René Carmille

Justice pour René Carmille (1906)

Dossier : Arts, lettres et sciencesMagazine N°753 Mars 2020
Par Michel Louis LEVY (57)

Le Con­trôleur général René Carmille, créa­teur de l’Insee, est mort en dépor­ta­tion à Dachau le 25 jan­vi­er 1945, il y a soix­ante-quinze ans. Un roman his­torique lui est con­sacré aux États-Unis. Sa mémoire mérite mieux que les juge­ments français à l’emporte-pièce et les fan­tasmes de l’imaginaire améri­cain, sur l’Occupation, la col­lab­o­ra­tion et la Résistance.

René Carmille, né à Tré­mo­lat (Dor­dogne) en 1886, est admis à l’X en 1906. Il en sort dans l’Artillerie, arme savante de l’époque, qui avait été au cœur de l’affaire Drey­fus et où la rival­ité indus­trielle, sci­en­tifique et mil­i­taire avec l’Allemagne per­dure. Lieu­tenant, puis com­man­dant de bat­terie au début de la guerre de 1914, il occupe ensuite des fonc­tions d’État-Major, y com­pris au Deux­ième Bureau. En avril 1924, il entre par con­cours au Con­trôle de l’administration de l’armée. Il devient spé­cial­iste de ges­tion indus­trielle, promeut notam­ment le développe­ment de la mécanogra­phie par cartes per­forées, tant dans l’Armée que devant la Cour des comptes, et super­vise plusieurs opéra­tions d’espionnage.

Déjà l’identification numérique

Dès décem­bre 1934, pour faciliter la mobil­i­sa­tion des class­es d’âges suc­ces­sives, il pro­pose un numéro matricule à 12 chiffres, fondé sur la date et le lieu de nais­sance et des­tiné à être attribué aux garçons dès leur déc­la­ra­tion à l’état civ­il. Il pub­lie De la mécanogra­phie dans les Admin­is­tra­tions (Syrey, 1936) et pré­conise la trans­for­ma­tion com­plète des procé­dures et la nor­mal­i­sa­tion des nomen­cla­tures de per­son­nel et de matériel.

Or Hitler, arrivé au pou­voir en 1933, entre­prend de recon­stituer et d’équiper l’armée alle­mande, y com­pris en machines mécanographiques IBM. La fil­iale alle­mande d’IBM est la Dehomag, que Carmille vis­ite et d’où il rap­porte la carte per­forée à 80 colonnes. En France, il favorise le développe­ment de Bull, repris en 1936 par la famille Cal­lies-Ausse­dat, des Papeter­ies Ausse­dat le four­nisseur en cartes mécanographiques, alliée à la famille Michelin.

Dans Vues d’économie objec­tive (Sirey, 1935), il écrit : « L’hitlérisme alle­mand […] conçoit donc l’État total­i­taire et […] fait régn­er un nation­al­isme offen­sif […] qui, comme en Russie, sup­prime toute lib­erté humaine, même celle de penser en silence. » Fin 1939, il récidive dans son arti­cle « Sur le ger­man­isme » dans la Revue poli­tique et par­lemen­taire où il con­sacre plusieurs pages à l’antisémitisme : « La vérité est que le suc­cès de l’antisémitisme alle­mand provient d’un besoin de places. […] Ce lan­gage a con­quis la foule des ingénieurs sans place, des avo­cats sans cause, des médecins sans clien­tèle. […] L’antisémitisme ne peut que s’aggraver.[…] Il faut de nou­velles mesures pour jus­ti­fi­er les anciennes. » 

À l’épreuve de la défaite

Vient la débâ­cle. L’armistice laisse à la France une armée de 100 000 hommes et plus d’un mil­lion de pris­on­niers. Pour se ménag­er la pos­si­bil­ité d’un jour remo­bilis­er, le Gou­verne­ment et l’État-Major com­posent l’armée de troupes com­bat­tantes, font cam­ou­fler ou trans­fér­er en zone libre le max­i­mum de matériel, et don­nent des statuts civils à l’intendance. Sont impliqués dans ce pro­jet les généraux Col­son (1896), secré­taire d’État à la Guerre, qui avait super­visé les envois d’armes aux répub­li­cains espag­nols, Wey­gand, min­istre de la Défense nationale, Huntziger, le plénipo­ten­ti­aire de l’Armistice, qui suc­cède début sep­tem­bre à Wey­gand et Col­son, les chefs d’État-Major de l’Armée, les généraux Verneau (1911) et Frère ; enfin le colonel Touzet du Vigi­er, avec qui Carmille par­ticipe aux opéra­tions de cam­ou­flage de matériel militaire.

Les débuts de la statistique démographique

Dès août 1940, René Carmille pro­pose de ren­dre civils les ser­vices du recrute­ment et de leur faire tenir à jour un reg­istre mécanographique de la pop­u­la­tion, fondé sur son numéro d’identité. Le « Ser­vice de la démo­gra­phie » est créé fin 1940. Doté d’un étab­lisse­ment cen­tral à Lyon et de direc­tions régionales, il entre­prend de met­tre sur cartes per­forées un énorme fichi­er (B5) de 2 500 000 démo­bil­isés com­por­tant leurs qual­i­fi­ca­tions mil­i­taires. Pour met­tre à jour les adress­es, il organ­ise un recense­ment, dit « des activ­ités pro­fes­sion­nelles » (AP), avec une nomen­cla­ture des pro­fes­sions adap­tée. Mais il lim­ite ce recense­ment à la seule « zone libre ».

Pour attribuer le numéro d’identité, il faut relever les actes de nais­sance détenus par les greffes des tri­bunaux, donc négoci­er avec le min­istre de la Jus­tice, Joseph Barthéle­my, depuis le 27 jan­vi­er 1941. Or celui-ci pré­pare ce qui va devenir le deux­ième « statut des Juifs » du 2 juin 1941, qui les oblige à se faire recenser, sous peine de sanc­tions sévères. Carmille pra­tique alors le b.a.-ba des ser­vices de ren­seigne­ments : le leurre. Il accepte d’insérer dans le recense­ment AP une ques­tion n° 11 : « Êtes-vous de race juive ? », et pro­pose, puis promet à Xavier Val­lat, Com­mis­saire général aux ques­tions juives (CGQJ), une exploita­tion mécanographique de son futur fichi­er. Par ailleurs, comme les greffes relèvent les nais­sances des deux sex­es, on ajoute un treiz­ième chiffre en pre­mière colonne, 1 pour les hommes, 2 pour les femmes. Le relevé des actes de nais­sance a lieu de mars à août 1941, et le recense­ment AP en juillet.


En Algérie, les recense­ments décomptent séparé­ment Européens, Juifs et Musul­mans. L’abrogation du décret Crémieux avait refait des Juifs des sujets indigènes, dis­crim­inés. Or René Carmille y fait pass­er, dès juin 1940, du matériel mécanographique moderne.
En mai 1941, il explique à Alger au général Wey­gand, Délégué général, l’intérêt des équipements mécanographiques.
Le SNS d’Alger essaye alors des codes de la pre­mière colonne où seraient dis­tin­gués Français, Étrangers, Juifs et Musulmans.


Des statistiques inexploitables… par l’occupant

Le 11 octo­bre 1941, le Ser­vice de la démo­gra­phie absorbe la Sta­tis­tique générale de la France (SGF) chargée jusque-là du recense­ment quin­quen­nal de la pop­u­la­tion. Le croise­ment du fichi­er B5 et du recense­ment AP per­met de pré­par­er la mobil­i­sa­tion clan­des­tine de 250 000 hommes. Ce tra­vail est achevé à l’été 1942. En même temps, Carmille pro­pose l’aide de son ser­vice à toutes les admin­is­tra­tions civiles, mais oppose raisons tech­niques, finan­cières et poli­tiques à l’organisation du recense­ment AP en zone occupée.

Le leurre fonc­tionne. La ques­tion n° 11 n’a d’autre util­i­sa­tion que de dis­penser des Chantiers de jeunesse quelques jeunes gens qui s’étaient déclarés juifs. Quant à l’exploitation numérique du fichi­er du CGQJ – env­i­ron 110 000 for­mu­laires partagés entre les DR de Cler­mont-Fer­rand et de Limo­ges – Carmille la retarde le plus pos­si­ble par des con­signes orales et fit si bien que le chiffre­ment demandé n’aboutit, après trois ans d’atermoiements, qu’à un état numérique anonyme et anodin, qui n’était pas ter­miné en févri­er 1944, lors de l’arrestation de Carmille. C’est ce sab­o­tage que met en lumière Edwin Black dans IBM et l’Holocauste (Robert Laf­font, 2001) et qui fait de Carmille – en Amérique – The First Hack­er et A Qui­et Hero.

Vers la clandestinité

Le 4 sep­tem­bre 1942, cat­a­stro­phe. Laval fait instituer le Ser­vice du tra­vail oblig­a­toire (STO). Vichy, qui a déjà ren­du oblig­a­toire la déc­la­ra­tion de change­ment de domi­cile, implique le SNS dans l’organisation du recrute­ment. Or le 8 novem­bre com­mence le débar­que­ment des Alliés en Afrique du Nord. Le SNS d’Alger est réqui­si­tion­né. Le 26 décem­bre, le comman­dement allié nomme le général Giraud « com­man­dant en chef civ­il et mil­i­taire ». Grâce aux cartes per­forées de Carmille, la mobil­i­sa­tion de l’armée d’Afrique se fait avec rapid­ité mais sous forme discriminatoire.

Les Alle­mands répon­dent en envahissant Lyon et la zone Sud, pri­vant Vichy de son dernier attrib­ut de sou­veraineté. L’Armée d’armistice est dis­soute et ses officiers créent l’Organisation de résis­tance de l’armée (ORA), plus proche de Giraud que de De Gaulle. Le 27 novem­bre, la flotte française se sabor­de à Toulon. Ten­tant le tout pour le tout, le 4 décem­bre, Carmille fait vis­iter au maréchal Pétain la direc­tion régionale du SNS à Cler­mont-Fer­rand et lui expose qu’on pour­rait réu­nir les élé­ments de plusieurs divi­sions pour affron­ter l’ennemi. En vain. La mort dans l’âme, René Carmille fait alors détru­ire les fichiers de mobil­i­sa­tion, cam­ou­fle les codes et enterre les dossiers les plus com­pro­met­tants. Il affiche désor­mais osten­si­ble­ment les activ­ités civiles du SNS et plonge pour le reste dans la clandestinité.

“Il faudrait parler
du « numéro Carmille », comme on dit
la tour Eiffel.”

La déportation

Il retarde et empêche, tout au long de l’année 1943, l’inscription du numéro d’identité sur les for­mu­laires du STO. Par le réseau Jade-Ami­col, il fait remet­tre à l’Intelligence Ser­vice les mod­èles de la carte d’identité que Vichy veut instau­r­er et des machines des­tinées à com­poster les cartes. Des avis de décès reçus au SNS sont util­isés pour met­tre de « vraies-fauss­es » cartes d’identité à la dis­po­si­tion de résis­tants, de déser­teurs alle­mands et de Juifs. 

Il fait par­tie du réseau Mar­co-Polo, spé­cial­isé dans l’interception des trans­mis­sions. Mais la Gestapo resserre son étau sur les réseaux lyon­nais de Résis­tance, qui subis­sent de lour­des pertes. Le 19 novem­bre 1943, quai Gail­leton, le camion qui sert de cen­tral de télé­com­mu­ni­ca­tions à l’État-Major alle­mand explose. La Gestapo remonte alors la fil­ière Mar­co-Polo. Prévenu du dan­ger, Carmille reste à son poste et est arrêté avec son chef de cab­i­net Ray­mond Jaouen, le 3 févri­er 1944. Tor­turé puis interné à la prison Montluc, il est trans­féré à Com­piègne. De là, il part pour Dachau par le « train de la mort » des 2–5 juil­let 1944. Jaouen meurt étouf­fé pen­dant le tra­jet, Carmille survit quelques mois mais le typhus finit par l’emporter. La Gestapo a au moins gag­né sur ce point : les débar­que­ments de Nor­mandie (6 juin) et de Provence (15 août) ne peu­vent s’appuyer sur la mobil­i­sa­tion de spé­cial­istes qu’il avait prévue. 

En trois ans Carmille a doté la France d’un ser­vice de sta­tis­tiques per­for­mant, gérant des fichiers d’individus, d’entreprises et d’établissements, pra­ti­quant sondages et enquêtes, recru­tant à l’École poly­tech­nique, dis­posant d’une école d’application et d’une déon­tolo­gie. Et d’un numéro d’identité de 13 chiffres, fondé sur le lieu et la date de nais­sance, tou­jours en usage, qu’il faudrait appel­er le « numéro Carmille », comme on dit la tour Eiffel. 

En son hon­neur, l’École d’Administration mil­i­taire (EMCTA) a don­né son nom à sa pro­mo­tion 2008–2009. 


Ressources

Harsh­barg­er (Dwight) : A Qui­et Hero. A Nov­el of Resis­tance in WWII France, Mas­cot Books, Hern­don, VA, 2018.

Commentaire

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robert.ranquet.1972répondre
28 avril 2020 à 9 h 07 min

Nous pub­lions ici, avec leur accord, un échange entre l’au­teur et Hubert Levy-Lambert :
HLL : Je ne com­prends pas bien le titre de ton excel­lent arti­cle. Carmille n’est pas Rossel ni Bastien-Thiry ! Son nom est inscrit sur le mon­u­ment aux morts de l’X et il a eu droit à une notice dans ma brochure “Pour la Patrie” page 172, dérivée de sa notice wikipedia très doc­u­men­tée. Son nom a été cité dans le dis­cours du min­istre du 8 octo­bre 2014, juste avant les Com­pagnons de la Libéra­tion (page 12 ibid).
L’au­teur : S’agissant du titre de mon arti­cle, il est expliqué dans le cha­peau, de façon sans doute sibylline : la mémoire de Carmille “mérite mieux que les juge­ments français à l’emporte-pièce et les fan­tasmes de l’imaginaire améri­cain » Les “fan­tasmes de l’imaginaire améri­cain” se dévelop­pent depuis le livre d’Edwin Black, IBM et l’Holocauste, qui a lais­sé enten­dre que le sab­o­tage — indé­ni­able — de l’exploitation mécanographique du fichi­er du CGQJ a sauvé des mil­liers de Juifs. Or ce fichi­er avait plutôt des visées économiques que poli­cières ; si Carmille a cer­taine­ment sauvé des Juifs par son action ultérieure et notam­ment par les fauss­es cartes d’identité que sa posi­tion au SNS per­me­t­tait, ce sab­o­tage a plutôt empêché des spo­li­a­tions ; les rafles et dépor­ta­tions se sont faites, hélas, à par­tir de fichiers manuels.
Quant aux “juge­ments français à l’emporte pièce”, ce sont ceux qui classent som­maire­ment Carmille dans la pré­ten­due caté­gorie des « vichys­to-résis­tants », inven­tée par l’historien Jean-Pierre Azé­ma. Celui-ci est l’auteur prin­ci­pal du rap­port Rémond (1996) puis du rap­port Azé­ma (1998) — autour des fichiers de la Pré­fec­ture de police, puis de ceux de la mobil­i­sa­tion en Algérie, qui ont acca­blé la mémoire de Carmille. Azé­ma fut le directeur de thèse de Johan­na Barasz, dont tu peux lire l’article « De Vichy à la Résis­tance : les vichys­to-résis­tants 1940–1944 » ici :
https://www.cairn.info/revue-guerres-mondiales-et-conflits-contemporains-2011–2‑page-27.htm#re1no1
Voir notam­ment la note 1, et la note 27 :
Autre vivi­er man­i­feste de vichys­to-résis­tants, les ser­vices de ren­seigne­ment de Vichy, offi­ciels ou cam­ou­flés comme les ser­vices du colonel Pail­lole, ain­si que les groupes de mil­i­taires qui, (…) cou­vrirent les activ­ités offi­cieuses ( …) du con­trôleur général Carmille dont les sta­tis­tiques devaient per­me­t­tre la pré­pa­ra­tion d’une mobil­i­sa­tion secrète (27) (27) Retenir ces viviers n’implique pas qu’en tant que telles, ces dif­férentes organ­i­sa­tions soient « résistantes. » »
Je compte com­pléter l’article de Wikipedia pour « faire jus­tice » de ces « juge­ments à l’emporte-pièce ».
Espérant avoir répon­du à ton point d’interrogation, je te prie de croire, mon cher Hubert, à mon excel­lent et bien ami­cal souvenir

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