X ingénieurs du génie maritime

Quatre X ingénieurs du Génie maritime mis à l’honneur

Dossier : Arts, lettres et sciencesMagazine N°760 Décembre 2020
Par Bernard LUTUN (74)
Par Robert RANQUET (72)

La Marine a choi­si d’honorer quatre ingé­nieurs poly­tech­ni­ciens de l’ancien corps du Génie mari­time en don­nant leurs noms à une série de navires. Qui sont ces illustres anciens ?

Le choix d’honorer d’un coup quatre ingé­nieurs du Génie mari­time en don­nant leurs noms à quatre nou­veaux bâti­ments ravi­tailleurs est un fait sans pré­cé­dent, puisque seuls dix ingé­nieurs, tous poly­tech­ni­ciens sauf Sané (1740−1831), avaient été jusqu’ici dis­tin­gués par dix-neuf bâti­ments por­tant leurs noms. Deux d’entre eux, éga­le­ment de très bons ingé­nieurs, ont été ministres de la Marine et des Colo­nies (For­fait et Brun), quatre se sont fait connaître par des bâti­ments de sur­face (Sané, Dupuy de Lôme, Joës­sel, éga­le­ment métal­lur­giste de pre­mier plan, et Ber­tin) et deux autres par les pre­miers sous-marins (Zédé fils et Romaz­zot­ti). Enfin deux ingé­nieurs sont morts dans des acci­dents : Man­gi­ni (explo­sion de chau­dière) et Hal­bronn (acci­dent lors d’un vol d’essai). Zédé est dis­tin­gué pour la cin­quième fois, Ber­tin pour la deuxième fois.

Gustave Zédé (1825−1891), X 1843, GM 1845

Gus­tave Zédé est le fils de Pierre Zédé (1791−1863), lui-même ingé­nieur du GM Pro­té­gé par Dupuy de Lôme (1816−1885), il devient en 1864 son second à la direc­tion du maté­riel, puis il est rat­ta­ché à l’inspection géné­rale en 1876. Il quitte la Marine en 1881 pour entrer aux Forges et chan­tiers de la Médi­ter­ra­née, dont il devient le vice-pré­sident à la mort de Dupuy.

Repre­nant une idée de son men­tor, déjà exploi­tée en par­tie par Charles Brun avec son Plon­geur de 1866, Zédé éta­blit les plans du Gym­note, et ce petit engin expé­ri­men­tal en forme de cigare de 17,6 m de lon­gueur et de 28,7 t de dépla­ce­ment en sur­face (contre 423 t pour le Plon­geur), mû par un moteur élec­trique est, en dépit de ses fai­blesses, le pre­mier qui ait réso­lu le pro­blème de la navi­ga­tion sous-marine, étant par­ve­nu à navi­guer à immer­sion constante et à se rendre d’un point à un autre point indi­qué d’avance.

Gustave Zédé, ingénieur du Génie maritime
Gus­tave Zédé, ingé­nieur du Génie maritime

Construit à Tou­lon sous la direc­tion du neveu par alliance de Zédé, l’ingénieur Romaz­zot­ti (1855−1915), le Gym­note appa­reille pour la pre­mière fois le 17 novembre 1888 et donne 7 nœuds en sur­face et 5 en plon­gée. En 1890, il réus­sit à pas­ser sous la quille d’un cui­ras­sé sans être remar­qué. Après bien des dif­fi­cul­tés, dues notam­ment aux accu­mu­la­teurs et aux gou­ver­nails hori­zon­taux, le navire est consi­dé­ré comme étant au point en 1894, avec une excel­lente tenue en immer­sion. La pro­pul­sion est cepen­dant rem­pla­cée. Le Gym­note reste en ser­vice jusqu’en 1907 ; une col­li­sion entraîne sa radia­tion. Romaz­zot­ti construit un sous-marin plus grand (226 t en sur­face) lan­cé en 1893 puis muni d’un tube lance-tor­pilles, auquel on a don­né le nom de Gus­tave-Zédé.

Le Gymnote conçu par l'ingénieur de Génie maritime Gustave Zédé
Le Gym­note en 1889.

L’autonomie des pre­miers sous-marins, qui n’ont pour toute source d’énergie que des accu­mu­la­teurs, est insuf­fi­sante ; de plus, ils n’ont qu’une faible flot­ta­bi­li­té en sur­face. C’est un autre ingé­nieur du GM, Maxime Lau­beuf (1864−1939), qui va trou­ver la solu­tion appli­quée jusqu’au Nau­ti­lus amé­ri­cain (1955) : le Nar­val, mis en ser­vice en 1900, pos­sède une double coque et une double pro­pul­sion (à vapeur et élec­trique), et ses bal­lasts rem­plissent l’espace com­pris entre les deux enve­loppes. Le suc­cès du Nau­ti­lus per­met de reve­nir à la concep­tion ini­tiale du sous-marin, celle du Gym­note, avec coque et pro­pul­sion uniques, mais en s’affranchissant de la néces­si­té de navi­guer pério­di­que­ment en surface.

Émile Bertin (1840−1924), X 1858, GM 1860

Le jeune Ber­tin a été mar­qué par l’enseignement de Fré­dé­ric Reech (1805−1884) à l’école d’application. Son aîné avait intro­duit les lois du phy­si­cien autri­chien F.-J. von Gerts­ner (1756−1832) sur la houle, publiées en 1804 et res­tées long­temps igno­rées par suite de l’isolement du monde mari­time. Son insis­tance sur la des­crip­tion des tur­bines hydrau­liques avait intri­gué ses élèves, Dupuy comme Ber­tin : il sem­blait pres­sen­tir l’invention de la tur­bine à vapeur.

Emile Bertin, ingénieur du génie maritme
Emile Ber­tin, ingé­nieur du Génie maritme

Ber­tin est affec­té à Cher­bourg de 1863 à 1881. Il y apprend son métier et se trouve en pré­sence de pro­blèmes pra­tiques variés qui l’obligent à obser­ver, à réflé­chir et à inno­ver. Il écrit : « Les chan­tiers sont pour nous ce qu’est le labo­ra­toire pour un chi­miste : il n’existe pas de science véri­table indé­pen­dante de la pra­tique. » Par­mi ses tra­vaux, on cite tou­jours ceux qui portent sur la houle et sur le rou­lis, qui l’ont fait remar­quer au-dehors par des publi­ca­tions. Sa concep­tion du com­par­ti­men­tage des navires afin de main­te­nir leur sta­bi­li­té après des ava­ries de com­bat a été une œuvre durable dans la Marine, mais il a dû vaincre bien des obs­tacles. Il obtient l’autorisation d’équiper le croi­seur pro­té­gé Sfax, mis en chan­tier en 1882, de « cais­sons Ber­tin ». Le suc­cès entraîne leur adop­tion sur tous les bâti­ments cui­ras­sés construits par la suite en France et ailleurs, mais après l’Italie.

Envoyé au Japon en mis­sion de 1886 à 1890, Ber­tin y réor­ga­nise l’arsenal de Yoko­su­ka fon­dé en 1864 dans la baie de Tokyo par l’ingénieur du GM Léonce Ver­ny (1837−1908) et crée ceux de Sase­bo (Naga­sa­ki) et Kure (Hiro­shi­ma). Il donne l’impulsion défi­ni­tive à sa marine mili­taire, concur­rem­ment avec des ingé­nieurs et offi­ciers bri­tan­niques. Il dresse les plans d’environ soixante-dix uni­tés dont les trois cui­ras­sés garde-côtes Mat­su­shi­ma de 4 300 t et cinq croi­seurs, deux uni­tés seule­ment ayant été pro­duites par le Japon, les autres par la France et la Grande-Bre­tagne. La marine japo­naise est en état de battre celle de la Chine en 1894, puis d’écraser la marine russe en 1905. Le Japon dépend encore de l’étranger à cette der­nière date. Il se hâte de rat­tra­per son retard : le cui­ras­sé Sat­su­ma mis en ser­vice en 1909 est le second du type Dread­nought, et ses der­nières com­mandes impor­tantes en Grande-Bre­tagne datent de 1913.

Le Matsushima, construit sous la direction de l'ingénier du Génie maritime Bertin.
Le Mat­su­shi­ma, vais­seau ami­ral de la marine japo­naise construit sous la direc­tion de Bertin.

Après 1870, la marine fran­çaise régresse à nou­veau vers la marine d’échantillons sous l’influence d’officiers dont les opi­nions divergent quant à la consis­tance et à l’emploi des forces navales et d’ingénieurs qui veulent conti­nuer de construire des navires de leur chef. On convient enfin de confier à un ser­vice unique la concep­tion et les plans géné­raux des navires et ceux de leurs appa­reils pro­pul­sifs, les études de détail res­tant à la charge des ports, mais sous le contrôle de la nou­velle « sec­tion tech­nique » créée en 1895 (puis ser­vice tech­nique et enfin STCAN). Ber­tin est nom­mé à sa tête et conserve la place pen­dant dix ans, jusqu’à sa retraite. Il donne les plans du croi­seur Jeanne‑d’Arc, du der­nier cui­ras­sé garde-côtes, le Hen­ri-IV, des 18 der­niers croi­seurs-cui­ras­sés et des 6 cui­ras­sés d’escadre de la classe Patrie (14 500 t).

Ber­tin a atta­ché une très grande impor­tance aux mesures faites à la mer. Sur­mon­tant les réti­cences de son entou­rage, il a aus­si sou­te­nu de toute son auto­ri­té la créa­tion à Paris d’un bas­sin d’essais des carènes, inau­gu­ré en 1906 et le pre­mier sous la forme moderne. Cet ingé­nieur et inven­teur a été élu à l’Académie des sciences en 1903.

Jacques Stosskopf (1898−1944), X 1920S, GM 1922

Né à Paris et des­cen­dant par son père d’une famille alsa­cienne, Jacques Stoss­kopf est le fils d’un employé supé­rieur de banque pari­sien. Il parle l’allemand. Mobi­li­sé en avril 1917, il est admis à l’X dans la pro­mo­tion 1920S, qui com­prend les élèves qui ont fait la guerre.

Jacques Stosskopf, ingénieur du Génie maritime
Jacques Stoss­kopf, ingé­nieur du Génie maritime

Il com­mence sa car­rière à Cher­bourg en 1924, où il est occu­pé à l’armement et aux essais de tor­pilleurs four­nis par les chan­tiers pri­vés. Appe­lé au ser­vice tech­nique à la fin de 1928, il y col­la­bore étroi­te­ment avec l’un des archi­tectes navals les plus fameux du corps, Hen­ri Antoine (1889−1951), auteur des plans des tor­pilleurs, contre-tor­pilleurs et croi­seurs légers (dont l’Émile-Ber­tin) de l’entre-deux-guerres. Il est muté à Nantes en 1936, au ser­vice de la sur­veillance des tra­vaux confiés à l’industrie puis, en octobre 1939, à Lorient où il rejoint Antoine qui vient d’être nom­mé direc­teur des construc­tions navales, avec le grade d’ingénieur en chef de 1re classe.

Sa car­rière, jusque-là somme toute ordi­naire, va prendre un tour par­ti­cu­lier lors de l’occupation alle­mande du port de Lorient, qui com­mence le 21 juin 1940. À la suite du pre­mier séjour de l’amiral Dönitz (1891−1980), Lorient est choi­si dès ce moment pour abri­ter la pre­mière base sous-marine alle­mande, à cause de son empla­ce­ment et de ses ins­tal­la­tions. Un block­haus gigan­tesque est construit en trois tranches, à par­tir de février 1941, sur la presqu’île de Kero­man ; il com­prend trente places pro­té­gées pour les U‑Boote à par­tir de jan­vier 1943. Les ate­liers de la base sont ser­vis par des per­son­nels alle­mands ou aux ordres des Alle­mands, alors que les Fran­çais gardent les leurs, au moins jusqu’aux bom­bar­de­ments de 1943 qui anéan­tissent la ville et le port, ren­dant l’arsenal en par­tie inutile.

Stoss­kopf est recru­té dès la fin de 1940 par le capi­taine de cor­vette Hen­ri Traut­mann, du 2e bureau de la Marine à Vichy, qui cherche des agents en zone occu­pée, pour trans­mettre à l’Intel­li­gence Ser­vice (MI 6) ou plus pro­ba­ble­ment à l’ambassade amé­ri­caine des infor­ma­tions sur l’activité alle­mande dans le port. Antoine, tout en res­pec­tant les termes de la conven­tion d’armistice, limite l’activité des ouvriers pour les Alle­mands, favo­rise l’action de son subor­don­né et fait de lui son offi­cier de liai­son avec Vichy. Stoss­kopf, chef de la sec­tion des construc­tions neuves puis sous-direc­teur des construc­tions, au carac­tère ferme et droit, empreint de rai­deur, joue un double jeu ris­qué et très pénible. Il par­vient, par son sens de l’observation et sa mémoire, et par des intel­li­gences à l’intérieur du port et même dans la base, à laquelle il a lui-même accès grâce à ses rela­tions avec l’état-major alle­mand, à éta­blir et à trans­mettre pour chaque sous-marin : son emblème, son numé­ro, le nom de son com­man­dant, ses dates de départ et de retour, ses mou­ve­ments, ses vic­toires (mar­quées sur le kiosque), les ren­sei­gne­ments tirés des bons de com­mande ou de tra­vail adres­sés à l’arsenal, les inno­va­tions tech­niques qu’on a pu obser­ver. Il trans­met aus­si des plans et des sché­mas. L’importance de son tra­vail et l’usage qui en a été fait res­tent mal connus.

L’invasion de la zone libre contraint Stoss­kopf à chan­ger de filière : il com­mu­nique désor­mais ses ren­sei­gne­ments au MI 6 par le réseau Alliance, éga­le­ment indé­pen­dant des ser­vices de De Gaulle, qui a comp­té jusqu’à trois mille agents. Des arres­ta­tions très nom­breuses frappent ce réseau à par­tir de sep­tembre 1943 par suite d’infiltrations, et les soup­çons des Alle­mands, qui se plai­gnaient de l’indolence du per­son­nel fran­çais, se ren­forcent quant aux acti­vi­tés d’espionnage au sein de l’arsenal de Lorient. Aver­ti du dan­ger d’arrestation, Stoss­kopf refuse de déser­ter son poste. Le 21 février 1944, il est arrê­té par le SD de Vannes. Les papiers conser­vés à son domi­cile pro­vi­soire de Quim­per sont brû­lés, et aucun infor­ma­teur n’est inquié­té : il n’a pas par­lé. Le 20 mai, il est trans­fé­ré à Stras­bourg puis au camp de Schir­meck avec de nom­breux membres du réseau Alliance, hommes et femmes. Cent six hommes sont conduits par groupe de douze au camp du Stru­thof tout proche les 1er et 2 sep­tembre 1944 et abat­tus d’une balle dans la nuque, et leurs corps sont immé­dia­te­ment brûlés. 

Stoss­kopf a été pro­mu ingé­nieur géné­ral de 2e classe et com­man­deur de la Légion d’honneur à titre post­hume. La base sous-marine de Lorient porte son nom depuis 1946.

Jacques Chevallier (1921−2009), X 1940, GM 1942

Né le 28 décembre 1921 à Ven­dôme (Loir-et-Cher), Jacques Che­val­lier, fils d’un chi­rur­gien, entre à l’École poly­tech­nique en 1940, puis fait le choix du Génie mari­time. Après un début de car­rière clas­sique qui l’emmène de l’arsenal de Bizerte à celui de Tou­lon, il rejoint l’Établissement des construc­tions et armes navales d’Indret où il acquiert, au sein du ser­vice des appa­reils moteurs qu’il dirige, les vraies bases du métier d’ingénieur qui vont le faire dis­tin­guer. En effet, après le fias­co en 1958 du pro­jet du sous-marin Q 244, qui devait être un sous-marin doté d’un réac­teur à ura­nium natu­rel et eau lourde, il est choi­si pour diri­ger le groupe (puis dépar­te­ment) de pro­pul­sion nucléaire au CEA. La mis­sion qui lui est confiée est de déve­lop­per un nou­veau pro­jet sur de nou­velles bases tech­niques : ce sera le pro­to­type à terre de Cada­rache (PAT), réac­teur à eau légère et ura­nium enri­chi. Il y est secon­dé par un jeune capi­taine de cor­vette brillant, Jean-Louis Andrieu, celui-là même qui avait été dési­gné comme com­man­dant du Q 244.

Jacques Chevallier , ingénieur du Génie maritime
Jacques Che­val­lier, ingé­nieur du Génie maritime

Le nou­veau pro­jet s’appuie sur l’expérience que Che­val­lier a acquise à Indret, qui lui four­nit d’ailleurs une par­tie très impor­tante des com­po­sants du réac­teur : la cuve, comme les deux géné­ra­teurs de vapeur et le pres­su­ri­seur et autres capa­ci­tés sous pres­sion. L’entreprise est cou­ron­née de suc­cès avec la pre­mière diver­gence du PAT le 14 août 1964, sui­vie de la diver­gence du réac­teur du pre­mier SNLE, Le Redou­table, en jan­vier 1969.

Le Redoutable, conçu par l'ingénieur du Génie maritime Jacques Chevallier
Le Redou­table.

Sa mis­sion accom­plie, Jacques Che­val­lier quitte pro­vi­soi­re­ment le CEA la même année pour prendre briè­ve­ment la pré­si­dence de la Com­pa­gnie cen­trale d’études indus­trielles (Cocei). Il y revient dès 1972 comme direc­teur des appli­ca­tions mili­taires, poste qu’il conserve jusqu’en 1986, date à laquelle il est nom­mé délé­gué géné­ral pour l’armement, auprès du ministre André Giraud (X44), jusqu’en 1988. Il décède le 11 décembre 2009 à Vendôme.

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