La course à la prochaine génération de biothérapeutiques

Dossier : Les biotechnologies, industries majeures du XXIe siècleMagazine N°642 Février 2009
Par Timothée HERPIN (89)
Par Christophe ESCUDÉ (89)

La plu­part des médi­ca­ments mis sur le mar­ché au XXe siècle étaient de petites molé­cules, par­fois sub­stances natu­relles mais plus géné­ra­le­ment pro­duites par syn­thèse orga­nique. À par­tir des années quatre-vingt, les pro­grès de la bio­lo­gie molé­cu­laire ont per­mis de réa­li­ser l’in­té­rêt que pour­raient pré­sen­ter les bio­ma­cro­mo­lé­cules, en par­ti­cu­lier les pro­téines, mais aus­si des acides nucléiques, en tant que médicaments.

Ces pro­duits, que l’on qua­li­fie­ra de bio­thé­ra­peu­tiques, sont l’ob­jet d’ef­forts très intenses au niveau de la recherche et d’un inté­rêt impor­tant de la part des indus­triels, qui se tra­duit par des inves­tis­se­ments consé­quents. Quelles sont la situa­tion pré­sente dans le domaine des bio­thé­ra­peu­tiques et l’ap­proche stra­té­gique de l’in­dus­trie pharmaceutique ?

Repères
Outre l’in­su­line, d’autres pro­téines recom­bi­nantes ont fait la preuve d’un inté­rêt thé­ra­peu­tique, en par­ti­cu­lier les hor­mones de crois­sance. L’ad­mi­nis­tra­tion de ces pro­téines per­met de res­tau­rer une fonc­tion qui est absente ou mal réa­li­sée chez le patient.

Protéines et anticorps

La pro­duc­tion d’une pro­téine peut poser des pro­blèmes de sta­bi­li­té ou de solubilité

L’i­dée d’u­ti­li­ser des pro­téines pour soi­gner une mala­die est assez ancienne : depuis les années vingt, on admi­nistre à des patients dia­bé­tiques l’in­su­line qui leur fait défaut. Cette insu­line est extraite de pan­créas d’a­ni­maux. Grâce au génie géné­tique, on a pu depuis lors pro­duire, dans des condi­tions de sécu­ri­té net­te­ment amé­lio­rées, plu­sieurs types d’in­su­line recom­bi­nante, cer­taines pos­sé­dant des pro­prié­tés inté­res­santes, par exemple l’in­su­line dite » retard » qui peut être admi­nis­trée avec une fré­quence dimi­nuée. Ces pro­duits dominent aujourd’­hui lar­ge­ment le marché.

En paral­lèle aux études sur les pro­téines, une col­la­bo­ra­tion fruc­tueuse entre immu­no­lo­gistes et géné­ti­ciens a per­mis de com­prendre com­ment des anti­corps étaient capables de recon­naître spé­ci­fi­que­ment leur sub­strat. Ces tra­vaux ont conduit à envi­sa­ger l’u­ti­li­sa­tion d’an­ti­corps contre des cibles molé­cu­laires pré­cises que l’on savait être impli­quées dans cer­taines patho­lo­gies. L’i­dée est ici de blo­quer la fonc­tion d’une pro­téine cible.

De multiples difficultés, mais pas insurmontables

L’u­ti­li­sa­tion de pro­téines ou d’an­ti­corps en tant que médi­ca­ment se heurte à un cer­tain nombre de difficultés.

Les approches antitumorales
Sou­vent les pro­ces­sus tumo­raux sont liés à la sur­ex­pres­sion de cer­tains gènes. La spé­ci­fi­ci­té des oli­go­nu­cléo­tides peut être exploi­tée pour dimi­nuer l’ex­pres­sion de ces gènes ou pour blo­quer la fonc­tion des pro­téines pro­duites. D’autres approches visent à blo­quer au niveau de la tumeur la for­ma­tion de vais­seaux san­guins néces­saires pour son irri­ga­tion et sa croissance.

Tout d’a­bord, la pro­duc­tion d’une pro­téine, qui peut se faire dans des bac­té­ries, des levures, des cel­lules humaines, voire des ani­maux, peut poser des pro­blèmes de sta­bi­li­té ou de solubilité.

L’ad­mi­nis­tra­tion de la pro­téine, qui doit sou­vent se faire par voie intra­vei­neuse, ne per­met d’at­teindre que le com­par­ti­ment san­guin, les pro­téines ne dif­fu­sant pas libre­ment à tra­vers les mem­branes cellulaires.

Enfin, cette admi­nis­tra­tion risque d’in­duire chez le patient une réac­tion immu­ni­taire, notam­ment pour les anticorps.

De nom­breux tra­vaux d’in­gé­nie­rie cel­lu­laire et molé­cu­laire ont été entre­pris afin d’a­mé­lio­rer la sélec­ti­vi­té, la spé­ci­fi­ci­té, la bio­dis­po­ni­bi­li­té et les pro­prié­tés phar­ma­co­ci­né­tiques des anti­corps, tout en dimi­nuant leur pou­voir immunogène.

Ain­si les pre­miers anti­corps, dits mono­clo­naux car ils dérivent d’une seule cel­lule, ont cédé la place à de nou­velles ver­sions amé­lio­rées : par exemple, on » huma­nise » des anti­corps de sou­ris1, on se limite à l’u­ti­li­sa­tion de » frag­ments » pos­sé­dant l’ac­ti­vi­té recher­chée, on crée des pro­téines dites de » fusion » qui lient les pro­prié­tés de recon­nais­sance de l’an­ti­corps avec d’autres pro­téines leur confé­rant une acti­vi­té accrue, on conçoit des pro­téines tota­le­ment arti­fi­cielles en par­tant du sque­lette d’une pro­téine connue.

Quand l’ADN devient médicament

Une autre approche consiste à ten­ter d’u­ti­li­ser de courts frag­ments d’a­cides nucléiques, appe­lés oli­go­nu­cléo­tides, comme médi­ca­ments2. Cette idée est née du constat éta­bli au début des années quatre-vingt que de courts oli­go­nu­cléo­tides, appe­lés » anti­sens « , peuvent en se fixant sur un ARN mes­sa­ger conduire à sa dégradation.

L’ap­proche » anti­sens » est aujourd’­hui sup­plan­tée par une approche plus effi­cace appe­lée inter­fé­rence à ARN (RNAi). L’in­tro­duc­tion de courts ARN en double brin dans des cel­lules abou­tit, par un méca­nisme enzy­ma­tique en plu­sieurs étapes, à la dégra­da­tion des ARN mes­sa­gers conte­nant la séquence de l’un des deux brins complémentaires.

Uti­li­ser comme médi­ca­ment de courts frag­ments d’ADN

Dans les deux cas, l’ex­pres­sion du gène ciblé est inhi­bée de manière spé­ci­fique, car l’ARN détruit ne pour­ra plus conduire à la pro­duc­tion d’une pro­téine fonc­tion­nelle. Les apta­mères sont des oli­go­nu­cléo­tides qui se fixent non pas sur des ARN, mais sur des protéines.

Leur séquence est choi­sie à l’is­sue d’un pro­ces­sus de sélec­tion com­plexe impli­quant une grande quan­ti­té de séquences dif­fé­rentes, ce qui per­met d’i­so­ler les séquences en fonc­tion de leur apti­tude à se fixer sur la cible choi­sie. La fixa­tion de l’ap­ta­mère sur la pro­téine abou­tit à inhi­ber la fonc­tion de la protéine.

Avas­tin, un très grand succès
D’a­près une étude de Data­mo­ni­tor3, les ventes de pro­duits bio­thé­ra­peu­tiques repré­sen­taient 26 mil­liards de dol­lars en 2007 et devraient croître jus­qu’à 49 mil­liards de dol­lars en 2013.
Les ana­lystes finan­ciers pré­disent que, d’i­ci 2015, Avas­tin, l’an­ti­corps mono­clo­nal anti­can­cé­reux de Genen­tech et Roche, sera le médi­ca­ment qui géné­re­ra le plus grand reve­nu de l’his­toire de l’industrie.

Comme les pro­téines, les oli­go­nu­cléo­tides tra­versent mal les mem­branes cel­lu­laires, un pro­blème cru­cial puisque leurs cibles sont situées dans les cel­lules. De plus, ces molé­cules sont rapi­de­ment dégra­dées et éli­mi­nées. Il est pos­sible d’a­mé­lio­rer la sta­bi­li­té et la bio­dis­po­ni­bi­li­té des oli­go­nu­cléo­tides grâce à l’in­tro­duc­tion de modi­fi­ca­tions chi­miques. Une des dif­fi­cul­tés est d’in­tro­duire ces modi­fi­ca­tions tout en pré­ser­vant l’ac­ti­vi­té bio­lo­gique. Plu­sieurs oli­go­nu­cléo­tides ont fait l’ob­jet d’un déve­lop­pe­ment assez pous­sé sur des modèles de cel­lules en culture ou des modèles ani­maux. L’in­hi­bi­tion spé­ci­fique de l’ex­pres­sion d’un gène a pu être obser­vée en admi­nis­trant des ARN inter­fé­rents à des sou­ris par voie intraveineuse.

Une importance commerciale

Les pro­duits bio­thé­ra­peu­tiques sont convoi­tés assi­dû­ment par l’in­dus­trie phar­ma­ceu­tique. Com­mer­cia­le­ment, ces pro­duits consti­tuent une part impor­tante des reve­nus de l’in­dus­trie, et béné­fi­cient d’une forte crois­sance, de larges marges de pro­fit et d’une faible com­pé­ti­tion générique.

Jus­qu’à pré­sent, les avan­cées scien­ti­fiques dans le domaine bio­thé­ra­peu­tique ont été exploi­tées par de jeunes entre­prises » bio­tech » qui se sont appro­prié la pro­prié­té indus­trielle et ont déve­lop­pé les pre­miers pro­duits. Si cer­taines entre­prises phar­ma­ceu­tiques ont déve­lop­pé en interne des pro­duits bio­thé­ra­peu­tiques, tel Eli Lil­ly avec l’in­su­line, beau­coup de socié­tés ont choi­si d’ac­qué­rir leurs com­pé­tences et pro­duits de façon externe, sous la forme de par­te­na­riat ou d’acquisition.

Des prises de position stratégiques

Beau­coup de socié­tés ont choi­si d’acquérir leurs com­pé­tences et pro­duits de façon externe, sous la forme de par­te­na­riat ou d’acquisition

Étant don­né le poten­tiel com­mer­cial d’une nou­velle géné­ra­tion de bio­thé­ra­peu­tiques, les grands groupes phar­ma­ceu­tiques se livrent à une com­pé­ti­tion intense, et prennent des posi­tions stra­té­giques dans l’es­poir de domi­ner une approche particulière.

La plu­part d’entre eux essaient de com­bi­ner des acqui­si­tions qui per­mettent de contrô­ler une tech­no­lo­gie avec quelques par­te­na­riats qui per­mettent de ne pas être exclus d’autres domaines.

La rela­tion entre Roche et Genen­tech, éta­blie en 1990, reste un modèle de l’a­van­tage qu’il y a à inves­tir tôt dans des bio­thé­ra­peu­tiques. Roche a choi­si de contrô­ler une par­tie du capi­tal de Genen­tech mais de lais­ser l’en­tre­prise indé­pen­dante. En contre­par­tie, Roche a eu le droit de com­mer­cia­li­ser en Europe les pro­duits décou­verts par Genen­tech. En 2007, les pro­duits issus de Genen­tech consti­tuaient 58 % du reve­nu géné­ré par les vingt meilleurs pro­duits de Roche5 et les trois meilleurs pro­duits ven­dus par Roche venaient de Genen­tech. Récem­ment Roche a annon­cé l’in­ten­tion d’ac­qué­rir le reste du capi­tal de Genen­tech et de fusion­ner les deux com­pa­gnies. Roche ne s’est pas conten­té de ce suc­cès dans le domaine des pro­téines thé­ra­peu­tiques et des anti­corps monoclonaux.

La com­pa­gnie a aus­si misé for­te­ment sur l’in­ter­fé­rence à ARN avec l’ac­qui­si­tion des biens et bre­vets euro­péens de Alny­lam qui lui ont per­mis de fon­der un centre de recherche dans le domaine. Roche a aus­si pris posi­tion dans le domaine des apta­mères à tra­vers un par­te­na­riat avec la bio­tech alle­mande Noxxon.

Quelques exemples
Bris­tol-Myers Squibb (BMS) a choi­si en 2006 d’ac­qué­rir Adnexus, qui déve­loppe les » adnec­tins » (pro­téines for­mées sur un sque­lette de fibro­nec­tine) pour se don­ner une capa­ci­té interne de décou­verte de pro­téines thé­ra­peu­tiques. Bris­tol-Myers Squibb avait aupa­ra­vant éta­bli une col­la­bo­ra­tion avec Doman­tis pour la décou­verte de frag­ments d’an­ti­corps, mais s’é­tait vu par la suite exclu de la tech­no­lo­gie par l’ac­qui­si­tion de Doman­tis par GlaxoS­mi­thK­line (GSK). BMS a récem­ment ten­té d’ac­qué­rir ImClone pour étendre ses capa­ci­tés dans le domaine des anti­corps mono­clo­naux, mais s’est vu sur­en­ché­ri par Eli Lil­ly. Afin de ne pas être exclu des ARN » anti­sens « , BMS a éta­bli une col­la­bo­ra­tion avec Isis Phar­ma­ceu­ti­cals, un des lea­ders dans le domaine avec près de vingt ans d’expérience.
Merck consti­tue un autre exemple inté­res­sant. La com­pa­gnie a fait grand bruit en ache­tant pour 1,1 mil­liard de dol­lars en 2006 Sir­na, un des lea­ders dans la tech­no­lo­gie des RNAi. Pour Merck, qui était tra­di­tion­nel­le­ment orien­té vers les petites molé­cules, Sir­na consti­tuait une entrée dans le monde des bio­thé­ra­peu­tique4, et d’autres prises de posi­tion sont à prévoir.

De grands espoirs pour l’avenir

De grands espoirs ont été intro­duits par les bio­thé­ra­peu­tiques dans des mala­dies assez répan­dues, en par­ti­cu­lier la dégé­né­res­cence maculaire

Mal­gré les nom­breux pro­blèmes que leur uti­li­sa­tion sou­lève, les pro­téines et les anti­corps ont per­mis, en l’es­pace de deux décen­nies, de consi­dé­rables pro­grès dans le domaine de la recherche fon­da­men­tale et, plus récem­ment, ont conduit à des béné­fices thé­ra­peu­tiques impor­tants, notam­ment dans le trai­te­ment de can­cers et de mala­dies inflammatoires.

Contrai­re­ment aux anti­corps, peu d’o­li­go­nu­cléo­tides ont été mis sur le mar­ché, mais les nom­breux essais cli­niques en cours témoignent de l’ef­fer­ves­cence de ce domaine et per­met­tront de vali­der les efforts entrepris.

De grands espoirs ont été intro­duits par les bio­thé­ra­peu­tiques dans des mala­dies assez répan­dues et pour les­quelles les approches étaient jus­qu’i­ci très limi­tées. C’est le cas de la dégé­né­res­cence macu­laire liée à l’âge, pour laquelle ont été mis sur le mar­ché récem­ment un anti­corps et un aptamère.

Les pro­grès de la bio­lo­gie molé­cu­laire laissent à pen­ser que la décou­verte de nou­velles géné­ra­tions de bio­thé­ra­peu­tiques n’est pas prête de ralen­tir. Les exemples d’ap­proches nou­velles à fort poten­tiel ne manquent pas comme les miR­NA, les méga­nu­cléases (voir l’ar­ticle de D. Sour­dive dans ce numé­ro), les Zinc Fin­gers et les Unibodies.

En même temps, l’in­dus­trie phar­ma­ceu­tique semble loin d’être ras­sa­siée, et reste à l’af­fût des tech­no­lo­gies capables de géné­rer les médi­ca­ments de demain.

1. D. BELLET & V. DANGLES-MARIE (2005), Anti­corps huma­ni­sés en thé­ra­peu­tique, Méde­cine-Sciences, vol. 21, p. 1054–1062. 

2. Y. FICHOU & C. FÉREC (2006), The poten­tial of oli­go­nu­cleo­tides for the­ra­peu­tic appli­ca­tions, Trends in Bio­tech­no­lo­gy, vol. 24, p. 563–569.

3. Data­mo­ni­tor report : Mono­clo­nal Anti­bo­dies Report : 2008 Update – Detai­led ana­ly­sis of the mono­clo­nal anti­bo­dy seg­ment, encom­pas­sing mar­ket dyna­mics, key the­ra­py areas, tech­no­lo­gy and tar­get types through to 2013, eva­lua­ting the stra­te­gies com­pa­nies are using to capi­ta­lize on this lucra­tive market.
http://www.datamonitor.com/Products/Free/Report/DMHC2427/020DMHC2427.htm 

4. « Merck Buys Maker of Gene-Silen­cing Drugs », New York Times, Octo­ber 31, 2006.
http://query.nytimes.com/gst/fullpage.html?res=9C00E1DB123FF932A05753C1A9609C8B63

5. Article : « Roche’s Oppor­tu­ni­ty », Bio­Cen­tu­ry, July 28, 2008. Volume 16, num­ber 34.

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