Citroën, le centenaire d’une firme mythique

Dossier : Arts, lettres et sciencesMagazine N°749 Novembre 2019
Par Claude SATINET (64)

En 1919 les con­struc­teurs d’automobiles étaient nom­breux, mais peu ont survécu. C’est pourquoi Cit­roën, fondé en 1919 par notre cama­rade André Cit­roën (X 1898), a fêté de façon remar­quable son cen­te­naire. L’occasion de rap­pel­er les trois grandes péri­odes de son existence.

Cit­roën a naturelle­ment util­isé cet évène­ment pour soutenir son activ­ité com­mer­ciale actuelle en créant les séries Ori­gins et en le célébrant dans sa ­com­mu­ni­ca­tion pub­lic­i­taire. Il a organ­isé des ­opéra­tions tout au long de l’année 2019, avec ­notam­ment une par­tic­i­pa­tion remar­quée au Salon Rétro­mo­bile en févri­er et, en juin, un week-end d’exposition de 100 véhicules rue de Linois (Paris XVe) pour rap­pel­er que le berceau de la société se situ­ait à quelques cen­taines de mètres. Mais la man­i­fes­ta­tion phare de cette année de célébra­tion a eu lieu en juil­let à La Fer­té-Vidame : le Rassem­ble­ment du Siè­cle les 19, 20 et 21 juil­let 2019.

C’est là que se trou­vent depuis les années 30 les pistes d’essai des véhicules Cit­roën en phase d’étude ou de développe­ment. C’est là que font leurs ­pre­miers kilo­mètres tous les pro­to­types, y com­pris ceux qui n’ont pas été indus­tri­al­isés. C’est là aus­si que se font les par­cours d’endurance per­me­t­tant de véri­fi­er la fia­bil­ité des véhicules avant com­mer­cial­i­sa­tion. Compte tenu de l’histoire de la mar­que, il y a un grand nom­bre de col­lec­tion­neurs et un grand nom­bre de véhicules col­lec­tion­nés. Les dirigeants de Cit­roën et les mem­bres de l’ACI ont eu l’excellente idée d’organiser le Rassem­ble­ment du Siè­cle à La Fer­té-Vidame. Ce fut un très grand suc­cès. L’une des ani­ma­tions était la pos­si­bil­ité de rouler sur les pistes d’essai avec des véhicules anciens, cela ayant une valeur sym­bol­ique forte puisqu’elles sont ordi­naire­ment inac­ces­si­bles. On trou­vait égale­ment à La Fer­té des représen­tants des prin­ci­paux clubs, des stands des vendeurs de pièces et surtout 4 200 voitures rangées par famille et pour les grandes familles par tranche d’âge.

Citroën C3
Une Cit­roën C3 à l’origine, en 1922.

Collectionneurs et fidèles de la marque

L’ACI (amicale-citroen-internationale.org) fédère 1 000 clubs dans 48 pays avec 71 000 mem­bres. L’ACI organ­ise chaque année un rassem­ble­ment inter­na­tion­al (par­fois deux). Les clubs sont organ­isés en fonc­tion de la géo­gra­phie, mais aus­si par famille de voitures : Trac­tion, 2 CV, DS, etc. Le nom­bre impor­tant de voitures col­lec­tion­nées et le fait que leurs pro­prié­taires n’hésitent pas à les faire rouler ont per­mis de créer un écosys­tème dans lequel on peut trou­ver, à des prix accept­a­bles, tout ce qui est néces­saire pour main­tenir les véhicules en bon état ou les restau­r­er. On y trou­ve des four­nisseurs de pièces neuves de bonne qual­ité pour rem­plac­er celles qui s’usent, mais aus­si des pièces d’occasion et des com­pé­tences tech­niques pour aider les col­lec­tion­neurs qui en manquent.

1919–1934 : l’ère André Citroën

Comme tous les indus­triels ayant par­ticipé à l’effort de guerre, Cit­roën s’est trou­vé con­fron­té, à la fin de 1918, au prob­lème de la recon­ver­sion de son énorme usine de pro­duc­tion d’obus. Depuis 1908 il dirigeait Mors, qui était un con­struc­teur de voitures plutôt haut de gamme mais avec des vol­umes de pro­duc­tion faibles. Surtout il était ent­hou­si­as­mé par les idées de Hen­ry Ford et par son mod­èle T. C’est pourquoi il a pré­paré, dès avant la fin de la guerre, sa recon­ver­sion dans l’automobile puis créé Auto­mo­biles Cit­roën en juin 1919. Il choisit de se lancer dans la pro­duc­tion d’un mod­èle acces­si­ble en prix parce que pro­duit en grande série et avec peu de vari­antes. N’oublions pas qu’à l’époque il était nor­mal, pour les rich­es clients, d’acheter un châs­sis chez un con­struc­teur puis de le con­fi­er à un car­rossier pour en faire une voiture à son goût. Notre cama­rade a envis­agé dès le début des pro­duc­tions quo­ti­di­ennes par cen­taines, c’était une rup­ture nette. L’objectif de prix était la moitié de celui de la voiture com­pa­ra­ble la moins chère.

Il a immé­di­ate­ment créé un réseau com­mer­cial d’« agents » (devenus « con­ces­sion­naires ») pour expos­er et ven­dre mais aus­si pour assur­er l’après-vente. Il a égale­ment très rapi­de­ment décidé que sa cible était l’Europe et pas la France, en créant des fil­iales de com­mer­cial­i­sa­tion et des usines de mon­tage en Alle­magne, Bel­gique, Ital­ie, Angleterre. Les autres rup­tures tech­niques par rap­port aux con­cur­rents étaient des con­séquences de ces choix ini­ti­aux. On ne peut pas avoir des cadences élevées avec des struc­tures en bois, donc il faut pass­er au tout aci­er (mod­èle B14 1926), aidé en cela par Edward Budd, spé­cial­iste améri­cain du tra­vail de l’acier et four­nisseur de Ford. Si on veut élargir la clien­tèle pos­si­ble il faut réduire les prix en aug­men­tant les vol­umes, mais aus­si en util­isant les solu­tions les plus effi­caces comme la caisse mono­coque qui intè­gre le châs­sis et la trac­tion avant qui sim­pli­fie la struc­ture mécanique.

Cit­roën a en plus de son effi­cac­ité indus­trielle fait preuve de créa­tiv­ité com­mer­ciale avec un large emploi de la pub­lic­ité (dite « pro­pa­gande » à l’époque…), avec le démar­rage en Europe de la vente à crédit (Sovac 1922 tou­jours exis­tante) et avec de la com­mu­ni­ca­tion (Croisière noire et Croisière jaune…). Et cela a fonc­tion­né et l’a con­duit en 1929 au pre­mier rang en Europe avec plus de 100 000 véhicules annuels. En 1933 il a décidé d’aller plus loin et de recon­stru­ire com­plète­ment l’usine de Jav­el en visant 1 000 véhicules par jour en même temps qu’il lançait un nou­veau véhicule, la Trac­tion. Tech­nique­ment et indus­trielle­ment l’opération a été réussie, mais il avait sous-éval­ué le risque financier. L’arrivée de la crise économique a réduit le marché européen et a ren­du sa sit­u­a­tion cri­tique. Comme il s’était peu avant fâché avec les ban­quiers, dont il esti­mait pou­voir se ­pass­er, il est con­duit à la fail­lite par un petit four­nisseur qui exige une créance qu’il ne peut honorer.

Pen­dant ces quinze ans de 1919 à 1934, André Cit­roën s’était acharné à aug­menter son ancrage dans la société. Dès les pre­mières années il a ­com­mer­cial­isé des véhicules util­i­taires dérivés des berlines, car ces véhicules sont dans la vie courante et sont des démon­stra­tions de qual­ités d’endurance. Cette activ­ité a évolué vers la pro­duc­tion de camions et d’autocars. Tou­jours dans le même esprit il a créé une com­pag­nie de taxis à Paris, qui a ensuite été reven­due à Peu­geot ! Et puis jusqu’à la fin des années 60 on a vu rouler dans plusieurs régions de France les auto­cars de la société Trans­ports Cit­roën qui assur­aient des lignes régulières. Pour attein­dre les futurs clients il a dévelop­pé la gamme des jou­ets Cit­roën com­prenant des voitures à échelle réduite, cer­taines dotées de propul­sion élec­trique pour trans­porter leurs heureux propriétaires.

“En 1929 Citroën produisait presque le double
de son grand rival Renault”

1935–1975 : l’époque Michelin

À la suite de la fail­lite, la société est reprise par Miche­lin qui était son plus gros créanci­er. André Cit­roën est com­plète­ment écarté et meurt le 3 juil­let 1935, mais les Miche­lin, qui avaient bien vu le poten­tiel, déci­dent de dévelop­per Cit­roën de manière indépen­dante des pneu­ma­tiques. Pour man­i­fester cette volon­té c’est Pierre Miche­lin qui prend la prési­dence d’Automobiles Cit­roën tout en impor­tant quelques principes d’économie et en dévelop­pant la tech­nolo­gie. C’est de l’époque ­Miche­lin que vient l’invention en interne de
l’hydraulique pour la sus­pen­sion et l’assistance freinage et direc­tion. André Cit­roën avait au con­traire su com­pren­dre le poten­tiel d’inventions faites ailleurs (engrenage dou­ble chevron, caisse tout aci­er, trac­tion avant…) et réus­si leur ­indus­tri­al­i­sa­tion. Pen­dant cette péri­ode les Miche­lin appliquent la même stratégie à Cit­roën et à l’activité pneu­ma­tique : c’est par l’avancée tech­nique et le développe­ment interne qu’on doit s’imposer face à la con­cur­rence ; hydraulique d’un côté, pneu radi­al de l’autre, en sont les symboles.

Mais à par­tir du milieu des années 60 on assiste à des con­cen­tra­tions en France et Europe. Les Miche­lin ren­for­cent Cit­roën par la reprise de Pan­hard en 1965 et son inté­gra­tion ; puis en 1967 ils rachè­tent Berli­et pour le regrouper avec l’activité camions de Cit­roën. Ensuite on voit se dessin­er des rap­proche­ments Cit­roën-Peu­geot et en ­par­al­lèle Fiat-Renault, qui échouent tous les deux, et finale­ment en 1968 se créent l’Association Peu­geot Renault sans par­tic­i­pa­tion croisée et Parde­vi, ­hold­ing ­com­mune Fiat-Miche­lin, détenant 55 % de Cit­roën. Les diver­gences appa­rais­sent assez vite entre Fiat, souhai­tant l’intégration totale de Cit­roën dans Fiat, et… le gou­verne­ment français qui s’y oppose et con­traint Miche­lin à renon­cer à ce rapprochement.

Et là l’histoire se répète. Fin 1973 Cit­roën a beau­coup investi dans ses usines pour les sor­tir de la région parisi­enne, beau­coup investi dans le moteur rotatif, beau­coup investi dans un nou­veau mod­èle qui sera la CX et qui est une créa­tion totale, quand survient la crise du pét­role qui vide les car­nets de com­mande et la tré­sorerie. Ne pou­vant envis­ager la fail­lite, l’État encour­age forte­ment la reprise par Peu­geot, notam­ment en accor­dant un prêt d’un mil­liard de francs. Ce prêt sera rem­boursé dès 1978, ce qui mon­tre bien le suc­cès de ce rachat.

1976–2019 : l’arrimage au groupe Peugeot

Se pose alors la ques­tion de com­ment réalis­er cette opéra­tion. La pre­mière option est une inté­gra­tion totale de Cit­roën, solu­tion qui avait con­duit à la dis­pari­tion de Pan­hard racheté par Cit­roën et avait été refusée à Fiat ; c’est le choix de l’optimisation indus­trielle avec le risque de la pen­sée unique dans un monde incer­tain. La sec­onde option est le main­tien de la per­son­nal­ité de Cit­roën avec une cer­taine autonomie ; c’est le choix de la con­cur­rence et de l’émulation interne ; il peut être con­sid­éré comme moins effi­cace à cause de la diver­sité créée ou plus effi­cace pour la même rai­son en ciblant mieux les clients.

La famille Peu­geot choisit l’option de rat­tach­er Auto­mo­biles Cit­roën à la hold­ing Peu­geot SA comme Auto­mo­biles Peu­geot et donc d’avoir une struc­ture bimar­que et une hold­ing légère. On a même eu entre 1979 et 1982 une struc­ture tri­mar­que avec le rachat de Chrysler Europe devenu Auto­mo­biles Tal­bot. Cette phase s’est arrêtée à cause de la
deux­ième crise du pét­role et de l’état, bien pire que prévu, de Chrysler Europe. Cette option per­met aus­si, comme on l’a vu avec Tal­bot, le retour en arrière si l’opération se passe mal et elle garan­tit qu’il n’y a aucun risque de voir Auto­mo­biles Peu­geot vic­time d’éventuelles dif­fi­cultés de Citroën.

Cette struc­ture juridique a été main­tenue pen­dant vingt-cinq ans avec toute­fois la mise en com­mun pro­gres­sive de cer­taines fonc­tions comme les achats, la R & D, la logis­tique pièces de rechange, mais en main­tenant bien séparées les fonc­tions mar­ket­ing, com­merce, com­mu­ni­ca­tion et même pro­duc­tion. Elle a per­mis de con­serv­er aux deux mar­ques une forte personnalité.

À par­tir du début des années 2000, pour rechercher une meilleure effi­cac­ité indus­trielle, l’intégration s’est accélérée avec la mise en place de plates-formes com­munes afin de réduire la diver­sité de com­posants et ain­si réduire les coûts en aug­men­tant les vol­umes et avec bien sûr une ges­tion unique de la pro­duc­tion. On est arrivé en 2007 après qua­tre-vingt-dix ans de vie à un con­struc­teur, Auto­mo­biles Cit­roën, qui a en pro­pre son réseau com­mer­cial, sa déf­i­ni­tion des pro­duits, sa com­mu­ni­ca­tion, mais qui con­fie la recherche et développe­ment et la pro­duc­tion à une entité com­mune avec l’autre con­struc­teur du Groupe PSA, Auto­mo­biles Peugeot.

Depuis 2008 les années ont été plus dif­fi­ciles au Groupe PSA, pour dif­férentes raisons : une tran­si­tion dans le man­age­ment qui s’est mal passée ; les con­séquences de la crise finan­cière sur les marchés auto­mo­biles ; et en plus pour Cit­roën la créa­tion de la mar­que DS qui l’a privé d’une par­tie de sa gamme.

En 2013 la sit­u­a­tion finan­cière du Groupe PSA le con­traint à une aug­men­ta­tion de cap­i­tal qui fait entr­er le con­struc­teur chi­nois Dongfeng et l’État français avec le même poids que la famille Peu­geot. Pour la pre­mière fois Cit­roën n’est plus dans un univers familial !

Une Cit­roën C3 près de cent ans plus tard.

Les secrets de la longévité

Com­ment tenir cent ans ? L’histoire de Cit­roën nous donne quelques clés : démar­rer très fort, en rup­ture avec le marché, comme une start-up aujourd’hui. Attein­dre rapi­de­ment les pre­mières places mon­di­ales : dix ans pour André Cit­roën. Avoir une grande con­ti­nu­ité dans la stratégie ; l’actionnariat famil­ial facilite cette con­ti­nu­ité et sur ce plan la péri­ode Miche­lin a été exem­plaire. Trou­ver de bons repre­neurs en cas de dif­fi­cultés : famille Miche­lin puis famille Peugeot.

Un avenir qui s’inscrit dans celui de PSA

Comme l’illustre bien la crise de 2013, c’est l’avenir du Groupe PSA qui est en ques­tion et pas celui de Cit­roën isolé­ment. Depuis cette date, la trans­for­ma­tion de PSA est pro­fonde sous de nom­breux aspects : un remar­quable redresse­ment financier avec un niveau de marge opéra­tionnelle excel­lent, fruit à la fois d’une recherche per­ma­nente de l’efficacité par la baisse du point mort et de l’optimisation du posi­tion­nement prix ; une perte de part de marché en Europe de l’ensemble Peu­geot, Cit­roën, DS, com­pen­sée par le rachat d’Opel Vaux­hall ; un recen­trage de l’activité sur l’Europe par suite de l’effondrement des ventes en Chine ; une réduc­tion de l’offre com­mer­ciale par sa con­cen­tra­tion sur les seg­ments les plus rentables.

Il faut s’attendre à des années dif­fi­ciles, notam­ment en Europe, pour des raisons régle­men­taires et aus­si par la mod­i­fi­ca­tion des com­porte­ments des con­som­ma­teurs. L’avenir de Cit­roën est donc trib­u­taire de celui de l’ensemble où il s’insère.


Un Conservatoire à Aulnay

Le Con­ser­va­toire de l’entreprise, qui est situé à Aulnay depuis 2001, pro­tège le pat­ri­moine cul­turel que représen­tent les véhicules de la mar­que. On y a rassem­blé ceux qui avaient survécu à dif­férents endroits de l’entreprise, ceux que l’on a pu racheter auprès de col­lec­tion­neurs, mais aus­si des véhicules mis en dépôt par leurs pro­prié­taires. On y con­serve égale­ment des con­cept cars présen­tés dans les salons, des véhicules de com­péti­tion, des pro­to­types et l’hélicoptère mis au point au début des années 70 sans avoir été mis en production.


Pour en savoir plus : con­sul­ter le site Cit­roën Origins

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