Ingénierie des génomes : les atouts de la France face à un enjeu mondial

Dossier : Les biotechnologies, industries majeures du XXIe siècleMagazine N°642 Février 2009
Par David SOURDIVE (86)

Le vivant con­naî­tra au XXIe siè­cle ce que la chimie con­nut au XXe siècle

Vers 1989, il était déjà devenu évi­dent que le vivant allait con­naître au XXIe siè­cle ce que la chimie avait con­nu au milieu du XXe. Dès que l’on avait pu assem­bler et com­bin­er les molécules pra­tique­ment à façon, la chimie avait con­quis le monde des matéri­aux jusqu’à la phar­ma­cie. Le vivant, en devenant un objet d’ingénieur, va inévitable­ment con­naître la même révo­lu­tion dans les années à venir, dès lors que l’on peut non seule­ment le décrire avec pré­ci­sion, mais surtout ingénier­er de façon rationnelle son pro­gramme à souhait et lui faire accom­plir ce qu’il est dif­fi­cile ou impos­si­ble de faire autrement. Le vivant sait trans­former la matière de façon élaborée, comme il a trans­for­mé notre planète. Les retombées de cette révo­lu­tion impacteront, là encore, de mul­ti­ples secteurs, tels la médecine ou la phar­ma­cie, domaines de prédilec­tion, les matéri­aux, l’a­gri­cul­ture, l’én­ergie, ou encore l’environnement.

Toute­fois repro­gram­mer physique­ment et pré­cisé­ment le génome d’une cel­lule ou d’un organ­isme vivant, comme on réécrit des lignes de code d’un pro­gramme qui s’exé­cute, parais­sait encore un ” rêve d’ingénieur ” à cette époque. La trans­genèse, quoique aléa­toire et peu repro­ductible, avait depuis deux décen­nies mon­tré qu’un ADN étranger intro­duit au hasard dans un génome pou­vait être fonc­tion­nelle­ment util­isé par l’or­gan­isme receveur (dans au moins quelques cas à tri­er par­mi un grand nom­bre). Le ciblage génique, récom­pen­sé du prix Nobel en 2007, plus pré­cis mais très inef­fi­cace et lim­ité à quelques espèces, avait égale­ment mon­tré, depuis quelques années à peine alors, notam­ment à l’In­sti­tut Pas­teur qui en détient les brevets, que des mod­i­fi­ca­tions pré­cis­es dans le génome per­me­t­taient une approche rationnelle. Toute­fois deux obsta­cles sem­blaient encore se dress­er en cette fin 1989 :

  • savoir où et quoi réécrire dans les génomes : l’ap­proche sup­po­sait une con­nais­sance pré­cise de la séquence du génome que l’on souhaite mod­i­fi­er ou répar­er, et des mod­i­fi­ca­tions souhaitées ;
  • pou­voir physique­ment réécrire les génomes : le ” traite­ment de texte ” per­me­t­tant cette réécri­t­ure exacte in situ des séquences dans les génomes n’ex­is­tait pas encore.


En out­re, la com­plex­ité du vivant était sou­vent qual­i­fiée d’ ” indé­pass­able ” et la biolo­gie restait, pour l’essen­tiel, étrangère aux ingénieurs. Très descrip­tive et fonc­tion­nant par par­a­digmes, elle se prê­tait mal à la démarche d’ingénierie rationnelle, ren­voyée à un hori­zon dis­tant. À l’époque, les trois mil­liards de let­tres de la séquence du génome humain nous étaient d’ailleurs promis­es pour 2015 environ… 

L’ingénierie des génomes est devenue une réalité industrielle

Un con­texte favorable
La décou­verte et surtout la mise au point, là encore à l’Institut Pas­teur, dans les années 1990, de ciseaux à ADN naturels, les méganu­cléas­es, capa­bles d’ef­fectuer dans un organ­isme vivant les opéra­tions de base du traite­ment de texte (« couper/coller ») avec une pré­ci­sion extrême, ont jeté les bases du développe­ment d’une indus­trie du génome, le prin­ci­pal défi étant d’adapter ces ciseaux à n’importe quel point de n’importe quel génome choisi a pri­ori.
L’expertise comme les prin­ci­paux porte­feuilles de brevets cou­vrant le ciblage génique, tech­nolo­gie « para­pluie », et les méganu­cléas­es, étaient con­cen­trés à l’Institut Pas­teur. En out­re, avec la mise en oeu­vre des lois Allè­gre, de mesures inci­ta­tives et avec des acteurs du cap­i­tal-risque de plus en plus act­ifs en France, une évo­lu­tion per­cep­ti­ble de l’environnement a con­sti­tué et con­stitue tou­jours un cadre favor­able à des ini­tia­tives telles que celle de Cel­lec­tis (cf. encadré à la fin de l’article).

Elles furent pour­tant pra­tique­ment disponibles avant 2000. La vague de la génomique et l’in­dus­tri­al­i­sa­tion de la biolo­gie étaient passées par là, accélérant la com­préhen­sion du vivant, mais surtout ancrant une réelle sys­té­ma­tique dans la façon de le décrire.

Le pre­mier obsta­cle s’ef­façait plus tôt que prévu. Il allait fal­loir, bien sûr, encore des années pour com­pren­dre toute l’in­for­ma­tion que recè­lent les génomes. Le com­porte­ment d’un sys­tème biologique résul­tant de la ren­con­tre d’un génome (une par­tie des ” con­di­tions ini­tiales ” du sys­tème) et d’un envi­ron­nement, le déter­min­isme géné­tique n’est pas un out­il de pré­dic­tion absolu. Mais l’essen­tiel était là : le texte de l’ADN deve­nait disponible et de plus en plus aisé­ment. Il suf­fit d’ailleurs aujour­d’hui de quelques mil­liers d’eu­ros et de quelques semaines pour con­naître la séquence du génome d’un indi­vidu (quelques jours pour séquencer un génome bac­térien ab ini­tio).

C’est donc dès 2000 que l’ingénierie des génomes a démar­ré son par­cours indus­triel, dans un con­texte favor­able (cf. encadré) pour relever les défis tech­nologiques et devenir, aujour­d’hui, un domaine stratégique irriguant les secteurs de la san­té, de l’a­gri­cul­ture ou encore de la recherche.

Le retour de la complexité

Rétro­spec­tive­ment, il est évi­dent que le pre­mier atout dont a béné­fi­cié la France dans les débuts du développe­ment d’une indus­trie du génome a résidé dans les femmes et les hommes sur lesquels elle a pu s’ap­puy­er. La qual­ité de la recherche fon­da­men­tale et le niveau sci­en­tifique élevé des équipes ayant pro­duit les résul­tats à l’o­rig­ine de cette indus­trie ont été un act­if impor­tant. Cer­tains domaines exi­gent des efforts pro­longés de recherche amont, par­fois hors des sujets les plus à la mode. Plus dif­fi­cile à médi­a­tis­er, et donc à financer, cette recherche par­ti­c­ulière sur la façon dont le vivant entre­tient son ADN, le recom­bine et le répare avait été menée avec une fructueuse opiniâtreté par quelques équipes, notam­ment à Paris, avec des brevets prin­ceps con­sti­tu­ant un solide porte­feuille aujour­d’hui encore iné­galé dans le domaine.

Le vivant, sci­ence de l’ingénieur
Deux ten­dances fortes ont récem­ment poussé le vivant dans le périmètre des sci­ences de l’ingénieur.

  • Les prob­lèmes y sont mieux for­mal­isés et surtout mieux posés. L’in­dus­tri­al­i­sa­tion des biotech­nolo­gies, leur robo­t­i­sa­tion spec­tac­u­laire, la vague de la génomique, et, d’une façon générale, la matu­rité du domaine ont été les prin­ci­paux moteurs de cette évo­lu­tion. En pro­duisant ses pro­pres con­cepts, ses observ­ables, sa pro­pre ” gram­maire “, la biolo­gie, en par­ti­c­uli­er la génomique, s’est don­né tous les out­ils req­uis pour une approche analytique.
  • L’avène­ment d’outils d’ingénierie rationnelle per­met de sor­tir des tâton­nements empiriques et d’une approche prin­ci­pale­ment descrip­tive. Il est main­tenant tech­nique­ment pos­si­ble de ” façon­ner ” le vivant. Les sché­mas et inférences d’un ingénieur ne sont plus lim­ités à des expéri­ences de la pen­sée, mais devi­en­nent prat­i­ca­bles. La rup­ture de ce ” pla­fond de verre ” est fondamentale.


En out­re, cette indus­trie nais­sante a pu trou­ver rapi­de­ment les com­pé­tences req­ui­s­es pour gér­er la com­plex­ité dans la durée, en impli­quant de mul­ti­ples métiers.

L’élab­o­ra­tion des tech­nolo­gies du ” traite­ment de texte ” du génome a pré­cisé­ment été ren­due pos­si­ble par la mise en place de sys­tèmes et proces­sus indus­triels pour maîtris­er une com­plex­ité a pri­ori inac­ces­si­ble (cf. encadré en fin d’article).

L’Europe occupe une place com­péti­tive dans l’industrie génomique

Il n’est pas cer­tain que la ressource intel­lectuelle et sci­en­tifique qui y parvint eût été aus­si immé­di­ate­ment disponible ailleurs qu’en Europe (plus directe­ment en France). D’autres s’y sont d’ailleurs essayés à l’époque, notam­ment out­re-Atlan­tique, sans y par­venir. Chaque jour, d’im­menses quan­tités d’in­for­ma­tions sont pro­duites sur les organ­ismes vivants et les phénomènes pathologiques ou naturels qu’ils con­nais­sent. Le poten­tiel de richesse que recèle cette mine ne sera pleine­ment acces­si­ble qu’à tra­vers une maîtrise de la complexité.

Le com­porte­ment d’un sys­tème biologique va pou­voir être abor­dé par les deux élé­ments qui le déter­mi­nent : sa génomique, à tra­vers l’ingénierie rationnelle des génomes (à laque­lle Cel­lec­tis s’est effor­cée de con­tribuer), et son envi­ron­nement, à tra­vers l’épigéné­tique, ou plus sim­ple­ment, les tech­niques de dif­féren­ci­a­tion et d’ingénierie cellulaires.

La maîtrise stratégique des tech­nolo­gies d’ingénierie du vivant, d’une part, et la capac­ité de gér­er la com­plex­ité des sys­tèmes biologiques, d’autre part, seront déter­mi­nantes pour libér­er le poten­tiel indus­triel et économique du vivant. Notre con­ti­nent et plus directe­ment notre pays ont une légitim­ité par­ti­c­ulière dans cette révo­lu­tion en marche. Il a, his­torique­ment, été et est encore à l’o­rig­ine de résul­tats et décou­vertes sig­ni­fi­cat­ifs dans ce domaine. L’Eu­rope occupe une place com­péti­tive dans l’ingénierie génomique du vivant. Enfin, il sait men­er ce mod­èle de pro­jet ambitieux et gér­er ce type de complexité.


Mod­èle molécu­laire de méganu­cléase fixée sur sa cible ADN. Les deux cations mag­né­si­um impliqués dans la coupure de l’ADN sont fig­urés comme des sphères. © CELLECTIS S.A.

Quelques mesures d’accélération

Cette oppor­tu­nité arrive alors que poignent les signes posi­tifs d’une tran­si­tion favor­able pour les biotech­nolo­gies en général. Trois sont par­ti­c­ulière­ment notables :

  • la san­té et par exten­sion les biotech­nolo­gies ont tra­di­tion­nelle­ment été perçues plutôt comme un cen­tre de coût, alors qu’elles ont un for­mi­da­ble poten­tiel de prof­it (à tous les sens du terme). L’évo­lu­tion récente de cette per­cep­tion saura, espérons-le, se traduire par une réelle pri­or­ité don­née à l’in­vestisse­ment dans ce domaine, tant financier qu’hu­main, comme nous avons su le faire dans d’autres (nucléaire, trans­ports, etc.) ;
  • nos peu­ples, en par­ti­c­uli­er en France, ont beau­coup endet­té l’avenir. Ils pren­nent con­science de la néces­sité de réin­ve­stir dans cet avenir. L’ob­jec­tif européen de Lis­bonne de con­sacr­er 3 % du PIB à la recherche n’en est qu’une illus­tra­tion. Les biotech­nolo­gies fig­urent par­mi les indus­tries ayant les plus forts taux de R & D, et se retrou­vent naturelle­ment au coeur de cet effort ;
  • ces dernières années ont vu les biotech­nolo­gies accéder à la Bourse en France, avec plus d’une dizaine d’ac­teurs cotés aujour­d’hui. Out­re le finance­ment du développe­ment de ces entre­pris­es et la recon­nais­sance par un large pub­lic de la place des biotech­nolo­gies dans le paysage indus­triel, cette évo­lu­tion récente ouvre (en dépit des tur­bu­lences actuelles) des per­spec­tives de sor­tie pour le cap­i­tal-risque qui est le financeur pre­mier dans les biotechnologies.


L’ingénierie du vivant est une des prin­ci­pales oppor­tu­nités qui se présen­tent aujour­d’hui. Elle illus­tre la matu­rité des biotech­nolo­gies et surtout la néces­sité d’ac­célér­er une évo­lu­tion por­tant sur les ressources humaines et finan­cières en pre­mier lieu.

Inéluctable­ment, nos fil­ières d’ingénieurs général­istes incor­poreront une com­posante sig­ni­fica­tive de génomique, plus large­ment de biolo­gie, sci­ence de plus en plus ” dure ” et surtout opérante, comme elles surent incor­por­er l’élec­tro­mag­nétisme (il y a un moins d’un siè­cle), la chimie organique ou quan­tique (il y a quelques décen­nies à peine) ou encore l’in­for­ma­tique plus récemment.

À notre sens, ce moment est venu. Comme sou­vent, une prime impor­tante revien­dra aux pre­miers qui sauront faire école. Cette évo­lu­tion vien­dra du haut, lorsque l’en­trée dans les plus pres­tigieuses fil­ières, qui pré­par­ent si bien à la ges­tion de la com­plex­ité, requer­ra une forte pré­pa­ra­tion aux sci­ences du vivant. Peu de fil­ières dans le monde per­me­t­tent de pra­ti­quer de façon con­comi­tante un niveau élevé dans ces dis­ci­plines et dans les autres domaines de l’ingénieur.

Or un avan­tage com­péti­tif déter­mi­nant pour notre pays vien­dra de ces pro­fils. En out­re, l’é­pargne du plus large pub­lic1 doit pou­voir s’in­ve­stir plus forte­ment dans l’in­no­va­tion et le risque2. Cela sup­pose que :

  • les déposi­taires de cette large épargne (assur­ance-vie et épargne entre­prise notam­ment) soient finan­cière­ment intéressés à financer le risque, les jeunes pouss­es, et les sociétés cotées con­cé­dant de très gros efforts de R & D pen­dant des temps longs,
  • la com­mu­nauté du cap­i­tal-risque croît (quitte, pour accélér­er le proces­sus, à faire venir des com­pé­tences de l’ex­térieur, notam­ment nos com­pa­tri­otes, prisés dans ce domaine à l’étranger).


L’his­toire récente des biotech­nolo­gies mon­tre, en effet, que c’est là où s’in­vestit le cap­i­tal que con­ver­gent les tal­ents et les pro­jets venant par­fois de loin (et non l’in­verse). En s’ap­puyant sur des atouts dif­féren­ciant notre ” vieux ” con­ti­nent de ses prin­ci­paux con­cur­rents, en adop­tant et con­ser­vant un mod­èle économique robuste mal­gré les modes suc­ces­sives, on peut con­stru­ire des acteurs de taille mon­di­ale depuis une base française et relever de grands défis sci­en­tifiques et industriels.

1. La France a le troisième taux d’épargne au monde.
2. On note que cette épargne française trou­ve son chemin vers les sociétés de biotech­nolo­gies… aux USA.

Cel­lec­tis, pre­mière société d’ingénierie génomique en France
L’ex­péri­ence de la créa­tion et du développe­ment, en France, de la pre­mière société d’ingénierie des génomes éclaire l’en­jeu que représente le vivant, aujour­d’hui devenu sci­ence de l’ingénieur, et l’op­por­tu­nité excep­tion­nelle que notre pays peut saisir.
Dès 1989, avec André Chouli­ka, nous eûmes l’idée d’une telle entre­prise, mais c’est en 2000 que le con­texte était devenu mûr pour créer Cel­lec­tis, pre­mière société d’ingénierie rationnelle des génomes. Ses débuts ont été con­sacrés au développe­ment d’une méth­ode d’ingénierie inédite pour des enzymes par­ti­c­ulières, les méganu­cléas­es, afin qu’elles recon­nais­sent et coupent de façon ultra-pré­cise un ” mot ” (de 22 let­tres) unique dans un génome de plusieurs mil­liards de let­tres. En ter­mes plus math­é­ma­tiques, ce tra­vail a per­mis de pass­er d’un prob­lème de com­plex­ité 2040, totale­ment inac­ces­si­ble expéri­men­tale­ment, à approx­i­ma­tive­ment 4 ensem­bles de 64 prob­lèmes de com­plex­ité 203 cha­cun, indus­tri­al­is­ables en parallèle.
Depuis, deux tours de table en cap­i­tal-risque et une intro­duc­tion en Bourse en 2007 ont per­mis à la société de pren­dre une posi­tion forte sur son domaine stratégique. À tra­vers quelque cinquante accords et parte­nar­i­ats avec des grands acteurs de la phar­ma­cie (Glax­o­SmithK­line, Pfiz­er, AstraZeneca, etc.), des biotech­nolo­gies (Genen­tech, Shire, Regen­eron…) et de l’a­grochimie (Dupont-Pio­neer, Bay­er Crop­Science, BASF, Lima­grain, etc.), Cel­lec­tis a pu faire de l’ingénierie des génomes une réal­ité indus­trielle. Ses appli­ca­tions pour le développe­ment de thérapeu­tiques (chirurgie des génomes pour les mal­adies géné­tiques ou les infec­tions virales per­sis­tantes), d’outils pour le test ou la pro­duc­tion de médica­ments, ou son util­i­sa­tion pour s’af­franchir de la trans­genèse aléa­toire dans les végé­taux, con­stituent la ” pre­mière vague ” de développe­ments issus de ses technologies.
L’ex­péri­ence de la créa­tion et du développe­ment en France de Cel­lec­tis, la pre­mière société d’ingénierie génomique, éclaire d’un jour plutôt opti­miste la per­spec­tive des prochaines années pour les biotechnologies.

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