L’économiste en débat

Dossier : Le Sursaut, 2e partieMagazine N°621 Janvier 2007
Par Jean-Marc DANIEL (74)

Qui est économiste ?

Notre cama­rade Jean Peyrel­e­vade (58) écrit dans son remar­quable petit livre sur le cap­i­tal­isme1 que les Français ont une propen­sion naturelle en économie à pren­dre pour des écon­o­mistes des gens qui non seule­ment ne le sont pas mais encore dévelop­pent des idées man­i­feste­ment con­traires aux notions les plus élé­men­taires que per­met de maîtris­er la sci­ence économique.

Il s’in­ter­roge ain­si sur le suc­cès de Viviane For­rester et de son livre à bien des égards peu per­ti­nent sur l’hor­reur économique, ou encore sur le respect qua­si religieux apporté aux asser­tions de Pierre Bour­dieu, soci­o­logue de tal­ent en tout point estimable mais dévelop­pant des raison­nements sur le cap­i­tal­isme fondés sur une grande mécon­nais­sance de la réal­ité et une cer­taine dif­fi­culté à manier les con­cepts math­é­ma­tiques. On ne peut que partager le point de vue de Jean Peyrel­e­vade et se deman­der en effet pourquoi les Français en général et cer­tains vecteurs d’opin­ion en par­ti­c­uli­er attachent tant d’im­por­tance à des livres, à des per­son­nages, à des opin­ions que dans des domaines autres que l’é­conomie on n’hésit­erait pas à assim­i­l­er à du charlatanisme.

Il faut dire que la déf­i­ni­tion de ce qu’est un écon­o­miste n’est pas claire. En France, par exem­ple, on con­fie les plus hauts postes des admin­is­tra­tions finan­cières à des inspecteurs des finances en général issus de l’E­na, qui sont con­sid­érés par les Français comme des écon­o­mistes mais qui passent aux yeux des Anglo-sax­ons pour des ges­tion­naires sérieux mais dépourvus de véri­ta­ble cul­ture économique. Que l’on com­pare le cur­ricu­lum vitae du gou­verneur de la Réserve fédérale des États-Unis avec celui de Jean-Claude Trichet, et on mesur­era à quel point la France se dis­tingue du reste du monde dans ce qu’elle con­sid­ère comme un écon­o­miste. Lors d’une émis­sion de télévi­sion Jean Peyrel­e­vade se trou­va en com­pag­nie de Jacques Mar­seille et de Ray­mond Barre. Le jour­nal­iste ani­ma­teur grat­i­fia Jean Peyrel­e­vade qui est un ancien ingénieur de l’avi­a­tion civile et un ancien dirigeant d’en­tre­prise et Jacques Mar­seille qui est pro­fesseur d’his­toire du titre d’é­con­o­mistes. Le seul qui dans l’as­sis­tance déte­nait un diplôme d’é­con­o­miste était Ray­mond Barre. Et il ne fut présen­té et sol­lic­ité que comme homme politique.

On voit bien com­bi­en ambigu est le statut social de l’é­conomie. Elle est con­sid­érée par cer­tains épisté­mo­logues comme la sci­ence de référence car elle a été créée pour répon­dre à des besoins très con­crets de la pop­u­la­tion tout en se dévelop­pant dans son expres­sion la plus aboutie selon des enchaîne­ments logiques com­plex­es proches de ceux des math­é­ma­tiques. William Stan­ley Jevons, l’é­con­o­miste anglais du XIXe siè­cle qui le pre­mier con­sid­éra que l’é­conomie ne pou­vait se con­tenter d’une expres­sion lit­téraire, avait cou­tume de dire : « Pour Galilée, la nature est un livre écrit en lan­gage math­é­ma­tique ; pour moi, la société est aus­si un livre écrit en lan­gage math­é­ma­tique. Sim­ple­ment, l’œu­vre de Galilée avait besoin des math­é­ma­tiques de New­ton, la mienne de celles de Lagrange et de Laplace. » Pour Jevons, il s’agis­sait sim­ple­ment d’indi­quer que com­pren­dre les mécan­ismes soci­aux qu’­analy­sent les théories économiques sup­pose pour éviter de se noy­er dans les détails et de sures­timer des aspects sec­ondaires de la réal­ité de quan­ti­fi­er ladite réal­ité et de définir avant d’en­gager toute réflex­ion quelques con­cepts pré­cis per­me­t­tant de ren­dre compte des rela­tions sociales.

Con­crète­ment, il ne sert à rien de pré­ten­dre qu’en aug­men­tant les salaires, on aug­mente la demande, si bien qu’on réduit le chô­mage. Une telle asser­tion heurte le bon sens, si c’é­tait si sim­ple, on ne com­prend pas pourquoi les gou­verne­ments n’im­posent pas des aug­men­ta­tions de salaires ; en effet, selon une telle vision de l’é­conomie, celles-ci don­neraient sat­is­fac­tion à tout le monde : aux salariés voy­ant leur pour­voir d’achat aug­menter, aux chômeurs retrou­vant un emploi, aux entre­pris­es mul­ti­pli­ant les débouchés, à l’É­tat béné­fi­ciant dans ses ren­trées fis­cales de cette dynamique économique accrue. Elle heurte aus­si les travaux des économistes.

Ceux-ci ne doivent pas pour­tant se con­tenter de réa­gir en cri­ant au sophisme. Ils doivent accom­plir un authen­tique tra­vail sci­en­tifique en procé­dant d’abord à l’i­den­ti­fi­ca­tion dans l’é­conomie de la con­som­ma­tion, de ses liens avec les autres paramètres, notam­ment avec la crois­sance, de la nature de ses liens en ter­mes de caus­es et d’ef­fets. Ils doivent ensuite procéder à des exa­m­ens sta­tis­tiques et économétriques pour véri­fi­er la per­ti­nence des affir­ma­tions avancées.

L’é­conomie serait donc la reine des sci­ences parce qu’elle procéderait d’une part comme les math­é­ma­tiques en s’ap­puyant sur un ensem­ble d’ax­iomes et en élab­o­rant des déduc­tions logiques ; d’autre part comme les sci­ences de la nature en cher­chant une véri­fi­ca­tion empirique reposant sur la sta­tis­tique et l’é­conométrie, même si cette véri­fi­ca­tion ne peut pas être par­faite­ment assim­ilée à une expérience.

Cette per­cep­tion de la méth­ode de l’é­con­o­miste est apparue dès les pre­mières théories organ­isées. Le pre­mier pro­fesseur d’é­conomie de l’his­toire, l’Anglais William Nas­sau Senior, un dis­ci­ple de David Ricar­do, com­mença son cours en 1826 en affir­mant deux choses.

La pre­mière est que, s’il avait accep­té d’en­seign­er l’é­conomie dans une uni­ver­sité, c’est-à-dire dans une struc­ture vivant d’ar­gent pub­lic, c’é­tait parce qu’il avait acquis la con­vic­tion que l’é­conomie était une sci­ence et que son mes­sage n’é­tait pas de la pro­pa­gande au prof­it de tel ou tel groupe poli­tique mais bel et bien un moyen de dif­fuser un savoir à même d’amélior­er le bien-être social. Il soute­nait son point de vue en déclarant : « Nul n’est écon­o­miste s’il est pro­tec­tion­niste. » Cette phrase est fon­da­men­tale pour qui veut com­pren­dre ce qu’est un écon­o­miste et ce qu’on doit en attendre.

En effet, Senior comme la plu­part de ses con­tem­po­rains vivaient dans un monde pro­fondé­ment pro­tec­tion­niste et dont les respon­s­ables n’hési­taient pas à se déclar­er pro­tec­tion­nistes. Il ne les accu­sait pas pour autant d’in­com­pé­tence ou de stu­pid­ité. Il dis­ait sim­ple­ment que ce qu’établit l’é­con­o­miste, c’est que le libre-échange en faisant baiss­er les prix améliore le pou­voir d’achat de tous alors que le pro­tec­tion­nisme, en empêchant la con­cur­rence, avan­tage cer­tains secteurs. L’é­con­o­miste con­sid­ère que son rôle est de con­cevoir les poli­tiques qui améliorent la sit­u­a­tion glob­ale de la pop­u­la­tion. Le pro­tec­tion­niste est celui qui choisit de favoris­er une par­tie de la pop­u­la­tion au détri­ment de l’autre, choix, qui n’é­tant pas jus­ti­fi­able économique­ment, a d’autres jus­ti­fi­ca­tions — poli­tiques, éthiques ou religieuses.

Les pro­tec­tion­nistes anglais de l’époque de Senior con­nais­saient les théories des écon­o­mistes, mais ils choi­sis­saient de défendre la pro­duc­tion nationale de blé pour garan­tir le pou­voir, la richesse et le statut social des pro­prié­taires ter­riens en général nobles et pour avoir la cer­ti­tude qu’en cas de nou­veau blo­cus con­ti­nen­tal, du type de celui mis en place par Napoléon Ier, l’An­gleterre aurait été en mesure de nour­rir sa pop­u­la­tion. L’é­con­o­miste rend un ver­dict en ter­mes de coût de pro­duc­tion et de pou­voir d’achat, le décideur choisit en prenant en compte d’autres paramètres. La rigueur sci­en­tifique impose à l’é­con­o­miste de ne pas chercher à jus­ti­fi­er l’ac­tion du décideur par des théories fauss­es, mais à lui fournir les moyens d’ap­préci­er les con­séquences de ses actes.

La sec­onde affir­ma­tion de Senior est qu’en tant que sci­ence, l’é­conomie est axioma­tique. Il posa donc qua­tre axiomes autour desquels il con­stru­isit son cours. Ces axiomes se voulaient intem­porels et dépourvus de toute référence nationale. Il n’est pas inutile de les rap­pel­er ici.

Le pre­mier est ce que l’on appelle le principe d’hé­don­isme, c’est-à-dire l’idée que cha­cun agit selon son intérêt, c’est-à-dire encore que cha­cun cherche dans ses actes à aug­menter sa sat­is­fac­tion et à réduire sa peine. Le deux­ième, qui se voulait à l’époque une réfu­ta­tion des thès­es de Malthus, est que la pop­u­la­tion n’est jamais trop nom­breuse, car les mécan­ismes de marché par l’aug­men­ta­tion des prix des den­rées dev­enues rares con­duisent les hommes à réa­gir, soit en aug­men­tant la pro­duc­tion, soit en ayant recours à une pro­duc­tion de sub­sti­tu­tion, soit en engageant un auto­con­trôle de la démo­gra­phie. Le troisième est que l’é­conomie est soumise au principe des ren­de­ments décrois­sants. Le qua­trième est que la pro­duc­tiv­ité est croissante.

Ces axiomes sont tou­jours au cen­tre de la sci­ence économique, même si leur for­mu­la­tion lit­téraire ou math­é­ma­tique a fluc­tué dans le temps. Les ren­de­ments décrois­sants s’ex­pri­ment sou­vent dans les manuels d’au­jour­d’hui par l’af­fir­ma­tion que le coût mar­gin­al est crois­sant en fonc­tion de la pro­duc­tion. Même si Senior ne par­lait pas de coût mar­gin­al, il ne dis­ait pour autant pas autre chose.

Cette iden­tité entre la méth­ode du math­é­mati­cien et celle de l’é­con­o­miste a fait le suc­cès de notre École dans le développe­ment de la sci­ence économique et beau­coup d’é­con­o­mistes de référence sont ou ont été des poly­tech­ni­ciens. De là à dire que pour être écon­o­miste, il faut être poly­tech­ni­cien, il y a un pas que je ne franchi­rai pas. L’É­cole s’est d’ailleurs illus­trée dans le passé pour avoir ignoré un des plus grands écon­o­mistes de l’his­toire. Wal­ras, le fon­da­teur de l’é­conomie néo­clas­sique, fut col­lé au con­cours d’en­trée à l’X et il a vécu si douloureuse­ment cet échec qu’il som­bra dans une dépres­sion sévère qui l’empêcha de ter­min­er sa for­ma­tion d’ingénieur civ­il des Mines.

Pour­tant, mal­gré cette affir­ma­tion de la néces­sité de se con­former à une méth­ode rigoureuse et de ne soutenir une théorie qu’après l’avoir con­stru­ite selon cette méth­ode d’ax­ioma­ti­sa­tion et de véri­fi­ca­tion sta­tis­tique, le tri par­mi les gens qui s’ex­pri­ment en économie reste dif­fi­cile à faire. Notre cama­rade Bernard Salanié (81) dans un arti­cle de la revue Socié­tal2 sur le statut de l’é­conomie et des écon­o­mistes défend l’idée que, in fine, les écon­o­mistes tirent leur recon­nais­sance de l’adoube­ment de leurs pairs. Est écon­o­miste celui qui a été accep­té par les autres écon­o­mistes comme écon­o­miste, soit par les procé­dures de sélec­tion uni­ver­si­taire, soit par l’ac­cep­ta­tion de la pub­li­ca­tion de ses œuvres dans des revues ou par des maisons d’édi­tion spé­cial­isées en économie.

En fait, le prob­lème de savoir qui est écon­o­miste serait sec­ond si le con­tenu de ce savoir était recon­nu par tous et comme tel pou­vait être util­isé sans état d’âme.

Or un des prob­lèmes de l’é­conomie est qu’à côté de la théorie économique de référence se dévelop­pent des hétéro­dox­ies qui sont vécues par une par­tie non nég­lige­able de la pop­u­la­tion comme tout aus­si per­ti­nentes que les idées défendues par la majorité des économistes.

Pertinence du savoir économique

Le foi­son­nement du nom­bre de gens qui se con­sid­èrent en droit d’af­firmer en économie sans se deman­der si ce qu’ils racon­tent est exact est entretenu par le fait que les écon­o­mistes, même ceux qui ont reçu la sanc­ti­fi­ca­tion de leurs pairs, affichent des opin­ions très diverses.

Dans son livre Cap­i­tal­isme, social­isme et démoc­ra­tie, Schum­peter s’in­ter­ro­geait sur l’émer­gence d’idées reçues, sur la dic­tature des sché­mas intel­lectuels tout faits, d’au­tant plus dom­i­nants qu’ils s’éloignent de la dure vérité pour se nour­rir de récon­for­t­antes illu­sions. Il s’in­quié­tait de ce para­doxe qui fait que le cap­i­tal­isme, qui est le sys­tème qui a le plus amélioré la vie quo­ti­di­enne des pop­u­la­tions, est le sys­tème qui a sus­cité la plus abon­dante lit­téra­ture cri­tique. Il se dis­ait en out­re frap­pé de devoir con­stater que toute cri­tique du libéral­isme, aus­si extrav­a­gante soit-elle, trou­ve tou­jours par­mi les écon­o­mistes recon­nus un groupe capa­ble de la défendre.

À lire Schum­peter, c’est comme si l’é­con­o­miste appli­quait la grille de lec­ture de la théorie néo­clas­sique fondée sur l’in­térêt indi­vidu­el à la ges­tion de sa pro­pre pro­duc­tion intel­lectuelle. L’é­con­o­miste uni­ver­si­taire con­va­in­cu par l’é­tude des textes d’Adam Smith, de Léon Wal­ras ou d’Al­fred Mar­shall que tout indi­vidu réag­it selon son intérêt et que ce faisant il con­duit la société à un équili­bre qui four­nit un max­i­mum de bien-être serait amené naturelle­ment à regarder où va son intérêt dans la con­duite de sa car­rière académique et dans les pris­es de posi­tion autour desquelles il la con­stru­it. Or, il est facile d’ac­quérir la notoriété et une répu­ta­tion de générosité en dénonçant le cap­i­tal­isme et l’é­conomie de marché, il est facile de con­va­in­cre ses pairs aux con­di­tions de vie sou­vent mod­estes de la nociv­ité du marc­hand enrichi. Bref, pour Schum­peter, l’é­con­o­miste réfléchi peut raisonnable­ment con­sid­ér­er qu’il est de son intérêt de dénon­cer à l’en­vi les mécan­ismes économiques libéraux.

Schum­peter avait de quoi être affligé par les pris­es de posi­tion de cer­tains de ses col­lègues et s’il reve­nait par­mi nous, il aurait matière à l’être encore. Son raison­nement est séduisant et on pour­rait comme lui s’in­ter­roger sur cet étrange des­tin de la théorie libérale qui au tra­vers de la mise en avant de l’in­térêt indi­vidu­el con­duit ceux qui la com­pren­nent à devoir la dén­i­gr­er. Pour­tant, au fur et à mesure que l’é­conomie se pré­cise, il est ras­sur­ant de con­stater que se dégage un con­sen­sus plus large et plus mar­qué que ce que l’on pour­rait croire.

Déjà, à l’époque clas­sique, les pre­miers écon­o­mistes met­taient en garde les hommes poli­tiques con­tre la facil­ité de tout accepter en matière économique, de ne pas chercher à voir ce qui ressort d’une véri­ta­ble réflex­ion de ce qui est le fruit d’une pos­ture sociale3. Et lorsque Keynes déclara solen­nelle­ment que le drame de la poli­tique économique était que les hommes poli­tiques n’avaient à leur dis­po­si­tion que les théories d’é­con­o­mistes morts, assim­i­lant dans la foulée Ricar­do à Torque­ma­da, c’est-à-dire à un dic­ta­teur intel­lectuel rég­nant sur des esprits envoûtés, il s’est heurté à la volon­té de beau­coup d’é­con­o­mistes de con­sid­ér­er que les travaux des anciens n’é­taient pas à rejeter d’un revers de la main. John Hicks, l’au­teur du célèbre mod­èle IS-LM que tous les étu­di­ants en économie ont croisé au moins une fois dans leur vie, a conçu ce mod­èle comme un moyen de con­cili­er les thès­es clas­siques et néo­clas­siques avec celles nou­velles de Keynes. Et dans ce que les écon­o­mistes con­nais­sent sous le nom de « Querelle des deux Cam­bridge », Paul Samuel­son reprocha aux keynésiens anglais de stricte obé­di­ence regroupés autour de Joan Robin­son d’ig­nor­er tout le tra­vail accom­pli par leurs prédécesseurs.

Cette idée que l’on ne con­stru­it pas la sci­ence économique sur le para­doxe et la con­tro­verse, sur la ruine des idées du passé ou de celles des autres écon­o­mistes, cette idée que résumait bien Tony Blair lorsqu’il a fait un dis­cours au Par­lement français en déclarant « Il faut désor­mais com­pren­dre et admet­tre qu’il n’y a pas une poli­tique économique de gauche et une poli­tique économique de droite, mais qu’il y a une poli­tique économique qui marche et des poli­tiques économiques qui échouent », cette idée donc est plus partagée qu’on ne pour­rait le croire par­mi les économistes.

Pour citer pour une dernière fois un grand écon­o­miste au risque de paraître pédant, je me référ­erai à John Stu­art Mill. À l’in­star de Senior, il con­sid­érait son savoir économique comme un savoir sci­en­tifique. Appelé à se pronon­cer sur la poli­tique économique du Par­ti libéral en matière d’emploi, il affir­ma qu’il n’y a pas une façon con­ser­va­trice et une façon libérale de réduire le chô­mage. Mais il y a la façon iden­ti­fiée par les écon­o­mistes : il faut baiss­er les salaires, soit directe­ment pour inciter les entre­pris­es à embauch­er, soit indi­recte­ment en prél­e­vant un impôt qui per­met à l’É­tat d’embaucher. En revanche, chaque par­ti poli­tique peut dos­er plus ou moins ces deux mesures, peut accepter un niveau plus ou moins élevé de chômage.

Cette sépa­ra­tion entre ce qui relève de la sci­ence incon­testable et ce qui revient de la déci­sion poli­tique est de plus en plus admise. La sci­ence économique mod­erne est grosso modo assez bien décrite dans la théorie néo­clas­sique qui prit son développe­ment à par­tir des travaux de l’Anglais Jevons, de l’Autrichien Menger et du Français Wal­ras. Elle repose sur les axiomes mod­ernisés mais tou­jours actuels de Senior. Pour com­pléter le tout, la sci­ence économique mod­erne a pro­longé les thès­es de Ricar­do sur le libre-échange et sur l’im­pact des ren­de­ments décrois­sants et celles d’Adam Smith sur le partage des rôles entre le marché et l’État.

Mal­gré les sar­casmes qu’in­spirent régulière­ment les prévi­sions des con­jonc­tur­istes démen­ties par la réal­ité, mal­gré les dia­tribes idéologiques con­tre l’é­conomie de marché qui garan­tis­sent à ceux qui les pronon­cent la sym­pa­thie d’une par­tie du corps social, la sci­ence économique a ain­si acquis sinon des cer­ti­tudes du moins de fortes assur­ances sur ce qu’il faut faire et sur ce qu’il ne faut pas faire pour attein­dre cer­tains résul­tats. La pas­siv­ité assas­sine des autorités moné­taires améri­caines des années trente face à la défla­tion, pas­siv­ité qui a con­duit au chô­mage de masse dans le monde indus­triel, n’est plus de mise et plus aucune banque cen­trale ne com­met­trait de telles erreurs.

Le prob­lème de la vérité économique est moins son absence d’ab­solu que le fait qu’elle est sou­vent dif­fi­cile à admet­tre. Comme le dis­ait Jacques Rueff, un de nos grands anciens : « Soyez libéral, soyez social­iste, mais ne soyez pas menteur. » Ce dont souf­fre l’é­conomie, c’est la mécon­nais­sance qui l’en­toure et la pol­lu­tion de son mes­sage par des pris­es de posi­tion qui fasci­nent le pub­lic alors qu’elles sont fal­lac­i­euses. Il est facile de sus­citer l’en­t­hou­si­asme con­tre l’é­goïsme du marché mais il est plus austère et plus ingrat de racon­ter les thès­es de Coase sur la taille opti­male de la firme, de s’in­ter­roger sur le traite­ment des exter­nal­ités chez Pigou, de démon­ter le théorème de Debreu-Arrow ou plus sim­ple­ment de définir les mis­sions de l’État.

Notre min­istre des Finances a créé un organ­isme chargé de super­vis­er la dif­fu­sion de la con­nais­sance économique. Cette démarche mon­tre qu’il est à peu près admis dans notre société qu’il y a quelque chose à dif­fuser. Et donc que Senior avait rai­son : en enseignant l’é­conomie, il appor­tait à ses étu­di­ants un savoir et non de la pro­pa­gande. Mais cette dif­fu­sion ne sera effi­cace que si elle revient là encore à John Stu­art Mill, c’est-à-dire à la dou­ble néces­sité de faire com­pren­dre ce qui relève du choix poli­tique et ce qui est le fruit inex­orable de la physique sociale ; et d’é­couter toutes les opin­ions, même les plus far­felues, pour selon le cas en soulign­er la per­ti­nence ou en démon­ter les inco­hérences et les falsifications.

X‑Sursaut ne saurait être ni un lab­o­ra­toire en économie, ni une sorte d’of­ficine où les cadres dirigeants de l’é­conomie française chercheraient, en com­bi­nant réc­its de leur expéri­ence et références sci­en­tifiques, à légitimer leur rôle social. X‑Sursaut doit être un des groupes qui per­me­t­tront aux citoyens de faire leur choix en toute lib­erté mais aus­si, autant que faire se peut, en toute con­nais­sance de cause.

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1. Le cap­i­tal­isme total, édi­tions du Seuil, col­lec­tion la République des idées.
2. Socié­tal n° 50 : dossier sur le rôle social de l’é­con­o­miste ; voir égale­ment Bernard Salanié : L’é­conomie sans tabou, édi­tions Le Pommier.
3. Voir à ce sujet la let­tre de Frédéric Bas­ti­at à Lamar­tine, repro­duite dans Socié­tal n° 53.

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