qui paraît régir les dis­tances des planètes au Soleil, s’ap­plique aus­si à la nou­velle planète ; le demi-grand axe de son orbite doit alors mesur­er 39 unités astronomiques. La fig­ure ci-dessous mon­tre la solu­tion à laque­lle Le Ver­ri­er est arrivé en util­isant cette hypothèse.

Détour par Berlin

Une lettre de J. G. Galle

Le 25 sep­tem­bre 1846, l’as­tronome Galle écrit en français à Le Ver­ri­er : “Mon­sieur, la planète, dont vous nous avez sig­nalé la posi­tion, réelle­ment existe. Le même jour où j’ai reçu votre let­tre, je trou­vais une étoile de 8e grandeur, qui n’é­toit pas inscrite dans l’ex­cel­lente carte Hora XXI (dess­inée par M. le Dr Bremik­er) de la col­lec­tion des cartes célestes pub­liée par l’A­cadémie de Berlin. L’ob­ser­va­tion du jour suiv­ant déci­da que c’é­tait la planète cherchée.”

Sûr de lui, Le Ver­ri­er annonce le 1er juin 1846 à l’A­cadémie des sci­ences qu’il a résolu le prob­lème, et qu’il don­nera ultérieure­ment les élé­ments qu’il prédit pour la nou­velle planète, ce qu’il fait le 31 août. Or, on ne dis­pose pas à Paris de cartes du ciel assez pro­fondes qui per­me­t­traient de repér­er la planète, qui doit être assez faible, au milieu d’é­toiles de même lumi­nosité : celles-ci doivent déjà être recen­sées, pour éviter que la nou­velle planète ne soit con­fon­due avec l’une d’elles.

De telles cartes n’ex­is­tent qu’à Berlin : Le Ver­ri­er avait écrit le 18 sep­tem­bre à plusieurs col­lègues, dont l’as­tronome berli­nois Johann Got­tfried Galle (1812–1910), en leur don­nant la posi­tion prévue, et en leur deman­dant d’es­say­er de trou­ver l’ob­jet. Galle reçoit la let­tre le 23. Le soir même, il décou­vre la planète à 1° de l’emplacement prédit. Il la retrou­ve le lende­main légère­ment déplacée par rap­port aux étoiles voisines, comme il se doit pour une planète.

Honneurs et célébrité

C’est le tri­om­phe. Urbain Le Ver­ri­er devient immé­di­ate­ment célèbre, reçoit des let­tres de félic­i­ta­tions du monde entier, est comblé d’hon­neurs. Grisé par son suc­cès, il com­mence à irrit­er sérieuse­ment ses con­tem­po­rains. En par­ti­c­uli­er, il sug­gère dis­crète­ment de bap­tis­er la nou­velle planète ” Planète Le-Ver­ri­er “, ce qui est con­traire aux usages des astronomes et fera long feu : on l’ap­pellera Neptune.

Doutes

Cer­tains n’hési­tent pas à cri­ti­quer la décou­verte de Le Ver­ri­er, et ils ont des argu­ments. William Las­sell (1799–1880) décou­vre dès le 10 octo­bre 1846 un satel­lite à Nep­tune, Tri­ton, dont il déter­mine l’or­bite au bout de quelques mois. Il en déduit la masse de la planète, qu’il trou­ve égale à 20 fois celle de la Terre en util­isant le dem­i­grand axe de l’or­bite de Nep­tune sup­posé par Le Ver­ri­er. Or, celui-ci avait prédit 36 mass­es ter­restres. Rien ne va plus, et la décou­verte elle-même est mise en doute, jusqu’à ce que de nou­velles obser­va­tions de Nep­tune mon­trent qu’elle n’est qu’à 30 unités astronomiques du Soleil : alors, tout ren­tre dans l’ordre.

Antériorité contestée

Il sug­gère de bap­tis­er la nou­velle planète “Planète Le-Verrier”

Statue d'Urbain Le Verrier
Stat­ue d’Ur­bain Le Ver­ri­er dans la cour nord de l’Ob­ser­va­toire de Paris.

En Angleterre, Adams avait résolu le prob­lème d’U­ranus un an avant Le Ver­ri­er. Mais, timide et moins sûr de lui que son homo­logue, il n’avait pas réus­si à con­va­in­cre le pape de l’as­tronomie anglaise, George Bid­dell Airy (1801–1892), de la valid­ité de son étude. À l’an­nonce des travaux de Le Ver­ri­er, Airy se décide enfin à faire rechercher la planète trou­blante sur les indi­ca­tions d’Adams. Mais cette recherche est menée en dépit du bon sens et les Anglais arriveront trop tard. Il s’en est suivi des con­tro­ver­s­es inter­minables sur la pri­or­ité de la décou­verte, où le nation­al­isme a évidem­ment joué un grand rôle. Ces con­tro­ver­s­es se sont apaisées il y a quelques années, nos col­lègues anglais recon­nais­sant la pri­or­ité incon­testable de notre héros nation­al, qui est le pre­mier à avoir pub­lié son travail.

L’avance anormale du périhélie de Mercure

C’est au cours du grand tra­vail de sa vie que Le Ver­ri­er décou­vre en 1859 l’a­vance anor­male du péri­hélie de Mer­cure. C’est un très petit effet — 38 sec­on­des de degré par siè­cle -, mais Urbain Le Ver­ri­er est sûr de ses cal­culs, qui seront du reste véri­fiés par le grand mécani­cien céleste améri­cain Simon New­comb (1835–1909), qui don­nera la valeur défini­tive de cette avance, 43″ par siècle.

Le Ver­ri­er pense qu’elle est due à l’ac­tion grav­i­ta­tion­nelle d’une nou­velle planète (qu’on dénomme Vul­cain), ou d’un essaim de petites planètes entre le Soleil et l’or­bite de Mer­cure. Lui-même, ses con­tem­po­rains et ses suc­cesseurs fer­ont de gros efforts pour décou­vrir ces astres : Le Ver­ri­er, qui n’est guère obser­va­teur, se rend même en Espagne en 1860 à l’oc­ca­sion d’une éclipse totale de Soleil, espérant voir la nou­velle planète pen­dant la total­ité. Per­son­ne ne décou­vri­ra jamais rien, et il fau­dra atten­dre 1915 pour que la rel­a­tiv­ité générale donne l’ex­pli­ca­tion du phénomène, qui offre du même coup la pre­mière véri­fi­ca­tion obser­va­tion­nelle de la théorie d’Einstein.

Il fau­dra atten­dre 1915 pour que la rel­a­tiv­ité générale donne l’ex­pli­ca­tion du phénomène

Jalousies

On imag­ine l’én­ergie et les efforts d’or­gan­i­sa­tion que Le Ver­ri­er a dû déploy­er pour par­venir à créer le Ser­vice météorologique inter­na­tion­al, face à l’hos­til­ité de la marine, qui voulait son pro­pre ser­vice mais ne fai­sait rien, et de la Société météorologique de France créée en 1852, qui était jalouse de ses prérogatives.

Le Verrier, fondateur de la météorologie européenne

La météorolo­gie a tou­jours fait par­tie des attri­bu­tions des astronomes, mais ils se sont générale­ment con­tentés de faire des relevés réguliers de tem­péra­ture, de pres­sion et d’hu­mid­ité. L’ap­pari­tion du télé­graphe élec­trique vers 1850 va chang­er pro­fondé­ment les choses. Urbain Le Ver­ri­er va d’abord l’u­tilis­er, sur une sug­ges­tion d’Ara­go, pour syn­chro­nis­er des hor­loges afin de mesur­er des dif­férences de lon­gi­tude. En 1854, il a l’idée de cen­tralis­er à l’aide du télé­graphe les obser­va­tions météorologiques réal­isées simul­tané­ment en dif­férents points de la France, puis de l’Europe.

Dès 1856, treize sta­tions en France envoient trois fois par jour à l’Ob­ser­va­toire de Paris les relevés faits par les télé­graphistes eux-mêmes. La pre­mière prévi­sion est faite par Le Ver­ri­er et le directeur général des télé­graphes le 29 avril 1857. Le 2 novem­bre 1857 naît le Ser­vice météorologique inter­na­tion­al, où les relevés provenant de cinq sta­tions télé­graphiques étrangères s’a­joutent aux relevés français. À la fin de 1863, le ser­vice pos­sède 21 sta­tions en France et 46 dans le reste de l’Eu­rope. Le 1er jan­vi­er 1864 est dif­fusée la pre­mière carte quo­ti­di­enne de la sit­u­a­tion météorologique, assor­tie d’une prévi­sion rudimentaire.

Premier bulletin météorologique diffusé par l'Observatoire de Paris
Une page du pre­mier bul­letin météorologique dif­fusé par l’Ob­ser­va­toire de Paris : On y trou­ve une carte por­tant des iso­bares, et la force et la direc­tion du vent fig­urées par des sym­bol­es sem­blables aux sym­bol­es actuels, les don­nées météorologiques pour Paris et les don­nées inter­na­tionales (sur cette page, celles de la veille par­v­enues en retard).

Le ser­vice météorologique fonc­tion­nera sans inter­rup­tion jusqu’en 1877, y com­pris pen­dant la guerre de 1870. Cepen­dant, les astronomes se sont plaints de la place prise par la météorolo­gie : après la mort de Le Ver­ri­er, le ser­vice quit­tera l’Ob­ser­va­toire pour être trans­for­mé en un Bureau cen­tral météorologique, ancêtre direct de Météo- France.

Ain­si, Le Ver­ri­er aura pleine­ment réus­si dans ce domaine inat­ten­du grâce à ses tal­ents d’or­gan­isa­teur. Cela, joint à sa décou­verte de Nep­tune et à celle de l’anom­alie du mou­ve­ment de Mer­cure, fait qu’on se sou­vien­dra longtemps de lui.

En savoir plus

L’au­teur de l’ar­ti­cle a écrit un livre pub­lié en 2009 par EDP Sci­ences et l’Ob­ser­va­toire de Paris : Le Ver­ri­er, savant mag­nifique et détesté. Voir aussi :
http://www.grandpublic.obspm.fr/Bicentenaire-d-Urbain-Le-Verrier

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