Anatole de Melun (X1826) un polytechnicien en 1830 (1/2)

Dossier : Arts, lettres et sciencesMagazine N°743 Mars 2019
Par Robert RANQUET (72)

« Le moment de mon exa­m­en était arrivé ; fatigué de mes travaux, dis­trait par la poli­tique qui envahis­sait tout, je me sen­tais mal dis­posé pour ten­ter une épreuve si déci­sive. Ara­go me ras­sura en me dis­ant que j’avais toutes les chances de suc­cès. » Ain­si Ana­tole de Melun évoque-t-il son con­cours d’entrée à l’École en 1826. Le grand savant Ara­go, à qui sa famille est liée par des orig­ines rous­sil­lon­nais­es com­munes, le cha­peaute. Jeune homme bien de sa généra­tion, que ses orig­ines aris­to­cra­tiques n’empêchent pas d’être atten­tif aux mou­ve­ments qui ani­ment son temps, il est sen­si­ble à l’agitation poli­tique du moment « qui envahit tout ».

À l’École

Entré à l’École dans un rang mod­este, il devra y dis­ci­plin­er surtout son esprit : « Le grand adver­saire de mes études était mon imag­i­na­tion vagabonde qui, depuis mon enfance, m’avait fait vivre dans un monde idéal, bien plus attrayant que la vie réelle. Jusque-là, c’était une dis­trac­tion sans grande con­séquence, mais à l’École où les moments sont comp­tés, où il fal­lait suiv­re au pas de course, sans s’arrêter, le pro­gramme des exa­m­ens, cette espèce de roman qui se dévelop­pait dans ma tête pen­dant des semaines et des mois entiers, nui­sait beau­coup aux X et aux Y, bien moins poé­tiques. Mes rêves éveil­lés roulaient tou­jours sur des exploits guer­ri­ers, dont j’étais le héros. Je me voy­ais à la tête d’une armée que je con­dui­sais invari­able­ment à la victoire. »

Mais déjà la poli­tique attire Ana­tole de Melun : « C’est à cette époque où l’esprit d’opposition, prélude à la révo­lu­tion de juil­let, se fai­sait partout, à la tri­bune, dans la presse et jusque dans les salons de Paris en apparence les plus con­ser­va­teurs, que je com­mençai à m’occuper ardem­ment de poli­tique. J’ai déjà dit que, dès mon enfance, j’avais annon­cé un goût pronon­cé pour cette sci­ence qui, même chez la plu­part des hon­nêtes gens, con­siste à com­bat­tre à tort et à tra­vers toute autorité et à saper, sans le vouloir, les bases de la société qu’ils croient défendre. »

“L’esprit frondeur qui régnait en France
à la fin du règne de Charles X
envahissait de plus en plus l’École.”

Il trou­ve à l’École, comme on le sait, un ter­reau très favor­able à ses aspi­ra­tions : « Les idées qui dom­i­naient alors la jeunesse française et qui trou­vaient à l’École poly­tech­nique une atmo­sphère très favor­able, ren­con­traient aus­si dans l’indépendance qui m’était naturelle un ter­rain bien pré­paré. » Le bouil­lon­nement des idées qui inspi­ra plus tard un Vaneau et ses cama­rades est déjà à l’œuvre : « L’esprit fron­deur qui rég­nait en France à la fin du règne de Charles X envahis­sait de plus en plus l’École ; on s’y arrachait les jour­naux, mal­gré la sévère con­signe qui les prohibait. »

Et déjà, son tal­ent d’orateur le dis­tingue : « L’École fut trans­for­mée en un véri­ta­ble par­lement où toutes les idées les plus con­tra­dic­toires se fai­saient jour dans des dis­cus­sions très ani­mées aux­quelles je pre­nais une grande part ; grâce à une cer­taine facil­ité de parole, je n’y étais pas sans influence. »

Un révolutionnaire de bonne famille

Ana­tole de Melun, agi­ta­teur révo­lu­tion­naire ? On n’y ira peut-être pas jusque-là. Mais cer­taine­ment un esprit libre et curieux des nou­veautés : « Déjà, dans ma famille, les opin­ions très roy­al­istes de mes par­ents avaient eu des assauts à soutenir con­tre mes ten­dances très libérales. Ma mère, si bonne, si indul­gente pour ses enfants, ne pou­vait admet­tre la moin­dre con­tra­dic­tion sur ce chapitre. Elle était surtout inflex­i­ble sur les ques­tions religieuses où je me per­me­t­tais quelques objec­tions, qui paraî­traient aujourd’hui assez inno­centes, mais qui alors, aux yeux des purs, étaient entachées de schisme et d’hérésie. »

Son entrée en poli­tique se fit au hasard de la pub­li­ca­tion dans le Cour­ri­er français d’un arti­cle qui reprochait aux élèves de l’École d’avoir fait une man­i­fes­ta­tion abso­lutiste. Le jeune Ana­tole est alors chargé par ses cama­rades de con­duire la riposte : « Il fut décidé que l’on répondrait par un arti­cle qui rétabli­rait la vérité des faits et affirmerait notre attache­ment aux insti­tu­tions libérales, sans toute­fois avoir l’air de faire cause com­mune avec les enne­mis de la roy­auté. La chose n’était pas facile, car il s’agissait d’obtenir l’adhésion d’une réu­nion de jeunes gens, dont la majorité était pronon­cée en faveur des idées nou­velles et dont une assez forte minorité était non moins dévouée aux anci­ennes tra­di­tions. Je fus chargé de rédi­ger ce man­i­feste dans le sens que j’avais pro­posé et qui était con­forme à mes opin­ions personnelles. »

L’article qu’il rédi­ge rem­porte un grand suc­cès d’opinion, mais « le gou­verne­ment, dont il con­trari­ait ouverte­ment les idées, s’en émut et les chefs de l’École requirent l’ordre de décou­vrir son auteur qui, comme exem­ple, devait être immé­di­ate­ment ren­voyé. Heureuse­ment le secret fut si bien gardé que le soupçon ne put s’arrêter sur per­son­ne. Après des recherch­es infructueuses, on finit par attribuer le doc­u­ment à un écrivain étranger à l’École et je pus jouir en sécu­rité, mais en silence, de mon pre­mier suc­cès poli­tique qui avait fail­li me coûter cher. »

Au moins Ana­tole aura-t-il appris la pru­dence à cette occasion !

[La politique] consiste
à combattre à tort et à travers toute autorité et à saper,
sans le vouloir, les bases
de la société qu’ils croient défendre”

Quelques rencontres remarquables

Entre deux menées poli­tiques, Ana­tole de Melun se lie plus par­ti­c­ulière­ment avec plusieurs de ses cama­rades. Le mar­que par­ti­c­ulière­ment la con­nais­sance de Vic­tor Con­sid­érant : « Un des élèves avec lequel j’entretenais les meilleures rela­tions, Con­sid­érant, acquit […] un cer­tain renom. Épris presque dès l’enfance de la doc­trine de Fouri­er, le créa­teur du Pha­lanstère, il pas­sait tous ses jours de sor­tie chez cet inven­teur, sim­ple com­mis de mag­a­sin, qui avait écrit un gros vol­ume où il se mon­trait un dialec­ti­cien très puis­sant lorsqu’il s’agissait de com­bat­tre les erreurs et les vices de notre état social, mais où il ne présen­tait pour les détru­ire que des remèdes impuis­sants et sou­vent ridicules. » L’amitié ne le dis­pen­sait donc pas d’un juge­ment assez sûr sur les utopies de son temps : « Quoique son ami, je me plai­sais à l’entreprendre sur sa réforme human­i­taire et à l’exciter à nous expos­er son sys­tème dont les détails sus­ci­taient l’hilarité générale. »

Il retien­dra aus­si de ses années à l’X une cir­con­stance remar­quable qui lui fait crois­er Tal­leyrand : « Le 21 jan­vi­er, on célébrait avec une grande pompe à Notre-Dame, l’anniversaire de la mort de Louis XVI. Les princes et tous les corps con­sti­tués y assis­taient ; l’armée y avait ses représen­tants ; on y admet­tait une délé­ga­tion de l’École poly­tech­nique, dont je fis par­tie en 1828. C’était un triste, mais mag­nifique spectacle […].

Par­mi les grands-officiers de la Couronne, chamar­rés d’ors et de déco­ra­tions, on remar­quait le prince de Tal­leyrand. À sa démarche boi­teuse, à son air con­traint et ennuyé, on recon­nais­sait l’ancien évêque d’Autun, for­cé de pren­dre part à une céré­monie religieuse, et le min­istre du Direc­toire et de l’Empire, devenu le grand cham­bel­lan du roi Charles X. L’isolement où on le lais­sait sem­blait lui reprocher sa présence dans le tem­ple de Dieu qu’il avait quit­té et à la cour d’un roi qu’il devait bien­tôt trahir. » Plume élé­gante autant qu’acérée !

Enfin la vraie vie : en route pour Metz !

Enfin sor­ti dans un rang suff­isant, Ana­tole de Melun rejoint l’École d’application de Metz, où la vraie vie s’ouvre enfin à lui. « Metz était alors comme la patrie des élèves de l’École : à la prom­e­nade, au théâtre, dans tous les lieux publics, ils tenaient le haut du pavé et, dans les salons où ils fai­saient florès comme danseurs, ils étaient l’objet des atten­tions de toutes les mères de famille. »

Il y décou­vre une vie agréable : « Dans les pre­miers jours, les con­scrits étaient invités par les anciens à un dîn­er for­mi­da­ble. Comme il y avait env­i­ron dix tables pour chaque sec­tion et que les con­scrits rendaient la politesse, c’étaient à peu près vingt fes­tins qu’il fal­lait affron­ter. » Vie… sans doute un peu dis­solue ? Et mar­quée par des faits d’armes un peu potach­es, comme à l’occasion de ce grand bal offert par le Préfet auquel, en rai­son de quelque indis­ci­pline, il leur avait été inter­dit de participer.

Les con­scrits, con­signés, devaient ronger leur frein sous bonne garde à la caserne, au grand dam des jeunes filles aux­quelles ils se promet­taient bien de faire mille ama­bil­ités : « Enfin, le grand jour arri­va, les salons sont ouverts, jamais ils n’ont été plus resplendis­sants de fleurs, de parures, de lumières ; mais hélas ! les danseurs les plus gais, les plus aimables sont absents.

Tout à coup, les portes s’ouvrent et livrent pas­sage à un batail­lon d’élèves qui s’empressent de venir réclamer des engage­ments que per­son­ne n’a oubliés. Ce fut un coup de théâtre : l’assemblée, tout à l’heure silen­cieuse et presque triste, a repris son ani­ma­tion et sa bonne humeur et l’hilarité gagna même les per­son­nages offi­ciels, lorsque les élèves racon­tèrent que, pour échap­per à la vig­i­lance des fac­tion­naires, ils avaient sauté par les fenêtres. Un seul ne riait pas, le général com­man­dant l’École, témoin de cette indis­ci­pline flagrante. »

Au milieu de cette agi­ta­tion aimable­ment mil­i­taire et mondaine, Ana­tole de Melun fait aus­si des expéri­ences plus pro­fondes, qui augurent de l’homme mûr qu’il devien­dra. Ain­si de la pro­ces­sion de la Fête-Dieu en 1830 : « À Metz, la pop­u­la­tion était beau­coup mieux dis­posée [qu’à Paris] : les rues étaient décorées par le zèle et la piété des habi­tants ; c’était une véri­ta­ble man­i­fes­ta­tion religieuse, à laque­lle tous les dif­férents corps de troupe, en grand uni­forme, espacés sur le par­cours de la pro­ces­sion ou rangés en bataille devant les reposoirs, don­naient un mer­veilleux éclat. Cette belle fête, qui se célébra dans toutes les villes, fut le dernier hom­mage ren­du par la monar­chie au plus grand mys­tère de la reli­gion chré­ti­enne. Je n’étais pas très dévot, mais elle m’a lais­sé une impres­sion profonde. »

C’est de sa gar­ni­son de Metz qu’il assiste à la nais­sance des événe­ments révo­lu­tion­naires de 1830 : « On sut bien­tôt qu’on se bat­tait dans Paris, mais tout à coup les com­mu­ni­ca­tions furent inter­rompues avec Paris ; les bras du télé­graphe restèrent immo­biles ; la poste s’arrêta. Les autorités, livrées à elles-mêmes, ne savaient que faire. Des bruits étranges et peu ras­sur­ants com­mençaient à cir­culer ; les uns par­laient de Napoléon, dont le nom avait con­servé son pres­tige dans un pays éminem­ment guer­ri­er, et voulaient qu’on rem­plaçât sur le champ le dra­peau blanc par le dra­peau tri­col­ore ; quelques répub­li­cains, réu­nis en club, pré­paraient par une émeute une man­i­fes­ta­tion soi-dis­ant patriotique. »

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La Jaune et la Rouge remer­cie M. Hugues de Varine, arrière-arrière-petit-fils d’Anatole de Melun, pour la com­mu­ni­ca­tion des mémoires de son aïeul. 

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