Fêtes et concours, ou la rivalité au service du progrès collectif

Dossier : Les pays de FranceMagazine N°631 Janvier 2008
Par Loïc VIEILLARD-BARON (86)

Les fêtes-con­cours se mul­ti­plient et leur ray­on­nement s’é­tend par­fois au niveau inter­na­tion­al. Leurs orig­ines puisent pour cer­taines dans des fêtes locales his­toriques qui ont incor­poré des con­cours pour étof­fer leur pro­gramme. D’autres, inverse­ment, ont trans­for­mé des com­péti­tions en moment de fête. C’est par exem­ple le cas des grandes cours­es à pied. La plu­part des groupe­ments de pas­sion­nés (qu’il s’agisse de mont­golfières, de pois­sons rouges ou de stock-cars) ont au moins leur con­cours annuel, qui se trans­forme assez vite en un rassem­ble­ment fes­tif de la com­mu­nauté. Le pro­gramme d’une banale fête de vil­lage com­porte sou­vent plusieurs con­cours : pétanque, belote, élec­tion de miss, pêche, labour sont par­mi les plus fréquents auquel se rajoutent sou­vent des spé­cial­ités locales.

Repères
Le Moyen-âge con­naît les tournois. Mais leur réal­ité est beau­coup plus faible que ce que notre imag­i­naire en a fait. Ils sont d’ailleurs com­bat­tus aus­si bien par l’Église que par les princes qui y voy­aient mourir leurs meilleurs com­bat­tants. En 1306 seule­ment, les tournois sont autorisés par le pape Jean XXII, peut-être parce que les armes ayant été émoussées, on s’y tue moins. Dans leurs modes de fonc­tion­nement et les moeurs qui s’y trou­vent val­orisés, ces tournois sont une résur­gence adoucie des jeux de l’An­tiq­ui­té. Mais ils n’en n’ont absol­u­ment pas le car­ac­tère cen­tral. Deux siè­cles plus tard, ils dis­parais­sent définitivement.

L’Antiquité et la gloire

Une société ne per­met pas à ses mem­bres de faire la fête sur la place publique de n’im­porte quelle manière. De fait, ces con­cours sont un phénomène his­torique­ment déter­miné. L’an­tiq­ui­té gré­co-romaine était friande des con­cours. Les Jeux olympiques ne sont pas une excep­tion mais seule­ment les plus célèbres. Mais, les ” jeux ” exis­taient aus­si à pro­fu­sion lors des mul­ti­ples fêtes qui scan­daient l’an­née et que chaque cité organ­i­sait. Les épreuves étaient sportives mais aus­si artis­tiques ou bur­lesques. Autant qu’une com­para­i­son puisse se faire entre deux épo­ques aus­si éloignées, cette pro­fu­sion ressem­blait à celle de notre époque. Elle s’in­scrivait dans une éthique de la gloire et de la vic­toire qu’elle per­me­t­tait d’ex­al­ter. À l’is­sue de la com­péti­tion, le vain­cu était com­plète­ment délais­sé. Seul, le vain­queur était présent et salué lors de la remise des prix.


Une société ne per­met pas de faire la fête sur la place publique de n’importe quelle manière. 

La chrétienté et les fêtes liturgiques

Au XVIIIe siè­cle, la notoriété philosophique de Jean-Jacques Rousseau date de sa vic­toire à un con­cours organ­isé par l’A­cadémie de Dijon, pour son Dis­cours sur les sci­ences et les arts.

Cette pro­fu­sion de con­cours dis­paraît à la fin de l’empire romain, sous l’in­flu­ence d’une nou­velle éthique, celle du chris­tian­isme. En l’an 393, l’empereur Théo­dose inter­dit les cultes païens, ce qui entraîne la sup­pres­sion de tous les con­cours encore exis­tants, notam­ment celle des Jeux olympiques (qui ont duré tout de même près de mille ans !), ces con­cours étant tou­jours com­plète­ment inté­grés dans une fête religieuse.

En l’an 393, l’in­ter­dic­tion des cultes païens entraîne la dis­pari­tion des Jeux Olympiques

Durant tout le Moyen-âge et jusqu’à la pre­mière moitié du vingtième siè­cle, l’e­space de la fête publique est pris par les fêtes liturgiques chré­ti­ennes, que chaque local­ité accom­mode à sa manière et selon ces spé­ci­ficités. Grosso modo, jusqu’à la Révo­lu­tion, il n’y a de place que mar­ginale pour autre chose (con­cours ou autre). Cepen­dant, hors de la place du vil­lage, dans des cer­cles plus restreints, le phénomène des con­cours trou­ve un nou­veau souf­fle par l’in­ter­mé­di­aire des ” académies ” qui se dévelop­pent mas­sive­ment à par­tir de la Renais­sance. Les académies sont générale­ment mues par le souci de dévelop­per un savoir et un tal­ent. Pour en faire la pro­mo­tion et sus­citer les éner­gies, elles remet­tent de très nom­breux prix. 

Le retour contemporain

Le roi des menteurs
Mon­crabeau, vil­lage de 800 habi­tants situé à la fron­tière du Gers et du Lot-et-Garonne, abrite la fameuse Académie des menteurs, fondée avec l’autorisation du roi en 1746. Ses mem­bres se réu­nis­sent régulière­ment pour racon­ter non pas des men­songes mais des menter­ies, qui sont en réal­ité des dis­cours plus proches des con­tes : ils racon­tent des his­toires inven­tées qui « mêlent le vrai et le faux ».
En 1972, le vil­lage a décidé de se créer une iden­tité sur la base de cette tra­di­tion en organ­isant une journée de fête, le clou en étant l’élection du roi des menteurs de l’année au moyen d’un concours.
Depuis, chaque année, l’événement prend un peu plus d’ampleur. Le vil­lage s’est même jumelé avec une ville belge qui pos­sède une académie équivalente.

À par­tir de la Révo­lu­tion, et au cours du XIXe siè­cle, la puis­sance chré­ti­enne se réduit lente­ment et la place du vil­lage com­mence à porter d’autres man­i­fes­ta­tions. Celles-ci, sou­vent mues par le souci de pro­mou­voir les ” savoirs ” met­tent en place des con­cours ; le con­cours général agri­cole date par exem­ple de 1848. La renais­sance des Jeux olympiques est le sym­bole de cette réap­pari­tion. Au cours du XXe siè­cle, les fêtes religieuses per­dent de plus en plus leur place au cen­tre du vil­lage. La fête s’or­gan­ise autrement ; à par­tir du dernier quart du XXe siè­cle, elle se struc­ture rit­uelle­ment de plus en plus autour d’une com­péti­tion. Ce par­cours sem­ble met­tre en évi­dence deux péri­odes équiv­a­lentes, l’An­tiq­ui­té et l’époque con­tem­po­raine, mar­quées par la force des con­cours, et une par­en­thèse de plus d’un mil­lé­naire et demi, celle de la chré­tien­té qui ne con­naît que quelques miettes de com­péti­tions insti­tu­tion­nelles. En vérité, une analyse fine de la réal­ité d’au­jour­d’hui mon­tre que nos con­cours ne pren­nent pas tant appui sur ceux de l’An­tiq­ui­té que sur ceux organ­isés par les académies à par­tir de la Renais­sance dans le cadre d’une éthique nou­velle de développe­ment des savoirs et d’é­mu­la­tion générale pour le pro­grès de tous. Or, celle-ci puise beau­coup plus dans l’éthique chré­ti­enne que dans celle d’Homère. Nous allons voir que cela con­duit à une vision de l’his­toire notable­ment différente. 

Travail, rivalité, intensité, reconnaissance

Le con­cours général agri­cole a été créé en 1848

Les con­cours d’au­jour­d’hui s’or­gan­isent prin­ci­pale­ment autour d’une pas­sion et d’un tal­ent. Ils sont par excel­lence le moment où l’on retrou­ve la famille des pas­sion­nés, ou l’on se recon­naît les uns et les autres, et où l’on va s’en­cour­ager mutuelle­ment. Il y a d’ailleurs sou­vent un grand nom­bre de prix. La presse locale en faisant abon­dam­ment l’é­cho, les lau­réats acquièrent aus­si une iden­tité dans l’e­space social. Les coupures de jour­naux sont pré­cieuse­ment gardées, et les coupes ou les plaques affichées fière­ment, même si l’on joue volon­tiers la mod­estie. Les par­tic­i­pants vivent sou­vent un moment impor­tant, avec son accom­plisse­ment lors de la céré­monie de remise des prix. 

Une communion dans le meilleur

Un moyen de se connaître
Les con­cours sont aus­si un moyen de juge­ment sur soi. Le pas­sion­né aime tra­vailler son domaine à sa manière : il est très jaloux de sa liber­té et de son autonomie ; du coup, il est sou­vent isolé et pos­sède peu de repères sur sa qual­ité, sur les objec­tifs qu’il pour­rait attein­dre, ou l’au­dace dont il pour­rait faire preuve. La com­péti­tion est le moyen obtenir cette infor­ma­tion. Et, s’il ne sures­time pas exces­sive­ment ses pro­pres qual­ités, il trou­vera aisé­ment un niveau de con­cours lui assur­ant d’être au nom­bre des primés. Le risque de décep­tion existe, celui d’hu­mil­i­a­tion reste faible.

Un con­cours ne fait qu’un seul grand vain­queur. Et, mal­gré les nom­breux autres prix attribués, il fait plus de per­dants que de gag­nants, ce qui n’est a pri­ori pas un bon moyen de créer de la con­vivi­al­ité. Pourquoi la tra­di­tion per­dure t‑elle si bien ? L’ob­ser­va­tion de la remise des prix mon­tre une autre logique qu’une glo­ri­fi­ca­tion de la vic­toire, comme chez les Grecs de l’An­tiq­ui­té. Au début de la céré­monie, tout le monde est rassem­blé sans dis­tinc­tion ; et, quand le vain­queur va ser­rer la main de l’or­gan­isa­teur, geste d’é­gal­ité, c’est sym­bol­ique­ment la main de cha­cun des par­tic­i­pants qu’il serre. Il arrive par­fois qu’il serre effec­tive­ment la main de tous les autres con­cur­rents, quand ceux-ci sont suff­isam­ment peu nom­breux pour que cela soit pos­si­ble matérielle­ment. Puis, il va se refon­dre dans le groupe, geste d’é­gal­ité. Cela man­i­feste claire­ment que le vain­queur n’ap­par­tient pas à une classe supérieure. Cepen­dant, il a été spé­ci­fique­ment hon­oré. Il s’est donc instau­ré simul­tané­ment un égal et un supérieur. Ce para­doxe se résout si l’on con­sid­ère que les applaud­isse­ments ne glo­ri­fient pas l’in­di­vidu mais le meilleur représen­tant du domaine du con­cours, domaine dont tous les par­tic­i­pants se sen­tent mem­bres. En com­mu­ni­ant avec le vain­queur, le groupe se glo­ri­fie dans sa pas­sion, et il se donne un axe de pro­grès. La notion de gag­nant et de per­dant s’estompe. 

La profondeur anthropologique


En com­mu­ni­ant avec le vain­queur, le groupe se glo­ri­fie dans sa passion.

Ce bref his­torique a mon­tré le lien des con­cours avec la fête et la reli­gion : lien de con­fu­sion dans l’an­tiq­ui­té, de rejet explicite pen­dant la chré­tien­té, et enfin de suc­ces­sion depuis la Révo­lu­tion. L’analyse des moti­va­tions des acteurs et l’ob­ser­va­tion des com­porte­ments lors de la céré­monie de remise des prix en font saisir les fonde­ments anthro­pologiques. Ces résul­tats con­cor­dent avec l’oeu­vre, aujour­d’hui célèbre, de René Girard, qui juste­ment réu­nit l’an­thro­polo­gie, la reli­gion et la com­péti­tion (plus exacte­ment la rival­ité). Cette oeu­vre s’est attachée à démon­tr­er que les hommes se met­tent tout spon­tané­ment en rival­ité les uns avec les autres pour obtenir le même objet ; qu’il y a un phénomène de con­ta­gion par imi­ta­tion ; que cette ten­dance à la rival­ité ” mimé­tique ” met en péril la sta­bil­ité de la société ; qu’il faut donc la gér­er, et en par­ti­c­uli­er lui trou­ver une sor­tie ; que cette sor­tie se fait par l’u­nion de tous autour d’un coupable. Si la rival­ité mimé­tique est effec­tive­ment aus­si fon­da­men­tale dans la vie des hommes, notre cul­ture mod­erne lui a trou­vée une solu­tion remar­quable qui mérite d’être soulignée. 

Égalité, différence et rivalité

Un con­cours ne fait qu’un seul grand vain­queur. Il y a plus de per­dants que de gagnants.

Mais d’où vient-elle ? Revenons pour cela à l’époque chré­ti­enne inter­mé­di­aire qui s’est dis­pen­sée des con­cours. Elle les rejette car elle les voit comme directe­ment por­teurs de l’éthique païenne dont elle veut se dégager. Mais com­ment fait-elle alors pour résoudre les ten­sions de rival­ité mimé­tique ? Sa solu­tion est l’étab­lisse­ment d’une mul­ti­tude d’i­den­tités dis­tinctes ; l’ex­em­ple le plus con­nu est la sépa­ra­tion en trois ordres — religieux, nobles, tra­vailleurs -; et la mise en place de nom­breux niveaux hiérar­chiques. De manière cohérente, la fête chré­ti­enne, cen­trée autour de la Cène, répond alors au besoin de recon­naître l’é­gal­ité fon­da­men­tale de tous au-delà des iden­tités sociales par­ti­c­ulières. Or, ce rite de com­mu­nion dans le Christ, peut aus­si se lire comme com­mu­nion dans le meilleur des hommes pour que cha­cun lui aus­si s’améliore. Ce rite, de plus, se veut le rem­plaçant des sac­ri­fices. Il appa­raît donc comme la passerelle entre les modes de con­clu­sion des con­cours antiques et con­tem­po­rains. À par­tir de la Révo­lu­tion, tous rede­vi­en­nent des égaux. La rival­ité réap­pa­rait. Cepen­dant, elle hérite de la péri­ode chré­ti­enne une nou­velle modal­ité de sor­tie, asso­ciée à une éthique de pro­grès. De fait, dans les jeux d’au­jour­d’hui, le vain­queur fait sou­vent mon­ter à côté de lui les vain­cus sur la plus haute marche du podi­um, pour recueil­lir des applaud­isse­ments con­joints. Les rites sac­ri­fi­ciels sont absents. 

L’âme d’un peuple

Un dic­ton veut que les fêtes reflè­tent l’âme d’un peu­ple. Notre société abonde en proces­sus rival­i­taires : notre sys­tème pro­fes­sion­nel, qu’il soit celui de l’é­conomie privée ou celui de l’ad­min­is­tra­tion, est régi par la com­péti­tion, nos élec­tions poli­tiques sont qua­si­ment des con­cours. Une telle frénésie est, c’est prob­a­ble, la con­trepar­tie oblig­a­toire au principe fon­da­men­tal d’é­gal­ité des hommes : la com­péti­tion répond dans ce con­texte au besoin essen­tiel que cha­cun d’en­tre nous a de se situer. De telles rival­ités omniprésentes sont perçues par la plu­part comme par­ti­c­ulière­ment lour­des. Les con­cours fes­tifs illus­trent une manière de ren­vers­er cet état d’e­sprit vers un pro­grès et la joie de tous.

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