Conclusions : quels défis pour l’ingénieur ?

Dossier : Croissance et environnementMagazine N°627 Septembre 2007
Par Thierry CHAMBOLLE (59)

Le prési­dent du groupe X‑Environnement, Jean-Marc Jan­covi­ci, m’a demandé de rédi­ger l’ar­ti­cle con­clusif de ce numéro de La Jaune et la Rouge con­sacré au thème « Crois­sance et Envi­ron­nement ». J’ai eu l’im­pru­dence d’ac­cepter d’évo­quer les défis qui posent et poseront à l’ingénieur en général, et à ceux qui sont poly­tech­ni­ciens en par­ti­c­uli­er, les grands enjeux du XXIe siè­cle, tels qu’ils sont décrits avec beau­coup d’in­tel­li­gence prospec­tive dans les arti­cles qui com­posent ce numéro : démo­gra­phie, change­ments cli­ma­tiques, raré­fac­tion de cer­taines ressources naturelles, con­ver­gence des niveaux de développe­ment, mon­di­al­i­sa­tion et, dans ce con­texte, pour notre pays, rythme et qual­ité de la crois­sance, répar­ti­tion de ses fruits, pro­tec­tion de l’en­vi­ron­nement, leviers de l’ac­tion publique, com­péti­tiv­ité des entre­pris­es, vieil­lisse­ment de la pop­u­la­tion, etc. Suis-je com­plète­ment qual­i­fié pour abor­der cet exer­ci­ce. Prob­a­ble­ment pas vrai­ment. J’ai sans doute quelque expéri­ence de la ges­tion de l’en­vi­ron­nement pour avoir, dans le min­istère com­pé­tent, exer­cé la respon­s­abil­ité de la direc­tion de l’eau et de la préven­tion des pol­lu­tions pen­dant onze ans. De même, j’ai tra­vail­lé quinze ans dans une grande entre­prise, Lyon­naise des Eaux, puis, après la fusion, Suez, où j’ai pu con­courir, à ma place, à une crois­sance sans précédent. 


Le plus grand labyrinthe végé­tal du monde à Reignac-sur-Indre, Indre-et-Loire, France (N 47°13′– E 0°54′).

En 1996, année de la créa­tion à Reignac-sur-Indre, en Touraine, du plus grand labyrinthe végé­tal du monde, 85 000 vis­i­teurs sont venus se per­dre au milieu d’un dédale de 4 hectares. Depuis, chaque été, un labyrinthe éphémère de maïs ou de tour­nesols sort de terre. Récolté à l’automne, il renaît l’année suiv­ante sous une forme dif­férente, grâce à une tech­nique éprou­vée de semis et de traçage. Cet espace s’inspire d’une tra­di­tion plus anci­enne dans l’art du paysage. À la Renais­sance, les jardins ital­iens mul­ti­plient les labyrinthes : on s’y promène, on s’y perd, on y com­plote, on y badine. Cette légèreté efface un peu le car­ac­tère sacré et par­fois menaçant des grands labyrinthes anciens, ceux des cathé­drales goth­iques, ceux de la Grèce du Mino­tau­re, et plus loin encore les cen­taines de « châteaux de Troie » ain­si qu’on nomme ces labyrinthes de pierre qui parsè­ment les rivages de la Bal­tique. Rites solaires, pistes de danse, chemins de croix, par­cours ini­ti­a­tiques ? Il reste dans le labyrinthe mod­erne un peu du mys­tère sym­bol­ique qui ani­mait les « chemins de Jérusalem » et les « rem­parts de Jéricho ». 


Pour­tant, j’ai con­science d’avoir beau­coup agi et insuff­isam­ment réfléchi. Réfléchir avant d’a­gir comme le recom­mande Saint Luc : « Qui de vous, en effet, s’il veut bâtir une tour, ne com­mence par s’asseoir pour cal­culer la dépense et voir s’il a de quoi aller jusqu’au bout ». Il faut penser à s’asseoir. Il faut penser aux ressources. Il faut penser au terme, au long terme. 

J’ai la chance, main­tenant que le temps de l’ac­tion prof­itable est passé pour moi, d’être asso­cié à divers travaux (Cen­tre d’analyse stratégique, Académie des tech­nolo­gies, Haut Con­seil de la Coopéra­tion inter­na­tionale, Col­lège des Hautes Études de l’En­vi­ron­nement et du Développe­ment durable, etc.) de réflex­ion sur le futur dans une per­spec­tive assumée de développe­ment durable. 

C’est donc à par­tir de ces réflex­ions et à la lumière des arti­cles précé­dents que je vais essay­er de voir com­ment les ingénieurs peu­vent se pré­par­er à affron­ter avec suc­cès, pour la société et pour eux-mêmes, ces défis du XXIe siècle. 

Et d’abord avons-nous une vue claire et per­ti­nente de ce nou­veau siè­cle, pour autant que cela ait un sens de découper notre his­toire par tranche de cent ans ? Qui, au début du XXe siè­cle, aurait pronos­tiqué deux guer­res mon­di­ales, des pro­grès tech­nologiques foudroy­ants cul­mi­nant dans les tech­niques de traite­ment et de com­mu­ni­ca­tion des infor­ma­tions ? Nous avons pour­tant quelques repères solides : la crois­sance démo­graphique de 6 à 9 mil­liards d’habi­tants dans le courant de ce siè­cle, soit une aug­men­ta­tion de 50 % de la pop­u­la­tion — là où nous étions deux, nous serons trois ! — la raré­fac­tion de cer­taines ressources naturelles comme les hydro­car­bu­res, les évo­lu­tions cli­ma­tiques liées à l’émis­sion des gaz à effet de serre d’o­rig­ine anthro­pogénique, la dégra­da­tion de l’en­vi­ron­nement et de la bio­di­ver­sité, la pour­suite de ce que l’on appelle la « glob­al­i­sa­tion » et de l’émer­gence de grands blocs politi­co-économiques, le relatif efface­ment des nations petites et moyennes, la per­sis­tance de la vie locale, notam­ment urbaine, sou­vent mégapoli­taine, l’ac­cen­tu­a­tion des phénomènes migra­toires, etc. En revanche, il y a beau­coup de choses, beau­coup plus, que nous ne savons pas. 

Nous ne savons pas si la Chine et l’Inde iront vers des modes d’or­gan­i­sa­tion rad­i­cale­ment dif­férents, si les États-Unis con­naîtront un déclin relatif qui affectera leur ten­ta­tion hégé­monique, si l’Afrique réus­sira à sor­tir réelle­ment du sous-développe­ment où une par­tie de ses nations sem­ble enlisée et fini­ra par s’ériger en véri­ta­ble puis­sance mon­di­ale, si l’é­conomie de l’hy­drogène ver­ra le jour, si les nan­otech­nolo­gies seront une clé majeure de demain. 

En France, même, à une autre échelle de temps et d’im­por­tance, nous ne savons pas si l’actuel Prési­dent de la République fera deux man­dats, si le Par­ti Social­iste réus­sira sa refon­da­tion, si les OGM finiront par être accep­tés, s’il sera pos­si­ble d’ou­vrir de nou­veaux sites de cen­trales élec­tronu­cléaires. Mais peu importe car il est peu prob­a­ble que les ten­dances lour­des rap­pelées ci-dessus s’in­versent, ce qui nous donne l’im­pres­sion assez exal­tante, mais sans doute, en grande par­tie illu­soire, d’être capa­ble de prévoir le futur voire de l’in­fléchir. Elles auront donc, à coup presque sûr, une influ­ence sur la vie de cha­cun d’en­tre nous et en par­ti­c­uli­er sur l’ac­tiv­ité pro­fes­sion­nelle de l’ingénieur. Son rôle sera désor­mais de con­courir à la mise en œuvre d’un développe­ment autre, d’une crois­sance dif­férente, voire, à la lim­ite, d’une décrois­sance dans les pays les plus avancés, ce qui est sans doute con­traire à la nature même de l’ingénieur, qui tra­di­tion­nelle­ment est plus un créa­teur et un réal­isa­teur qu’un ges­tion­naire. Il devra de toute façon agir dans un con­texte encore plus inter­na­tion­al, encore plus com­péti­tif, encore davan­tage con­traint dans le domaine de la pro­tec­tion de l’en­vi­ron­nement et de la disponi­bil­ité des ressources naturelles. 

Selon Wikipé­dia, la Com­mis­sion des titres d’ingénieur en France, donne du méti­er de base de l’ingénieur la déf­i­ni­tion suivante : 

« Il con­siste à résoudre des prob­lèmes de nature tech­nologique, con­crets et sou­vent com­plex­es, liés à la con­cep­tion, à la réal­i­sa­tion et la mise en œuvre de pro­duits, de sys­tèmes ou de ser­vices. Cette apti­tude résulte d’un ensem­ble de con­nais­sances tech­niques d’une part, économique, social et humain d’autre part, reposant sur une solide cul­ture sci­en­tifique. » Il est intéres­sant de not­er un peu plus loin que « La con­sid­éra­tion accordée aux ingénieurs varie mal­gré tout sen­si­ble­ment selon les pays : elle est ain­si très élevée en France et en Alle­magne ; elle est moin­dre dans les pays anglo-sax­ons où les ingénieurs ont un pro­fil plus spécialisé. » 

Cette men­tion n’est pas sans intérêt dans un monde glob­al­isé. Le con­cept d’ingénieur à la française (dont l’ingénieur poly­tech­ni­cien est peut-être l’arché­type) n’est donc pas universel. 

Il me sem­ble que, pour faire face aux grands défis du XXIe siè­cle, l’ingénieur doit acquérir au cours de sa for­ma­tion et d’une manière appro­priée une atti­tude, une cul­ture et des savoirs. 

L’at­ti­tude, c’est celle qui s’in­spire des principes du développe­ment durable. Il s’ag­it de voir large et de voir loin. D’être con­scient de l’ef­fet papil­lon et de ses lim­ites dans la théorie du chaos. De se préoc­cu­per des généra­tions futures et pas seule­ment du court terme. 

Cette apti­tude peut sans doute s’ac­quérir par la pra­tique de divers out­ils comme le cal­cul de l’empreinte écologique, l’analyse du cycle de vie, l’i­den­ti­fi­ca­tion des par­ties prenantes et leurs attentes, l’é­co-con­cep­tion. Il n’est pas cer­tain que les class­es pré­para­toires aux écoles d’ingénieurs soient par­ti­c­ulière­ment appro­priées à l’ac­qui­si­tion de ces réflex­es. Sans doute les écoles elles-mêmes le sont-elles davantage. 

Au-delà, il faudrait aus­si par­ler de l’analyse des risques et de l’éthique, qui sont au cœur du développe­ment durable. Un très ancien doyen de l’U­ni­ver­sité d’Ab­erdeen avait pour devise « Con­fi­do sed caveo » : j’ai con­fi­ance mais je me tiens sur mes gardes. Grande sagesse. 

La cul­ture. C’est sans doute la force des ingénieurs, que de recevoir un enseigne­ment à la fois sérieux et large. La Com­mis­sion des titres par­le bien d’un ensem­ble de con­nais­sances tech­niques d’une part, économique, social et humain d’autre part, reposant sur une solide cul­ture sci­en­tifique. Sans doute faudrait-il ajouter une cer­taine con­nais­sance des sci­ences de la vie et de la planète. Et l’on retrou­verait ain­si les trois domaines inter­pénétrés du développe­ment durable, l’é­conomique, le social et l’environnemental. 

Face aux défis du XXIe siè­cle, cette for­ma­tion large est une force. Au con­traire, l’hy­per­spé­cial­i­sa­tion du « doc­teur » est par­fois ressen­tie comme une faib­lesse. Ce qui est cer­tain, c’est que l’ingénieur et le doc­teur ont besoin l’un de l’autre, et qu’ils doivent le com­pren­dre l’un et l’autre. 

Finale­ment, l’ingénieur, cer­taine­ment par une for­ma­tion com­plé­men­taire à celle de l’X doit pos­séder un ensem­ble de savoirs et de tech­niques dans un domaine spécifique. 

Dans ce ou ces domaines, les aspects humains, soci­aux, envi­ron­nemen­taux et bien sûr économiques ne doivent pas être évac­ués au prof­it de la seule tech­nolo­gie. Qu’il s’agisse des process, des pro­duits et des ser­vices, les com­posantes sociales et envi­ron­nemen­tales pren­dront de plus en plus d’im­por­tance pour débouch­er sur ce que l’on appelle les éco-tech­nolo­gies, les clés de la nou­velle économie. 

S’il m’est per­mis de me référ­er à ma pro­pre expéri­ence, j’ai tou­jours trou­vé que ma for­ma­tion avait pêché par trois insuff­i­sances notoires : 

appren­tis­sage d’une seule langue, l’alle­mand, alors que la maîtrise réelle de trois langues, la sienne et deux autres dont l’anglais est recon­nue aujour­d’hui comme indispensable ;
 absence de con­tact avec les milieux de la recherche, mau­vaise com­préhen­sion de ses apports, de ses ressorts, alors qu’elle joue un rôle fon­da­men­tal dans tous les domaines et par­ti­c­ulière­ment dans l’ap­proche des prob­lèmes envi­ron­nemen­taux et soci­aux. C’é­tait la con­séquence mal­heureuse de la dual­ité bien française des fil­ières uni­ver­sité et grandes écoles ;
 faib­lesse de l’en­seigne­ment en économie. Il faut à la fois le ren­forcer et sor­tir d’un enseigne­ment trop dog­ma­tique. Ne pas impos­er le libre-échangisme ou la néces­sité de la crois­sance comme des vérités révélées. Con­stru­ire une com­pé­tence économique per­me­t­tant l’analyse et ouvrant au débat. Toutes les réflex­ions actuelles sur la fis­cal­ité écologique, les marchés de quo­tas, les con­traintes régle­men­taires, leur effi­cac­ité et leur coût, la prise en compte du long terme mon­trent assez la néces­sité de cette com­pé­tence chez l’ingénieur. 

Ces insuff­i­sances ont été pour moi des hand­i­caps réels, dont je suis en par­tie respon­s­able. J’imag­ine qu’il y a été remédié. L’ingénieur nou­veau pour­ra donc affron­ter les défis de XXIe siècle. 

Sans doute ne faudrait-il pas par­ler de l’ingénieur, mais des ingénieurs : var­iété des domaines d’ap­pli­ca­tion, var­iété des fonc­tions (maîtrise d’ou­vrage publique ou privée, maîtrise d’œu­vre, entre­prise, indus­trie, etc.). 

C’est en accep­tant de s’in­té­gr­er dans des équipes pluridis­ci­plinaires, en vari­ant les posi­tions, en assumant des respon­s­abil­ités hors de France, notam­ment dans les pays les moins avancés, en con­tin­u­ant sans cesse à appren­dre, que l’ingénieur pour­ra faire face à toutes les remis­es en cause que ce siè­cle lui deman­dera. Il lui fau­dra, sans doute, être plus entre­pre­neur que salarié, plus inno­va­teur que routinier. 

Je cit­erai volon­tiers pour finir l’ex­péri­ence réussie du Col­lège des hautes études de l’en­vi­ron­nement et du développe­ment durable (CHEEDD). Cet organ­isme encore con­fi­den­tiel réu­nit chaque année une trentaine de cadres, en passe de pren­dre des respon­s­abil­ités de direc­tion dans tous les hori­zons pro­fes­sion­nels, admin­is­tra­tion de l’É­tat et des col­lec­tiv­ités ter­ri­to­ri­ales, syn­di­cats, ONG, entre­pris­es, pour leur faire com­pren­dre en pro­fondeur le sens du développe­ment durable. 

La qual­ité des « maîtres », mais peut-être surtout celle du dia­logue entre respon­s­able d’o­rig­ines très divers­es, sat­is­fait pleine­ment les audi­teurs qui ont la chance de par­ticiper à ces sessions. 

Il est bien clair que ces résul­tats ne peu­vent être acquis sans décloi­son­nement, sans con­fronta­tions. De ce point de vue, les grandes écoles français­es ris­queraient bien d’ap­pa­raître comme de petites chapelles. Heureuse­ment, elles ont fait le choix de nom­breux parte­nar­i­ats et de l’in­ter­na­tion­al­i­sa­tion. Elles sont sol­lic­itées à l’é­tranger pour apporter leur expéri­ence et leurs com­pé­tences. Il y a fort à pari­er qu’elles en retireront bien davan­tage pour elles-mêmes et leurs étudiants. 

L’énuméra­tion suc­ces­sive des défis aux­quels nous aurons à faire face pour­rait porter au pes­simisme. Beau­coup de prophètes de mal­heur s’ex­pri­ment avec com­plai­sance, tel Philip­pu­lus annonçant la fin du monde dans L’É­toile mys­térieuse de Hergé. 

Je crois, tout au con­traire, que la per­spec­tive de nous engager pro­gres­sive­ment en quelques décen­nies dans une nou­velle « civil­i­sa­tion », de pra­ti­quer une ges­tion de la planète Terre en « bon père de famille » est plutôt exal­tante et doit inciter toute une généra­tion d’ingénieurs à se pré­par­er l’e­sprit pour affron­ter ce sur­croît de com­plex­ité et pour réus­sir cette éco-transition.

Poster un commentaire