La recherche n’a pas de frontière, son financement non plus

Dossier : Le financement de l'enseignement supérieur et de la rechercheMagazine N°634 Avril 2008
Par Jean-Pierre BOURGUIGNON (X66)

L’Institut des hautes études sci­en­tifiques (IHES) est né en 1958 de l’initiative de Léon Motchane, un indus­triel pas­sion­né de sci­ence au point de quit­ter son activ­ité pro­fes­sion­nelle vers 50 ans pour se con­sacr­er à la pré­pa­ra­tion d’une thèse de math­é­ma­tiques qu’il sou­tien­dra effec­tive­ment à 54 ans. Sous son impul­sion, ce cen­tre de recherche a été bâti sur le mod­èle de l’Institute for Advanced Study à Prince­ton (IAS), de plus de vingt-cinq ans son aîné, tout en restant de plus petite taille.
 

REPÈRES
Le titre de gloire de l’IAS de Prince­ton est sa capac­ité à attir­er des chercheurs d’exception. Dans le passé, il a comp­té par­mi ses pro­fesseurs Albert Ein­stein, Kurt Gödel, John von Neu­mann, Robert Oppen­heimer, André Weil, Her­mann Weyl, et beau­coup d’autres. Les per­ma­nents actuels ne sont pas moins pres­tigieux avec deux médailles Fields dans la School of Math­e­mat­ics (et beau­coup par­mi les émérites) et une dans sa School of Nat­ur­al Sciences.


Aujourd’hui, l’IHES compte cinq pro­fesseurs per­ma­nents, un pro­fesseur invité sur la chaire Léon Motchane et cinq chercheurs du CNRS en vis­ite de longue durée, alors que l’IAS a env­i­ron 25 pro­fesseurs per­ma­nents organ­isés en qua­tre écoles (math­é­ma­tiques, sci­ences de la nature, études his­toriques, sci­ences sociales) et bien­tôt une cinquième (biolo­gie). L’IHES est resté can­ton­né dans les domaines de la physique théorique et des math­é­ma­tiques, avec récem­ment une ouver­ture vers l’interface de ces sci­ences avec la biolo­gie molécu­laire. Par con­tre, toutes pro­por­tions gardées, l’IHES fait vivre un pro­gramme de vis­ites de sci­en­tifiques extérieurs beau­coup plus act­if et diver­si­fié que l’IAS : en régime de croisière, l’Institut accueille env­i­ron 250 vis­i­teurs chaque année venant de plus de 30 pays, représen­tant plus de 500 mois-vis­i­teurs.
 

Prix et médailles
En matière de recon­nais­sance inter­na­tionale, l’IHES n’a rien à envi­er à l’IAS avec sept pro­fesseurs qui ont reçu la médaille Fields (deux d’entre eux l’ont quit­té pour aller à l’IAS après avoir reçu cette dis­tinc­tion), deux le prix Crafo­ord, un le prix Wolf et le prix Kyoto. Les physi­ciens ne sont pas en reste avec une médaille Wign­er, une médaille Ein­stein, un prix Hol­weck et un prix Poincaré.

Les débuts de l’IHES ont été financés stricte­ment par des indus­triels proches de Léon Motchane, l’État ne com­mençant à con­tribuer que quelques années plus tard. Après avoir été une asso­ci­a­tion, l’Institut est depuis 1981 une fon­da­tion recon­nue d’utilité publique. Un con­trat quadri­en­nal du min­istère de la Recherche, éval­ué au même titre que celui des insti­tu­tions uni­ver­si­taires, cou­vre env­i­ron la moitié de son bud­get. L’autre moitié provient d’agences de recherche, de fon­da­tions ou d’académies d’une dizaine de pays (dont des pays européens bien sûr mais aus­si des États-Unis, de Chine et du Japon). Quelques entre­pris­es con­tribuent aus­si régulière­ment au finance­ment de l’Institut mais sous la forme de dota­tions non final­isées. Enfin, depuis peu d’années l’IHES pos­sède quelques fonds pro­pres dont les pro­duits financiers ont représen­té env­i­ron 8 % des recettes du bud­get 2007. Le CNRS con­tribue en met­tant à dis­po­si­tion quelques chercheurs.
De l’autre côté de l’Atlantique, les fonds pro­pres de l’IAS, dévelop­pés depuis son orig­ine et gérés de façon très dynamique, avoisi­nent aujourd’hui le mil­liard de dol­lars ; en inté­grant la dif­férence de taille actuelle entre les deux insti­tu­tions, à activ­ité com­pa­ra­ble, il y a donc un fac­teur 10 en ce qui con­cerne les fonds pro­pres col­lec­tés ou engen­drés au cours des années.

Sortir d’une situation financière fragile

Même si l’État français sou­tient l’Institut à un bon niveau, l’obligation de trou­ver chaque année la moitié des ressources à l’extérieur du cir­cuit pub­lic nation­al représente une con­trainte lourde. Elle l’est d’autant plus que, hormis la dizaine d’agences de recherche étrangères qui ont des procé­dures de val­i­da­tion liées à une éval­u­a­tion péri­odique, les autres sources de finance­ment, notam­ment venant des entre­pris­es privées ou de cer­taines fon­da­tions, tien­nent sou­vent à des con­tacts per­son­nels à haut niveau, donc éminem­ment insta­bles.
Devant l’extrême volatil­ité de ces sources de finance­ment, le Con­seil d’administration a jugé qu’il fal­lait adopter une atti­tude plus proac­tive en essayant de dévelop­per les fonds pro­pres presque inex­is­tants en 2000. L’idée d’une cam­pagne inter­na­tionale de recherche de fonds a ain­si ger­mé, en notant qu’à cette date, hormis l’INSEAD à Fontainebleau, aucun étab­lisse­ment d’enseignement supérieur et de recherche instal­lé en France n’avait mené de cam­pagne de ce type.

Une étude de faisabilité

Cette cam­pagne a été bâtie de manière pro­fes­sion­nelle en deman­dant à un cab­i­net spé­cial­isé, sélec­tion­né après en avoir audi­tion­né une dizaine à New York, de réalis­er une étude de fais­abil­ité. Une fon­da­tion privée basée aux États-Unis s’est pro­posée de la financer, ce qui a ras­suré cer­tains mem­bres du Con­seil qui craig­naient d’engager des dépens­es impor­tantes sans savoir s’il serait pos­si­ble de débouch­er sur une col­lecte de fonds sub­stantielle.
Un des soucis légitimes était qu’à la dif­férence d’une insti­tu­tion d’enseignement supérieur, l’IHES ne dis­pose pas d’alumni, alors que ces derniers représen­tent la prin­ci­pale caté­gorie de dona­teurs des uni­ver­sités améri­caines. L’Institut allait-il être assez attrac­t­if pour réus­sir une telle campagne ?

La vision de Léon Motchane
L’ambition du fon­da­teur était de créer un pen­dant de l’IAS en Europe. Les pre­miers recrute­ments ont néces­sité de pren­dre des risques et de savoir s’entourer d’avis éclairés, avec rien de moins qu’Alexander Grothen­dieck, qui allait révo­lu­tion­ner la géométrie algébrique, René Thom, en plein développe­ment de sa théorie de la mor­phogenèse, Louis Michel, qui a si bien illus­tré l’usage qu’un physi­cien peut faire de la théorie des groupes, et David Ruelle, qui allait jeter les bases de la théorie mod­erne du chaos déter­min­iste.
Léon Motchane tenait à ce que, dans le cadre de l’Institut, les échanges sci­en­tifiques ne con­nais­sent pas les fron­tières habituelles entre dis­ci­plines : l’IHES est resté un lieu de tra­vail inter­dis­ci­plinaire.
L’autre pili­er est la totale liber­té offerte aux chercheurs. La quête fon­da­men­tale est celle de l’originalité. Elle ne peut être fructueuse que si y règne une atmo­sphère de com­plète lat­i­tude sur les sujets abor­dés et les méth­odes util­isées (sou­vent dévelop­pées ab ini­tio). Ce respect scrupuleux de la liber­té pour la recherche a été un atout essen­tiel pour attir­er des chercheurs d’exception.

« Investir dans la puissance de l’intelligence »

À la dif­férence d’une insti­tu­tion d’enseignement supérieur, l’IHES ne dis­pose pas d’alumni

La recom­man­da­tion issue de l’étude de fais­abil­ité était de men­er une cam­pagne inter­na­tionale de recherche de fonds de 10 mil­lions d’euros sur une péri­ode de trois ans (2001–2004), cam­pagne que l’Institut décidait de nom­mer : « Inve­stir dans la puis­sance de l’intelligence ». À la fin de cette péri­ode, près de 11 mil­lions d’euros étaient col­lec­tés. Ce mon­tant a été atteint mal­gré l’explosion de la bulle Inter­net qui a fait vac­iller les marchés et a asséché la tré­sorerie de nom­bre d’entreprises et de quelques rich­es mécènes poten­tiels.
Les dona­teurs ont été des fon­da­tions, des entre­pris­es, des per­son­nes privées, mais aus­si le Fonds des par­tic­i­pa­tions de l’État, puisque entre-temps le gou­verne­ment français avait décidé d’inciter au développe­ment de fon­da­tions recon­nues d’utilité publique, en met­tant en place la pos­si­bil­ité d’abonder la col­lecte de fonds privés par des fonds publics dans un créneau bien défi­ni. Les finance­ments sont provenus de France mais aus­si de l’étranger, essen­tielle­ment des États-Unis, où près de la moitié a été col­lec­tée. La pos­si­bil­ité de col­lecter des fonds aux États-Unis avait été anticipée par la créa­tion en 1999 d’une asso­ci­a­tion de statut char­i­ta­ble appelée « Friends of the IHES » et établie selon les lois de l’État de New York.

Une nouvelle Campagne pour le cinquantenaire

Des struc­tures et des per­son­nal­ités
Les struc­tures mis­es en place pour men­er à bien cette entre­prise ont con­sisté d’une part en un comité de cam­pagne français et un comité de cam­pagne aux États-Unis, et d’autre part en une cel­lule de « développe­ment et com­mu­ni­ca­tion » à l’Institut. Le prési­dent d’honneur du comité français était l’ancien Pre­mier min­istre Ray­mond Barre, qui a mis dans son sou­tien à la cam­pagne l’énergie atten­tive et chaleureuse que beau­coup con­nais­sent. Le comité était présidé par Philippe Lagayette, prési­dent du Con­seil d’administration de l’IHES et prési­dent­di­recteur général de JP Mor­gan France. Le comité de cam­pagne a régulière­ment suivi la pro­gres­sion de la cam­pagne, cer­tains mem­bres, comme André Lévy- Lang, faisant sou­vent des inter­ven­tions per­son­nelles déci­sives auprès de dona­teurs potentiels.

De l’extérieur, il est tou­jours dif­fi­cile de dire ce qui con­va­inc finale­ment un con­tribu­teur de faire un don pour une struc­ture de recherche très fon­da­men­tale comme l’IHES. L’Institut, dont le statut d’institution sci­en­tifique de référence est attesté depuis de nom­breuses années, a tou­jours été très clair sur le fait qu’il n’accepterait que très peu de con­traintes dans l’utilisation des fonds reçus. Dans plusieurs cas, le fait de répon­dre au défi lancé par le plus gros dona­teur améri­cain a finale­ment été un déclencheur de dons très effi­cace à cause de son effet mul­ti­pli­ca­teur. Cepen­dant ce qui est cru­cial pour une insti­tu­tion en cam­pagne est d’être réelle­ment attrac­t­if.
L’IHES n’est toute­fois pas par­venu à pren­dre pied dans le monde très policé des grandes fon­da­tions de recherche améri­caine. Celles-ci fonc­tion­nent par pro­grammes bien encadrés, une logique assez orthog­o­nale à celle de l’Institut qui s’appuie sur la recon­nais­sance des indi­vid­u­al­ités et la pour­suite de pistes risquées.
Suite au suc­cès de sa pre­mière cam­pagne de recherche de fonds, l’IHES a décidé de lancer une nou­velle cam­pagne inter­na­tionale de recherche de fonds, inti­t­ulée « la Cam­pagne du cinquan­te­naire ». L’objectif est cette fois de col­lecter 20 mil­lions d’euros (dont 18 mil­lions à affecter aux fonds pro­pres). Une nou­velle fois la ven­ti­la­tion des dons poten­tiels fait une place impor­tante à ceux venant de l’étranger. Pour réus­sir cette nou­velle cam­pagne, l’Institut va devoir à nou­veau prou­ver son attractivité.

Quelques réflexions générales sur le financement de la recherche

Les finance­ments ne doivent pas seule­ment dépen­dre de l’obtention de résul­tats à court terme

Le développe­ment de la recherche ne peut être décrété d’en haut sans que les chercheurs soient étroite­ment asso­ciés aux grandes ori­en­ta­tions. Cette vérité, qui devrait être une évi­dence, sem­ble battue en brèche si l’on observe la restruc­tura­tion de l’appareil de recherche en cours en France. Cela sup­pose l’instauration d’un cli­mat de respect et de con­fi­ance entre les respon­s­ables poli­tiques et la com­mu­nauté sci­en­tifique. Un tel cli­mat ne peut résul­ter que d’une écoute patiente et d’une accu­mu­la­tion de gages dans les deux sens : d’un côté les objec­tifs affichés par les uns doivent être légitimés par le ter­rain ; d’un autre côté, des efforts de rigueur dans l’évaluation et la prise de risque doivent être effec­tués par les chercheurs.

Dans ce con­texte, pour les insti­tu­tions de recherche cen­trées sur les ques­tions théoriques, les finance­ments ne doivent pas dépen­dre de l’obtention de résul­tats à court terme. Sinon seules des amélio­ra­tions tech­niques peu­vent être espérées. Bien sou­vent, et les vingt dernières années en offrent de mul­ti­ples exem­ples, de l’irruption des moyens mobiles de télé­com­mu­ni­ca­tion aux tech­niques sophis­tiquées d’imagerie médi­cale, ce sont au con­traire des rup­tures con­ceptuelles qui engen­drent des développe­ments indus­triels rad­i­cale­ment nova­teurs, et ont un effet struc­turant pou­vant aller jusqu’à l’émergence d’un secteur indus­triel nouveau.

Faire confiance à la communauté scientifique

De ce point de vue, la dom­i­na­tion sans partage des finance­ments sur pro­jets, même des pro­jets « blancs », qui se met en place, est une men­ace sérieuse sur la recherche fon­da­men­tale qui a besoin de pou­voir s’appuyer sur des finance­ments récur­rents de niveau suff­isant. Le trans­fert de la majeure par­tie du finance­ment de la recherche vers l’Agence nationale de la recherche étroite­ment pilotée par le min­istère de la Recherche, sans qu’un con­seil sci­en­tifique dis­cute des modal­ités de son fonc­tion­nement, est donc une déci­sion igno­rant les modes effec­tifs de fonc­tion­nement de la recherche, et notam­ment du rôle et des modal­ités de la recherche fon­da­men­tale. Elle témoigne d’un manque de con­fi­ance, envers la com­mu­nauté sci­en­tifique, qui porte en germe de graves risques de départ des meilleurs chercheurs qui préféreront un envi­ron­nement plus sere­in et moins aléa­toire, où leur point de vue est pris au sérieux sans être fil­tré par divers lobbies.

Établir des relations dans la durée

En ce qui con­cerne les parte­nar­i­ats pub­lic-privé, il est impor­tant de don­ner la pri­or­ité à l’établissement de rela­tions dans la durée. Les finance­ments à court terme ne sont pas de nature à don­ner aux insti­tu­tions académiques et de recherche les vrais out­ils de développe­ment dont elles ont besoin. Il y a en effet un cer­cle vertueux de l’attractivité : pour être en mesure de con­va­in­cre un financeur privé de s’engager en dotant en fonds pro­pres une insti­tu­tion de ce type, celle-ci doit être suff­isam­ment attrac­tive et avoir don­né suff­isam­ment de gages de la légitim­ité de ses ambi­tions et de son sens de la prise de risque. Si elle parvient à le con­va­in­cre, grâce à l’augmentation de ses fonds pro­pres résul­tant d’une dota­tion, elle peut attir­er des chercheurs ou des pro­fesseurs de France ou de l’étranger dont la présence est déter­mi­nante pour attir­er d’autres chercheurs ou étu­di­ants excel­lents. Le cycle peut con­tin­uer. Celui-ci ne peut être enclenché avec des dota­tions ciblées et pro­duisant leur effet pour quelques années, il faut être plus ambitieux pour vrai­ment pou­voir chang­er la donne.
Le marché de la recherche comme de l’éducation à haut niveau est désor­mais inter­na­tion­al, les financeurs poten­tiels, qui tien­nent compte des retombées qu’ils peu­vent espér­er de leurs efforts, seront prêts à s’engager pour une insti­tu­tion académique ou de recherche si son pou­voir d’attraction est mon­di­al. Pour une telle insti­tu­tion, il est impor­tant d’avoir une mesure fiable de ce pou­voir à l’instant présent et dans un avenir plus ou moins proche en fonc­tion des straté­gies élaborées et de leur crédi­bil­ité. Pour cette rai­son égale­ment l’attractivité est le cœur de l’équation.

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