Poser un regard innovant sur la misère

Dossier : Fondations et AssociationsMagazine N°636 Juin/Juillet 2008Par Bruno TARDIEU

Une atteinte aux droits fondamentaux

Une atteinte aux droits fondamentaux
De sa pro­pre expéri­ence et de celle des familles aux côtés desquelles il ne ces­sa de vivre, le père Joseph Wresin­s­ki tira une série de con­vic­tions à con­tre-courant des idées reçues. La pre­mière étant que la mis­ère est une atteinte aux droits fon­da­men­taux, il nous appar­tient tous de la faire dis­paraître. Les plus pau­vres peu­vent et doivent être par­tie prenante de ce com­bat au tra­vers du savoir unique dont ils sont porteurs.

Dans les années cinquante, l’Eu­rope nie la per­sis­tance de la grande pau­vreté en son sein. Le père Joseph Wresin­s­ki, lui-même né dans la mis­ère, va vivre avec les familles du camp pour sans-abri de Noisy-le-Grand, instal­lé en 1954 par l’ab­bé Pierre. Ils créent ensem­ble le Mou­ve­ment ATD Quart Monde et intro­duisent une idée neuve à l’époque : la mis­ère n’est pas seule­ment le prob­lème de ceux qui vivent dans la grande pau­vreté, c’est un prob­lème ” entre nous “. 

Cause et effet de l’exclusion sociale

Un engage­ment aux mul­ti­ples facettes
Des mil­liers de gens très pau­vres dans 20 pays sont mil­i­tants du Mou­ve­ment et en sont le fonde­ment. 400 volon­taires per­ma­nents de nation­al­ités, for­ma­tions, reli­gions divers­es en sont la cheville ouvrière, en choi­sis­sant de lier leur vie à celle des plus pau­vres et d’en­tre­pren­dre des actions inno­vantes qui mon­trent que la mis­ère n’est pas fatale. Ils vivent avec le salaire min­i­mum de leur pays et sont en par­tie sub­ven­tion­nés par des aides liées à leur action et par des dons réguliers d’amis du Mou­ve­ment, ce qui leur donne leur liber­té d’action.

Trente ans plus tard, Wresin­s­ki, devenu mem­bre du Con­seil économique et social, écrit avec tous les parte­naires soci­aux un rap­port qui pour la pre­mière fois exprime le point de vue poli­tique des plus dému­nis et fait adopter la notion que la mis­ère est une vio­la­tion des droits de l’homme. Cette notion, reprise par les Nations Unies, découle de l’idée com­plexe que la mis­ère est à la fois cause et effet de l’ex­clu­sion sociale, enrac­inée dans nos cul­tures, nos organ­i­sa­tions et nos insti­tu­tions et qu’elle ne peut être éradiquée que par tous. Selon Christo­pher Win­ship, directeur du départe­ment de soci­olo­gie à Har­vard, la droite voit la mis­ère comme un prob­lème inhérent aux pau­vres eux-mêmes, la gauche comme due aux struc­tures économiques. Ces deux expli­ca­tions ont en com­mun d’être ” en dehors de moi “. Wresin­s­ki ne nie ni l’une ni l’autre, mais ajoute la ques­tion cen­trale, celle du lien entre moi et celui qui vit dans la mis­ère. Mais notre civil­i­sa­tion voit les plus pau­vres comme des prob­lèmes à régler. Niant la com­plex­ité de leur être et de leurs rela­tions avec nous, elle nie leur humani­té même et les fait taire. 

Un message et un savoir à partager

Notre civil­i­sa­tion voit les plus pau­vres comme des prob­lèmes à régler

Les plus pau­vres por­teurs d’un mes­sage civil­isa­teur pour l’hu­man­ité ? Pourquoi pas ? Faire émerg­er la pen­sée, les aspi­ra­tions, les straté­gies que dévelop­pent les plus pau­vres comme source d’une nou­velle con­nais­sance, d’une nou­velle action col­lec­tive et d’un nou­veau pro­jet de civil­i­sa­tion. Pour­tant, quand on les ren­con­tre, leur parole ne sem­ble pas immé­di­ate­ment intel­li­gi­ble. C’est qu’ils n’ont pas eu l’oc­ca­sion et la ressource de penser leur expéri­ence et leur savoir. Pour cela il faut penser avec d’autres, dia­loguer, réfléchir. La cor­réla­tion entre l’échec sco­laire et le niveau économique et social dans les pays dévelop­pés est une con­stante révoltante. Sans un véri­ta­ble partage des savoirs, les enfants, les jeunes, les adultes n’ont aucune chance de s’en sor­tir ni d’ap­porter au monde leur regard, leur pen­sée dont nous avons tant besoin pour ren­dre le monde plus humain. Le Mou­ve­ment ATD Quart Monde, pour sa part, en s’ap­puyant sur l’én­ergie et le savoir des per­son­nes elles-mêmes et en les por­tant dans les plus hautes sphères poli­tiques et sci­en­tifiques a per­mis des avancées comme la CMU ou la loi SRU. Ces avancées sont les con­séquences des pris­es de con­science et des rap­ports au CES que le père Joseph Wresin­s­ki, puis Geneviève Antho­nioz de Gaulle, et puis d’autres ont écrits. 

Un réseau d’alliés

Le Mou­ve­ment s’est aus­si bâti grâce à un réseau d’al­liés capa­bles d’établir des parte­nar­i­ats entre les actions qui s’in­ven­tent sur le ter­rain, dans leur pro­pre milieu, avec les pou­voirs publics, les entre­pris­es, etc. L’U­nion européenne, la Banque mon­di­ale ou le Par­lement, pour faire financer les actions orig­i­nales d’ATD Quart Monde et per­me­t­tre de gér­er au mieux les ressources (ges­tion saluée par la Cour des comptes pour sa fru­gal­ité et sa cohérence avec nos options de base). Mais aus­si faire avancer des pro­fes­sions comme l’en­seigne­ment, la médecine, le tra­vail social.

Bib­li­ogra­phie
 
— Klan­fer Jules, L’ex­clu­sion sociale, étude de la mar­gin­al­ité dans les sociétés occi­den­tales, Édi­tions Sci­ences et Ser­vice, Paris, 1965.
 
— Rosen­feld Jona, Tardieu Bruno, Arti­sans de démoc­ra­tie. De l’im­passe à la réciproc­ité : com­ment forg­er l’al­liance entre les plus dému­nis et la société ? Édi­tions de l’Ate­lier — Édi­tions Ouvrières — Édi­tions Quart Monde, Paris, 1998.
 
— Wresin­s­ki Joseph, Grande pau­vreté et pré­car­ité économique et sociale : rap­port présen­té au nom du Con­seil économique et social, Jour­nal offi­ciel de la République française. Avis et rap­ports du Con­seil économique et social, n° 6, 1987. À l’o­rig­ine du RMI, de la CMU, et d’autres lois.
 
— Win­ship Christo­pher, ” Pref­ace ” in Anouihl Gilles, The Poor are the Church, Twen­ty-third pub­li­ca­tions, Mys­tic, CT, 2002.

Témoignage : Une entre­prise solidaire
” J’ai effec­tué mon stage de pre­mière année dans l’en­tre­prise TAE (Tra­vailler et appren­dre ensem­ble), créée en 2002 par le Mou­ve­ment ATD Quart Monde à Noisy-le-Grand.
Pourquoi ce choix ? Pour vivre de l’in­térieur un pro­jet pilote qui invite à repenser en pro­fondeur le monde du tra­vail, per­spec­tive plus qu’in­téres­sante pour un poly­tech­ni­cien amené à exercer un poste à responsabilités.
Le coeur du pro­jet TAE est en effet de favoris­er la mix­ité sociale et la con­vivi­al­ité : des per­son­nes en sit­u­a­tion pré­caire tra­vail­lent avec des volon­taires per­ma­nents du Mou­ve­ment ATD, des sta­giaires… qui refusent que cer­taines per­son­nes soient lais­sées de côté. Ce cli­mat égal­i­taire per­met de repenser l’en­tre­prise en se bas­ant sur l’ex­péri­ence et la réflex­ion des per­son­nes les plus con­cernées par l’ex­clu­sion du monde du tra­vail et la pré­car­ité de l’emploi.
Après avoir vécu ce stage riche en enseigne­ments pro­fes­sion­nels et humains, on ne peut qu’e­spér­er que d’autres ” entre­pris­es sol­idaires ” voient le jour, afin que cet état d’e­sprit et ce mode de fonc­tion­nement se répan­dent le plus large­ment pos­si­ble dans le monde du tra­vail tel qu’on le con­naît actuellement. ”

Mathilde SION (06)

Témoignage : La mis­ère n’est pas une fatalité
” À la fin d’une activ­ité pro­fes­sion­nelle exer­cée dans le secteur indus­triel et après quelques mois de réflex­ion, j’ai rejoint en 2002 le Mou­ve­ment ATD Quart Monde où je coanime l’équipe de Paris.
Ce qui m’a attiré, c’é­taient les idées du fon­da­teur, Joseph Wresin­s­ki, et leurs mis­es en oeu­vre (non-fatal­ité de la mis­ère et pos­si­bil­ité de l’éradi­quer). Un pre­mier con­stat m’a ramené con­crète­ment sur terre : la mis­ère n’est pas seule­ment à l’autre bout du monde, elle est à nos portes, très proche et très sou­vent cachée.
Un aspect m’a aus­si par­ti­c­ulière­ment frap­pé et entraîné mon adhé­sion, c’est que la per­son­ne ou les familles qui subis­sent ces con­di­tions de vie les plus dif­fi­ciles doivent être au cen­tre des pro­jets. Elles doivent être recon­nues comme les pre­miers acteurs de la lutte con­tre les dis­crim­i­na­tions, et elles le peu­vent, en étant asso­ciées aux déci­sions les con­cer­nant et à leur mise en oeu­vre. Pour cela il faut aus­si leur don­ner les moyens d’ex­ercer ces responsabilités. ”

Dominique CASTELLAN (57)

ATD Quart Monde
http://www.atd.quartmonde.org
 
Tra­vailler et appren­dre ensemble
http://www.tae.ass.org

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