Une banque du lisier contre les algues vertes

Dossier : Agriculture et environnementMagazine N°657 Septembre 2010
Par Dominique GARRIGUES

REPÈRES
Les prob­lèmes envi­ron­nemen­taux ou san­i­taires peu­vent s’in­scrire dans un proces­sus sim­ple : une source de nui­sance est repérée, ses effets sont mesurés, les moyens de réduire cette source sont iden­ti­fiés, le coût économique de l’ac­tion est jus­ti­fié au regard des dom­mages, l’ac­tion est alors mise en oeu­vre puis la source se tar­it. Le prob­lème est résolu. Dans la réal­ité les choses sont sou­vent moins faciles, bien sûr.

Direc­tives européennes
La pre­mière direc­tive européenne sur l’eau date de 1975. Les suiv­antes sont de 1980 et 1991. La direc­tive de 2000 sur le bon état des mass­es d’eau prévoit l’at­teinte d’ob­jec­tifs ambitieux pour 2015 (avec déro­ga­tions pos­si­bles jusqu’à 2021 ou 2027), la teneur de 25 mg/l ayant été retenue en France pour le “bon état ” con­cer­nant les nitrates dans les eaux superficielles.

La présence de nitrates dans l’eau a d’abord été un prob­lème de san­té publique. La ques­tion con­cer­nait l’eau de boisson :

Les nour­ris­sons ne con­som­ment que très peu d’eau du robinet

si l’on don­nait à un nour­ris­son un biberon con­fec­tion­né avec une eau du robi­net con­tenant plus de 50 mg/l de nitrates, il risquait de con­tracter la “mal­adie bleue “, ou méthé­mo­glo­binémie aiguë ; on dis­ait que les nitrates se trans­for­ment en nitrites dans son tube diges­tif, que ces nitrites mod­i­fient l’hé­mo­glo­bine du sang, altérant le trans­port de l’oxygène, et l’en­fant se cyanose, ou souf­fre de trou­bles plus graves pour les forts dépasse­ments. Cela dès les années 1940 aux États-Unis.

Une pathologie disparue

Coup d’épée dans l’eau ?
Dans la seule enquête disponible (TNS — Sofres, 2005), l’eau de dis­tri­b­u­tion publique ne sem­ble pas être con­som­mée par les nour­ris­sons de moins de trois mois” (AFSSA, 11 juil­let 2008). Mal­heureuse­ment, l’échan­til­lon ne com­por­tait que 64 indi­vidus (l’en­quête exclu­ait les nour­ris­sons nour­ris au sein). Pour les qua­tre-six mois, 1% con­som­mait l’eau du robi­net, sur un échan­til­lon de 187 individus.

L’arme régle­men­taire a été mise en bran­le : depuis 1975 divers­es direc­tives européennes ont fixé des lim­ites au taux de nitrates admis­si­ble dans divers types d’eaux, sur ce thème et sur beau­coup d’autres con­cer­nant la qual­ité de l’eau. Mais aujour­d’hui, trente-cinq ans après la pre­mière direc­tive, le prob­lème des eaux de sur­face n’est pas com­plète­ment réglé.

En Bre­tagne, il reste une demi-douzaine de cours d’eau qui dépasse la lim­ite. Par con­tre, l’eau du robi­net après traite­ment est main­tenant conforme.

Dans la réal­ité, il sem­ble que les nour­ris­sons ne con­som­ment que très peu d’eau du robi­net et dans le même temps, on met­tait en évi­dence le rôle des bac­téries pour ces risques san­i­taires liés aux nitrates : “Les don­nées épidémi­ologiques sug­gèrent que la méthé­mo­glo­binémie est sou­vent asso­ciée à une infec­tion.” La méthé­mo­glo­binémie sem­ble avoir à peu près com­plète­ment dis­paru en France : l’INER­IS ne cite plus cette pathologie.

Proliférations d’algues vertes

Enjeux san­i­taires et touristiques
Un cheval est mort à Saint-Michel-en-Grève en août 2009 (peut-être son cav­a­lier l’avait-il un peu trop poussé dans un secteur vaseux?) et sem­ble-t-il deux chiens l’an­née précé­dente, à cause d’é­ma­na­tions d’hy­drogène sul­furé émis­es par des ulves en décom­po­si­tion. Mais l’en­jeu touris­tique est tout aus­si impor­tant : des dizaines de com­munes sont touchées et ramassent des mil­liers de mètres cubes d’algues.

À mesure que s’estom­pait la préoc­cu­pa­tion sur les prob­lèmes de san­té, les pro­liféra­tions d’algues se mul­ti­pli­aient sur nos côtes. La sec­onde nui­sance a fini par rem­plac­er la première.

Cet effet des nitrates était men­tion­né dès les années 1980 : eutrophi­sa­tion des eaux douces de sur­face et excès de dépôts d’algues vertes (ou ulves) sur le lit­toral, menant à de graves nui­sances pour cer­taines plages du nord et nor­douest de la Bretagne.

Ces ulves sont-elles dues aux nitrates ? L’Ifre­mer le dit depuis 1989 au moins (rap­port Mer­ceron)… et évoque le ” con­fine­ment dynamique ” des mass­es d’eau qui entraî­nent les ulves vers le large avec le jusant, mais les rap­por­tent six heures plus tard avec le flot.

Le prob­lème des algues vertes en lui-même est-il d’une grav­ité excep­tion­nelle ? L’é­mo­tion sus­citée par de récents inci­dents et la dégra­da­tion de l’im­age touris­tique locale ont fait mon­ter le Pre­mier min­istre au créneau et il en est résulté un plan d’ac­tion rédigé par qua­tre inspecteurs ou con­trôleurs généraux de haut niveau.


Juil­let 1999, plage de Loc­quirec, Finistère

Leur analyse revient essen­tielle­ment à pouss­er à leur terme ultime les logiques con­nues jusqu’alors : les ulves sont dues aux nitrates, qui provi­en­nent de l’a­gri­cul­ture et on ne pour­ra les éradi­quer qu’en réduisant au min­i­mum l’ac­tiv­ité agri­cole dans les bassins ver­sants con­cernés (retour à la forêt),

Cette fois, il faut le faire

ou bien en n’y épan­dant plus d’ef­flu­ents ni d’en­grais (prairie de fauche, ni pâturée ni fer­til­isée) ; pour l’ac­tiv­ité agri­cole qui sub­sis­tera, on n’é­pan­dra stricte­ment que les efflu­ents et engrais qui seront absorbés par les plan­ta­tions, moins une marge de sécu­rité. Cette troisième pré­con­i­sa­tion est fort proche de celles enten­dues depuis longtemps sur ce thème : sup­primer tout débor­de­ment d’ef­flu­ents d’él­e­vage ; sa vraie nou­veauté c’est : “Cette fois, il faut le faire.”

Inhi­bi­tions
Le mod­èle agri­cole français est très spé­ci­fique, il est dif­fi­cile à réformer, l’im­pact sociopoli­tique des pop­u­la­tions con­cernées dépasse large­ment leur niveau démo­graphique, et les choix opérés il y a plusieurs décen­nies ne seront pas remis en cause facile­ment. Il sem­ble bien que, dans cette matière, beau­coup d’in­hi­bi­tions de toutes sortes aient entravé jusqu’i­ci l’ac­tion du réfor­ma­teur public.

La croisée des chemins

Nous voici donc à prox­im­ité du terme ? Quelques cours d’eau à amélior­er dans l’in­térieur de la Bre­tagne et un traite­ment sérieux des bassins ver­sants à ulves, qui sont d’une dimen­sion mod­este au total… La saga va peut-être enfin se ter­min­er ? Les vicis­si­tudes du passé nous incit­eraient à la pru­dence. Les mesures pré­con­isées con­tre les ulves par ce rap­port Dal­mas, More­au, Quévre­mont et Frey sont rad­i­cales, et elles ne con­cer­nent pas moins de 1 800 exploita­tions agri­coles pour le bassin ver­sant de Saint-Brieuc. Il est infin­i­ment prob­a­ble qu’on ne va pas décider de ren­dre tout ce secteur à la forêt et que la solu­tion retenue sera le main­tien d’une activ­ité agri­cole, sous un sévère con­trôle (avec notam­ment de véri­ta­bles sanc­tions, dis­sua­sives et réelle­ment appliquées).

Nous voici peut-être à la croisée des chemins, sur cette affaire ? Le point essen­tiel est clair : le main­tien d’une agri­cul­ture dans les bassins ver­sants à ulves ne sera con­cev­able que sous un strict respect de procé­dures de con­trôle, dont la tech­nic­ité excédera sans doute les capac­ités opéra­tionnelles de cer­tains petits exploitants. La vraie solu­tion ne pour­rait venir que d’une évo­lu­tion des struc­tures de pro­duc­tion, avec amélio­ra­tion de leurs com­pé­tences et moyens financiers, et pour cela, n’ayons pas peur des mots, avec accroisse­ment de leur taille. Pas facile, mais pas impos­si­ble. En par­ti­c­uli­er, il fau­dra manier l’outil de l’aide finan­cière avec dis­cerne­ment, pour ne pas péren­nis­er des sit­u­a­tions inten­ables : les sub­ven­tions devraient servir à faire bouger, pas à pérenniser.

La “banque du lisier”

Créer une “banque du lisi­er” facilit­era la mise en œuvre opéra­tionnelle de ce plan et don­nera une impul­sion aux mou­ve­ments de modernisation.

Les sub­ven­tions devraient servir à faire bouger, pas à pérenniser

La logique de la banque du lisi­er est sim­ple : les efflu­ents d’él­e­vage four­nissent un excel­lent engrais organique, que l’on peut utilis­er moyen­nant quelques pré­cau­tions sur des ter­res de cul­ture, en rem­place­ment des engrais minéraux. Depuis tou­jours, les éleveurs proches de ter­res cul­tivées procè­dent à des échanges, du type : “Je mets mon lisi­er chez toi et je te chaule ton champ, ou je t’achète des céréales… ” Cha­cun y trou­ve son compte, si les ter­res disponibles ne sont pas trop éloignées : pas plus de 20 km env­i­ron pour le lisi­er de porc non déshy­draté, sen­si­ble­ment plus s’il est déshy­draté ou pour le fumi­er de volailles. Le trans­port du fumi­er de bovin, par con­tre, est qua­si­ment impraticable. 

Opti­mi­sa­tion
Grâce à la banque du lisi­er, la sit­u­a­tion sera bien meilleure que si les affec­ta­tions se fai­saient selon la prox­im­ité ou au hasard des ren­con­tres : dans ces autres cas, le total des gains et pertes par rap­port aux prix cotés au départ pour­rait être le même, mais cer­tains perdraient plus et d’autres gag­n­eraient davan­tage. Cela parce qu’un cul­ti­va­teur mod­éré­ment intéressé (donc deman­dant à recevoir un prix élevé) pour­rait ne pas trou­ver l’éleveur très motivé (donc accep­tant de pay­er plus cher) et aucune trans­ac­tion ne se ferait, ou alors avec un autre éleveur qui voudrait bien accepter d’aug­menter le prix qu’il va vers­er (donc subir un surcoût).

Il est pos­si­ble de met­tre en place un sys­tème de clear­ing pour mieux gér­er ces échanges. Le prin­ci­pal intérêt réside dans une opti­mi­sa­tion économique, par la trans­parence des offres, la diminu­tion des coûts de trans­ac­tion et la meilleure allo­ca­tion entre offres et deman­des. L’éleveur qui veut absol­u­ment se défaire de ses excé­dents d’ef­flu­ents sera prêt à pay­er un prix plus élevé, et fera donc affaire avec le cul­ti­va­teur le moins deman­deur, qui touchera une plus forte somme pour lui faire accepter de recevoir l’en­grais organique ; inverse­ment, le cul­ti­va­teur qui souhaite le plus réduire ses achats d’en­grais chim­iques acceptera un paiement plus bas à recevoir de tel éleveur en excé­dent, et sign­era avec celui qui cherche le moins à se défaire de ses efflu­ents. Les coûts de trans­port, donc la prise en compte des dis­tances, vien­dront mod­i­fi­er ce sché­ma général (en notant que la banque du lisi­er peut aus­si se charg­er des transports).

Un outil de marché

Taille des exploitations
La banque du lisi­er est un nou­v­el out­il pour la France, mais appliqué depuis longtemps ailleurs, et qui donne sat­is­fac­tion : Bel­gique flamin­gante, Pays-Bas, Basse-Saxe, West­phalie du Nord. La puis­sance économique des exploita­tions, liée à leur taille, a per­mis ces évo­lu­tions depuis longtemps. En France, nous avons piloté notre agri­cul­ture avec le par­ti de la petite ou moyenne exploita­tion. Il en est résulté de réels avan­tages, mais lorsque les con­cepts mon­tent en tech­nic­ité, peut-être est-il temps d’en­vis­ager des évolutions.

L’u­til­ité fon­da­men­tale de la banque du lisi­er est qu’elle apporte un élé­ment d’op­ti­mi­sa­tion économique.

Un autre avan­tage de ce con­cept, comme tous les out­ils de marché, est qu’il crée une valeur économique nou­velle, que les acteurs trou­veront intérêt à préserv­er. Et pour cela, ils auront spon­tané­ment ten­dance à respecter les règles et à jouer hon­nête­ment le jeu. Si un con­trôle fai­sait appa­raître une anom­alie (prix, quan­tités, modal­ités), c’est la valeur économique de ces droits d’é­pandage qui serait mise en cause et ris­querait de dis­paraître. Par ailleurs, le fonc­tion­nement de la banque du lisi­er est très sou­ple, il s’adapte spon­tané­ment aux vari­a­tions de prix, de ren­de­ment, de con­di­tions climatiques.

Ces nou­velles opéra­tions deman­deront cer­tains amé­nage­ments des procé­dures légales con­cer­nant les instal­la­tions classées pour la pro­tec­tion de l’en­vi­ron­nement, ou une sim­ple adap­ta­tion des doc­u­men­ta­tions util­isées. Les délais d’ob­ten­tion d’au­tori­sa­tions devront être sen­si­ble­ment réduits.

En plus des opéra­tions de clear­ing, la banque du lisi­er peut être chargée de recevoir et con­trôler les déc­la­ra­tions, les plans et pro­grammes, les véri­fi­ca­tions, les mesures d’a­zote dans le sol, etc. Elle peut aus­si se voir con­fi­er la tâche de col­lecter et véri­fi­er d’autres types de doc­u­men­ta­tions (par exem­ple les déc­la­ra­tions au titre de la Poli­tique agri­cole commune).

La banque du lisi­er crée une valeur économique nouvelle

Il nous sem­ble que la tech­nique de banque du lisi­er per­me­t­tra d’é­clair­er l’u­til­ité de cer­taines révi­sions de notre mod­èle agri­cole français. En val­orisant un droit à épan­dre chez les cul­ti­va­teurs et une tech­nique moins coû­teuse pour se défaire des excé­dents d’ef­flu­ents chez les éleveurs, elle amèn­era les acteurs à pro­téger spon­tané­ment ces valeurs, et donc à en respecter d’eux-mêmes les ter­mes et con­di­tions. Encore fau­dra-t-il qu’ils intè­grent tous ces con­cepts, pour entr­er effec­tive­ment dans le jeu. La phrase la plus impor­tante du rap­port Dal­mas et al. est peut-être celle-ci : “L’ac­com­pa­g­ne­ment néces­saire relève alors d’une logique d’ac­tion sociale.”

En tout état de cause, la créa­tion d’une banque du lisi­er sera un acte fort du pou­voir poli­tique, sig­nalant claire­ment sa déter­mi­na­tion à obtenir enfin des résul­tats rapi­des et tan­gi­bles dans l’af­faire des algues vertes.

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