Les biotechnologies blanches, économiques et écologiques

Dossier : Les biotechnologies, industries majeures du XXIe siècleMagazine N°642 Février 2009
Par Michaël KREL (97)

REPÈRES
On classe sou­vent les biotech­nolo­gies suiv­ant leur domaine d’activité : biotech­nolo­gies rouges pour la pro­duc­tion phar­ma­ceu­tique, vertes pour l’amélioration des plantes et des graines, bleues pour ce qui est lié au domaine marin et blanch­es pour la pro­duc­tion indus­trielle non phar­ma­ceu­tique. Cet arti­cle se can­tonne à cette dernière catégorie.

Les biotech­nolo­gies ” blanch­es ” ont con­nu un essor qua­si­ment sans précé­dent dans l’his­toire indus­trielle mon­di­ale entre la fin des années soix­ante-dix et aujour­d’hui. Cela est dû à deux phénomènes con­comi­tants et totale­ment indépen­dants : la prise de con­science de la dépen­dance de nos sociétés au pét­role et ses dérivés (douloureuse prise de con­science liée aux crises de 1973 et 1979) et le développe­ment des com­pé­tences en biolo­gie molécu­laire et en génie géné­tique à un niveau com­mer­cial (les pre­mières start-ups améri­caines dans ces domaines, Genen­cor et Genetech, se dévelop­pent dès la fin des années soixante-dix).

Choc pétrolier et bioéthanol

Les atouts du Brésil
Après les deux chocs pétroliers, le Brésil a décidé d’u­tilis­er ses for­mi­da­bles atouts que sont la super­fi­cie de ses ter­res arables et ses con­di­tions cli­ma­tiques pour dévelop­per un pro­gramme de pro­duc­tion à très grande échelle d’éthanol en rem­place­ment de l’essence.
Ce pro­gramme a telle­ment bien fonc­tion­né que, d’une pro­duc­tion syn­thé­tique d’éthanol à 100 %, on est passé en vingt ans à une pro­duc­tion syn­thé­tique inférieure à 5 % (le reste étant de l’éthanol biosour­cé), ce qui a même mené à cette sit­u­a­tion ubuesque où main­tenant une des majeures appli­ca­tions de l’éthanol syn­thé­tique est l’al­cool de con­som­ma­tion (par exem­ple dans le whisky).

Le sym­bole incon­testé de cette intru­sion des bio­procédés dans l’in­dus­trie chim­ique est la pro­duc­tion d’éthanol. Bien enten­du, l’homme sait pro­duire de l’éthanol par fer­men­ta­tion depuis des mil­lé­naires mais, jusqu’après la Sec­onde Guerre mon­di­ale, la grande majorité des vol­umes d’éthanol util­isés dans le monde (notam­ment toutes les appli­ca­tions ” inter­mé­di­aires de syn­thèse ”) était issue de l’hy­drata­tion de l’éthylène.

Cette sit­u­a­tion a été totale­ment boulever­sée par le développe­ment et l’u­til­i­sa­tion de ” bioéthanol ” et ce, notam­ment au Brésil.

Aujour­d’hui, trois phénomènes expliquent le développe­ment expo­nen­tiel du bioéthanol et des bio­car­bu­rants de manière générale : d’une part le retour à un pét­role cher (après avoir atteint un pic à près de 150 dol­lars le bar­il l’été dernier, nous sommes revenus à une sit­u­a­tion inver­sée, mais il est prob­a­ble qu’elle va s’équili­br­er à terme avec les fon­da­men­taux du marché pétroli­er), d’autre part une volon­té poli­tique de plus en plus impor­tante de cer­tains États comme les États-Unis, la Chine ou l’Inde d’as­sur­er leur indépen­dance énergé­tique vis-à-vis des pays pro­duc­teurs de pét­role et enfin une prise de con­science socié­tale de la néces­sité d’avoir une alter­na­tive au ” tout pétrole “.

Maïs contre canne à sucre

Ces élé­ments ont amené depuis une dizaine d’an­nées à un développe­ment gigan­tesque de la pro­duc­tion d’éthanol en Amérique (et par­ti­c­ulière­ment au Brésil et aux USA). Les sit­u­a­tions de ces deux pays, même si elles sont sou­vent com­parées, ne sont pas du même ordre.

L’éthanol de deux­ième génération

De nom­breux pro­jets de recherch­es et d’u­nités pilotes exis­tent mais à ce jour aucun procédé com­mer­cial à grande échelle n’a été présen­té. Il faut bien com­pren­dre que l’éthanol cel­lu­losique ne per­me­t­tra pas une rentabil­ité supérieure aux procédés exis­tants (notam­ment à base de canne à sucre), mais répon­dra aux prob­lèmes d’ac­ces­si­bil­ité de matières pre­mières et donc aux ques­tions d’indépen­dances énergé­tiques, d’où ces investisse­ments colossaux.

Le prix du maïs a dou­blé en dix-huit mois.


D’un point de vue économique, le coût de pro­duc­tion de l’éthanol à par­tir de canne à sucre est très faible et com­péti­tif vis-à-vis du pét­role, notam­ment grâce à la cogénéra­tion d’élec­tric­ité, en brûlant la bagasse, et à l’ef­fi­cac­ité de la pho­to­syn­thèse dans la canne à sucre. Aux États-Unis, où l’éthanol est pro­duit à base de maïs, le procédé n’est pas com­péti­tif dans le domaine des car­bu­rants et est pro­tégé (soit par des aides directes, soit par des quo­tas imposés aux pétroliers, soit par des bar­rières douanières impor­tantes). Cet état de fait s’est mon­tré encore plus cri­ant quand le prix du maïs à la bourse de Chica­go a dou­blé en dix-huit mois (de 149 à 281 dol­lars la tonne entre jan­vi­er 2007 et mi-2008).

L’abondance de ter­res cul­tivables au Brésil per­met une aug­men­ta­tion de la pro­duc­tion d’éthanol

D’un point de vue indépen­dance énergé­tique, le Brésil est aujour­d’hui à la fois très large­ment expor­ta­teur d’éthanol et pos­sède un marché domes­tique très dynamique (depuis mi-2005, les ventes de véhicules flex fuel représen­tent plus de 50 % des ventes de véhicules par­ti­c­uliers). L’abon­dance de ter­res cul­tivables (hors réserves naturelles et Ama­zonie) per­met une aug­men­ta­tion encore astronomique de la pro­duc­tion d’éthanol (dou­ble­ment prévu d’i­ci 2015), seules 1 % des ter­res cul­tivables au Brésil étant attribuées à la cul­ture de la canne. Aux États-Unis, la demande en car­bu­rant étant beau­coup plus impor­tante et les ter­res arables non util­isées beau­coup plus restreintes, la ques­tion de l’indépen­dance énergé­tique ne peut se con­cevoir que dans le développe­ment de l’éthanol de ” sec­onde généra­tion ” c’est-à-dire à par­tir de cel­lu­lose et autres déchets agricoles.

Enfin, si on com­pare les émis­sions de CO2 liées à l’éthanol améri­cain à base de maïs et à l’éthanol brésilien à base de canne à sucre, on observe que le car­bu­rant brésilien est très effi­cace en ter­mes de réduc­tion d’émis­sion vis-à-vis de l’essence, ce qui est beau­coup moins mar­qué avec l’éthanol améri­cain, créant de nom­breux débats et con­tro­ver­s­es sur l’u­til­i­sa­tion de ces biocarburants.

Ces dif­férentes con­sid­éra­tions poli­tiques et sociales et les amélio­ra­tions des tech­nolo­gies de pro­duc­tion sem­blent mon­tr­er un inex­orable avène­ment des procédés de bio­pro­duc­tion et notam­ment des procédés fer­men­taires dans le domaine des carburants.

Les produits de commodité

Quels sont les dif­fi­cultés, les avan­tages et les incon­vénients de la pro­duc­tion fer­men­taire de pro­duits dits de com­mod­ité (c’est-à-dire des pro­duits com­bi­nant de larges vol­umes, des prix mod­érés et des appli­ca­tions et marchés déjà bien étab­lis) ? On peut les illus­tr­er par le cas du n‑butanol, pro­duit dévelop­pé au sein de METa­bol­ic EXplor­er, et qui est une impor­tante ” com­mod­ité ” chim­ique, avec un marché mon­di­al de l’or­dre de 3 mil­lions de tonnes par an et des appli­ca­tions dans les acry­lates, les acé­tates et les éthers de glycols.

La pétrochimie
La ten­dance observée pour les car­bu­rants se véri­fie aus­si dans une autre par­tie de l’ac­tiv­ité pétrolière : la pétrochimie.
Entre 7 et 10 % du vol­ume de pét­role extrait est util­isé aujour­d’hui dans la chaîne pétrochim­ique depuis le crack­age d’éthylène et de propy­lène jusqu’à la syn­thèse d’en­grais ou de polymères de spé­cial­ité à haute valeur ajoutée.
Dans ce domaine, la prob­lé­ma­tique se pose de manière quelque peu dif­férente : si l’in­térêt socié­tal pour un pro­duit biosour­cé se traduit par une dif­féren­ci­a­tion dans l’ac­cès au marché, la ques­tion de l’indépen­dance en ter­mes de ressources ne se pose pas.
Enfin, l’aspect économique joue encore un rôle impor­tant puisque avec l’aug­men­ta­tion du prix des matières pre­mières liées au pét­role (comme l’éthylène ou le propy­lène) qui représente à peu près 70 % du coût de pro­duc­tion d’un pro­duit chim­ique de com­mod­ité, les bio­procédés devi­en­nent com­péti­tifs voire plus per­for­mants économiquement.

Souche bactérienne et procédé de fermentation

Une com­bi­nai­son compétitive
La com­bi­nai­son d’une souche per­for­mante (c’est-à-dire qui pro­duit rapi­de­ment et tolère beau­coup du pro­duit désiré tout en générant peu de copro­duits) et d’un procédé effi­cace (c’est-à-dire peu gour­mand en énergie et en investisse­ments ” spé­ci­aux ” et donc coû­teux) va per­me­t­tre d’at­tein­dre un procédé de pro­duc­tion fer­men­taire du butanol com­péti­tif des procédés clas­siques issus de la pétrochimie.

Le développe­ment et l’amélio­ra­tion des souch­es bac­téri­ennes sont un con­cept vieux comme le monde avec des tech­niques de sélec­tion naturelle et de pres­sion de sélec­tion (c’est-à-dire que seules les bac­téries les plus per­for­mantes sur­vivent). Dans les années vingt déjà, des unités de pro­duc­tions indus­trielles pro­dui­saient du butanol en mélange avec de l’acé­tone et de l’éthanol (procédé ABE ou Weizmann).

L’ap­port essen­tiel de ces dernières années réside dans le con­cept de ” design rationnel ” puisqu’on est capa­ble aujour­d’hui de com­pren­dre de manière qua­si exhaus­tive les voies métaboliques qui mènent d’un sub­strat comme du sucre à un pro­duit comme le butanol.

Com­pren­dre les voies métaboliques qui mènent d’un sub­strat comme le sucre à un pro­duit comme le butanol

On est alors capa­ble de com­pren­dre, comme dans une usine, où sont les goulots d’é­tran­gle­ments, où sont les voies sans issue et où sont les fuites qui empêchent une pro­duc­tion opti­male. Fort de cette con­nais­sance, on peut alors élargir ces goulots, col­mater ces fuites et élim­in­er ces voies sans issue grâce à de l’ingénierie métabolique afin de con­stru­ire une souche bac­téri­enne opti­male pour la pro­duc­tion de butanol à par­tir de sucre.

Les prob­lèmes de procédés ren­con­trés dans la fer­men­ta­tion sont intrin­sèque­ment dif­férents de ceux exis­tant dans l’in­dus­trie chim­ique ” classique “.

Là où dans la chimie clas­sique, on a sou­vent des procédés à ren­de­ments très impor­tants, dans des con­di­tions de tem­péra­tures et de pres­sions élevées, dans des milieux con­cen­trés sans eaux, les procédés fer­men­taires se passent avec des ren­de­ments plus mod­érés (car la bac­térie utilise de l’én­ergie pour sur­vivre), dans des con­di­tions biologiques de tem­péra­ture et de pres­sion (autour de 1 bar et de 37 °C) et dans des milieux aque­ux et sou­vent assez dilués. L’ex­trac­tion du pro­duit de l’eau et sa purifi­ca­tion sont alors des élé­ments déter­mi­nants dans les économies du procédé. 

Investissement et matière première

Les investisse­ments dans une unité de fer­men­ta­tion se décom­posent fon­da­men­tale­ment en deux : d’une part ceux liés à la fer­men­ta­tion et d’autre part ceux liés à la purifi­ca­tion. Les pre­miers vont être influ­encés par le ren­de­ment et la pro­duc­tiv­ité de la bac­térie ain­si que par l’op­ti­mi­sa­tion du procédé de fer­men­ta­tion. Les derniers vont être liés au titre (c’est-à-dire à la con­cen­tra­tion max­i­male de pro­duit dans l’eau) et au procédé choisi pour extraire le butanol de l’eau.

Acces­si­bil­ité et transport
Mal­gré les évo­lu­tions récentes des prix des matières pre­mières agri­coles, celles-ci restent (en ter­mes de ” prix de car­bone ”) très com­péti­tives par rap­port au prix du pét­role et même du charbon.
C’est notam­ment le cas du sucre de canne qui est resté rel­a­tive­ment sta­ble par rap­port aux autres matières premières.
C’est cet effet prin­ci­pal qui per­met aux procédés fer­men­taires d’être com­péti­tifs vis-à-vis des procédés chim­iques classiques.
Ces matières pre­mières ont l’a­van­tage d’être beau­coup plus régulière­ment acces­si­bles autour du globe et dans des pays à faibles risques poli­tiques, mais elles sont en revanche plus dif­fi­cile­ment trans­porta­bles et stock­ables, ce qui pose le prob­lème de logis­tique pour l’ap­pro­vi­sion­nement de très gross­es unités fermentaires.

Mal­gré des per­for­mances ” appar­entes ” (ren­de­ment et con­cen­tra­tion) inférieures au procédé clas­sique pétrochim­ique, les investisse­ments dans un procédé fer­men­taire sont générale­ment inférieurs à ceux de la chimie du fait des con­di­tions que doivent sup­port­er les réac­teurs dans la pétrochimie (qui impliquent des aciers spé­ci­aux, plus épais…).

Un deux­ième effet vient accentuer ce tick­et d’en­trée plus faible dans la fer­men­ta­tion, c’est la taille d’efficience.

On sait bien que, pour tout procédé, l’aug­men­ta­tion d’échelle per­met d’amélior­er l’ef­fi­cac­ité d’un procédé jusqu’à arriv­er à une taille min­i­male effi­ciente où cela a un sens indus­triel et économique. Or cette taille est beau­coup plus impor­tante pour la pétrochimie que pour la fer­men­ta­tion ce qui a pour effet d’aug­menter la dif­férence pour un nou­v­el entrant entre un investisse­ment fer­men­taire et un investisse­ment chim­ique (qui peut aller jusqu’à un fac­teur 4).

Le prix du pét­role, dont la ten­dance devrait à terme rester glob­ale­ment à la hausse, entraîne mécanique­ment à la hausse le prix du propy­lène, matière pre­mière pour la pro­duc­tion du butanol.

Comme dans la majorité des pro­duits de chimie de com­mod­ité, la part des matières pre­mières dans le coût de pro­duc­tion totale représente entre 60 et 70 %. On com­prend alors l’im­por­tance d’avoir accès à des matières pre­mières peu coûteuses.

Pétrole contre nourriture

Les dif­fi­cultés tech­niques liées aux bio­procédés peu­vent être sur­mon­tées, l’on peut dévelop­per des procédés très effi­caces à par­tir de matières pre­mières renou­ve­lables pour fab­ri­quer à des coûts com­péti­tifs des pro­duits de com­mod­ité. Mais qu’en est-il du débat actuel sur l’aug­men­ta­tion du prix des matières pre­mières agri­coles du fait des bio­car­bu­rants, prob­lé­ma­tique dite du fuel ver­sus food ? En d’autres ter­mes, nos sociétés accepteront-elles à moyen terme le développe­ment de ces bio­procédés fer­men­taires pour les com­mod­ités chim­iques si le prix de la nour­ri­t­ure doit augmenter ?

Les investisse­ments dans un procédé fer­men­taire sont inférieurs à ceux de la chimie

Si cette prob­lé­ma­tique a une réelle per­ti­nence dans la pro­duc­tion de bio­car­bu­rants (en dehors de tout extrémisme par­ti­san dans un sens comme dans l’autre), elle ne l’est pas, pour au moins trois raisons, dans le domaine des commodités.

D’une part le vol­ume de matières pre­mières dont nous avons besoin pour rem­plac­er les procédés chim­iques est sans com­mune mesure avec celui néces­saire pour les bio­car­bu­rants. Par exem­ple, avec des procédés non opti­misés du début du XXe siè­cle, il faudrait 10 mil­lions de tonnes de sucre pour rem­plac­er 100 % de la pro­duc­tion de butanol (le Brésil pro­duit aujour­d’hui plus de 40 mil­lions de tonnes de sucre majori­taire­ment à des fins non ali­men­taires) ; d’autre part, la valeur ajoutée dans la pétrochimie est beau­coup plus impor­tante que dans les car­bu­rants ce qui veut dire que des matières pre­mières plus coû­teuses peu­vent être util­isées dans le rem­place­ment de la pétrochimie ; enfin, de nom­breux développe­ments aujour­d’hui se con­cen­trent sur l’u­til­i­sa­tion de matéri­aux renou­ve­lables non ali­men­taires (bagasse, pulpe de bois, jat­ropha, etc.), qui per­me­t­traient de lever défini­tive­ment ce débat.

Quoi qu’il arrive dans le domaine des bio­car­bu­rants, le développe­ment de la biotech­nolo­gie blanche va se pour­suiv­re, répon­dant à la dou­ble néces­sité d’être effi­cace économique­ment et écologique­ment. D’i­ci quelques années la majeure par­tie des util­i­sa­tions non énergé­tiques du pét­role pour­rait être rem­plie par des com­posés biosour­cés sans remet­tre en cause l’équili­bre ali­men­taire de la planète et en amélio­rant son empreinte écologique.

Poster un commentaire