La Jaune et la Rouge sur transfert de Polytechnique à Palaiseau

La Jaune et la Rouge dans la tourmente du transfert de Polytechnique à Palaiseau

Dossier : Arts, Lettres et sciencesMagazine N°761 Janvier 2021
Par Emilia ROBIN

Depuis 1947, La Jaune et la Rouge est l’organe de liai­son des poly­tech­ni­ciens. Mais que se passe-t-il quand la com­mu­nauté est pro­fondé­ment divisée ? Ce fut le cas dans les années 1970, quand l’approche du trans­fert de l’École de Paris à Palaiseau sus­ci­ta une crise sans précédent.

Dans ses pre­mières décen­nies, La Jaune et la Rouge était une revue en noir et blanc, avec peu de pho­tos. Pour la cou­ver­ture, les édi­teurs choi­sis­saient des vues de l’École et du Quarti­er latin, ou des gravures anci­ennes retraçant des moments de l’histoire polytechnicienne.

La revue des X dans la France gaullienne

Entre 1959 et 1963, le réper­toire s’ouvre aux grandes réal­i­sa­tions tech­niques con­tem­po­raines : trans­ports, ouvrages d’art, archi­tec­ture, usines de pointe – réal­i­sa­tions emblé­ma­tiques de la France gaulli­enne, portées à l’honneur des poly­tech­ni­ciens qui peu­plent ses admin­is­tra­tions et ses entre­pris­es. L’on revient ensuite à une cou­ver­ture austère qui pré­vau­dra pen­dant dix ans. Les débats du temps trou­vent leur place dans La J&R : essor de la sci­ence économique, prob­lèmes du loge­ment, mod­erni­sa­tion de l’industrie, etc. La J&R se fait égale­ment l’écho des débats sur l’École, notam­ment : évo­lu­tion des class­es pré­para­toires, organ­i­sa­tion des enseigne­ments, débouchés (botte recherche). En décem­bre 1968, elle pub­lie un numéro spé­cial qui repro­duit le rap­port Lher­mitte, un ensem­ble de propo­si­tions issues des débats internes pen­dant Mai 1968.

Le projet de transfert de l’École

Cepen­dant, la grande affaire est celle du trans­fert hors de Paris. Décidé par le gou­verne­ment en 1961, ce trans­fert est lié à la fois à la poli­tique d’aménagement du ter­ri­toire et à un besoin de locaux pour accueil­lir des lab­o­ra­toires, des salles de TP, des équipements sportifs, et des pro­mo­tions de taille accrue. À la même époque en effet, il est décidé de porter les pro­mo­tions de 300 à 400 élèves.

Le proces­sus s’engage. Le ter­rain de Palaiseau est iden­ti­fié en 1963, le trans­fert est acté en 1964 et budgété en 1965. Un con­cours d’architecture débouche en 1966 sur le choix du pro­jet d’Henri Pot­ti­er. Dans les plans de l’époque, le trans­fert de l’École poly­tech­nique s’inscrit dans un pro­jet plus large : trans­fert de plusieurs grandes écoles à Palaiseau, con­struc­tion d’une véri­ta­ble ville desservie directe­ment par une autoroute et une ligne de RER. Suiv­ent le début des travaux en 1970, les pre­miers chantiers en 1972.

La crise de 1972–1975

En 1972 juste­ment, c’est le début d’une oppo­si­tion au trans­fert autour du groupe X‑Mon­tagne-Sainte-Geneviève ou GXM. Aux argu­ments des par­ti­sans, ce groupe oppose le déracin­e­ment d’une École ancrée dans ses murs, l’inutilité de regrouper recherche et enseigne­ment sur le même site, les risques de spécu­la­tion immo­bil­ière, le spec­tre d’une École isolée sur le plateau à mesure qu’est repoussée la con­struc­tion de l’environnement urbain promis.

Face au GXM qui mène cam­pagne en con­tac­tant directe­ment les anciens, La J&R défend les posi­tions de l’AX. Le numéro 275 de novem­bre 1972 est inté­grale­ment con­sacré au trans­fert, repub­liant les élé­ments parus sur le sujet depuis 1963. Elle se pose aus­si en défenseur de l’image de l’École, égratignée par le battage médi­a­tique du GXM et son out­rance ver­bale. L’éditorial de jan­vi­er 1974 s’exclame ain­si : « Cer­tains qui se dis­ent des nôtres sont en train de nous ridiculiser ! »

Lors de l’assemblée générale de l’AX le 23 juin 1975, le GXM obtient la majorité. Immé­di­ate­ment, La J&R change de ligne édi­to­ri­ale. Chaque numéro rend compte des actions du GXM : entre­tiens avec le gou­verne­ment, let­tre ouverte au prési­dent Valéry Gis­card d’Estaing, pro­jet de réno­va­tion du site de la mon­tagne Sainte-Geneviève, recherche d’alternatives comme une école bisite ou l’installation de l’ENS-Saint-Cloud à Palaiseau. Les édi­to­ri­aux de Louis d’Orso appel­lent avec un lyrisme flam­boy­ant à défendre les bâti­ments parisiens, creuset com­mun des poly­tech­ni­ciens depuis plus de cent cinquante ans. Ce com­bat, on le sait, est per­du et le démé­nage­ment a lieu selon le cal­en­dri­er prévu : la pre­mière pro­mo­tion fait sa ren­trée à Palaiseau en sep­tem­bre 1976.

Quel rôle pour La J&R ?

Gag­nant en audi­ence d’année en année, le GXM ques­tion­nait égale­ment la fonc­tion et le posi­tion­nement de La J&R, avec la ques­tion suiv­ante : La Jaune et la Rouge doit-elle être le lieu d’expression des posi­tions du con­seil de l’AX, ou est-elle le reflet de la com­mu­nauté poly­tech­ni­ci­enne dans son entier ?

La J&R ne l’ignore pas et, au print­emps 1974, elle se trans­forme rad­i­cale­ment, à la suite d’une enquête auprès de ses lecteurs. Un nou­veau for­mat est adop­té : on passe à un style « mag­a­zine », avec une cou­ver­ture illus­trée, une maque­tte mod­ernisée et en couleurs, davan­tage d’espace lais­sé aux pho­tos et aux dessins. Inno­va­tion sig­ni­fica­tive, une rubrique « Cour­ri­er des lecteurs » fait son apparition.

Cette trans­for­ma­tion se jus­ti­fie par l’érosion du lec­torat con­staté depuis quelques années ; c’est aus­si une réponse explicite au défi du GXM. Comme l’explique l’éditorial d’avril 1974 : « Pourquoi chang­er ? À cause de l’affaire Palaiseau ? C’est ce que diront les mau­vais­es langues et elles n’auront pas tout à fait tort. Non que le Con­seil de l’AX ait ressen­ti le besoin d’un organe pour soutenir sa poli­tique, mais parce qu’il a con­staté à cette occa­sion que La Jaune et la Rouge ne rem­plis­sait plus le rôle d’information qu’on pou­vait atten­dre. Désor­mais, ce sera la revue des Poly­tech­ni­ciens et non plus seule­ment celle du Con­seil de l’AX. »

“La Jaune et la Rouge doit-elle être le lieu
d’expression des positions du conseil de l’AX,
ou est-elle le reflet de la communauté polytechnicienne
dans son entier ?”

Une nouvelle J&R émerge

Le change­ment d’équipe à l’été 1975 mod­i­fie non seule­ment la ligne édi­to­ri­ale, mais aus­si la mise en page. La nou­velle maque­tte du print­emps 1974 était très coû­teuse, et la pub­li­ca­tion est défici­taire, con­duisant l’AX à ren­flouer les caiss­es. Un effort est fait pour dévelop­per les ressources pub­lic­i­taires, le nom­bre de pages dimin­ue et l’on revient à une mise en page plus sobre, en noir et blanc. Ces change­ments sont jus­ti­fiés par le besoin d’économie, mais aus­si par une con­cep­tion du rôle de La Jaune et la Rouge, explique l’éditorial de sep­tem­bre 1975 : « Il s’agit d’assurer au moins les ser­vices ren­dus par un bul­letin de liai­son ; il s’agit de ne pas sac­ri­fi­er la vie de l’Association à une par­tie rédac­tion­nelle d’intérêt “général” qui, pré­cisé­ment, ne peut se dévelop­per et intéress­er que si la sous-tend une vie poly­tech­ni­ci­enne plus ardente. 

Il s’agit égale­ment de ne pas sac­ri­fi­er le bud­get de l’AX, qui devrait être ori­en­té vers le sec­ours et l’assistance, à la fab­ri­ca­tion d’une revue de pres­tige. » La cou­ver­ture illus­trée et la maque­tte en couleurs ne seront pas de retour avant 1985.

Le trans­fert à Palaiseau fut donc une crise majeure, à la fois pour l’institution, pour les asso­ci­a­tions d’anciens et pour La J&R. En jeu dans cette crise : la place à don­ner à l’expression de points de vue diver­gents voire opposés, la déf­i­ni­tion d’une ligne édi­to­ri­ale entre neu­tral­ité, expres­sion d’un con­sen­sus et com­mu­ni­ca­tion insti­tu­tion­nelle, le rôle même d’une revue d’alumni.

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