São Paulo : les fractures de la modernité

Dossier : Le BrésilMagazine N°626 Juin/Juillet 2007Par Marie YATZIMIRSKY

São Paulo est résol­u­ment mod­erne. Mod­erne au sens baude­lairien du terme : non pas opposé à un quel­conque passé (aurait-il seule­ment eu le temps de s’écrire), mais chaos créa­teur. Lorsque Zweig écrit sur São Paulo, il décrit une ville tournée vers le futur, qui en tire son énergie et son dynamisme spec­tac­u­laire1. Une ville de migrants, terre d’élec­tion d’une pop­u­la­tion de pio­nniers con­quérants2, con­stru­ite sur du pro­vi­soire auquel il a fal­lu don­ner un aspect défini­tif, dans laque­lle on a soudain tracé avenues et parcs — et bien­tôt voies rapi­des et ponts routiers — parce qu’elle avait les devoirs d’ur­ban­isme d’une grande ville. Elle en tire son car­ac­tère hétérogène, sans cen­tre, anar­chique. Pour s’as­sur­er sa place par rap­port à la belle et cul­turelle Rio, São Paulo « sait qu’elle doit enfin pren­dre un vis­age » écrit Zweig. Ville sur­di­men­sion­née, sat­urée, jetée dans la moder­nité en l’e­space de quelques décen­nies, typ­ique de ces villes du Nou­veau Monde (…) qui « vont de la fraîcheur à la décrépi­tude sans s’ar­rêter à l’an­ci­en­neté »3.


le Brésil mod­erne, vue aéri­enne de São Paulo

Il est frap­pant de trou­ver dans la descrip­tion de Zweig (1941) comme dans celle de Lévi-Strauss qui ren­tre du Brésil en 1939, une extra­or­di­naire actu­al­ité. Comme si l’élan de São Paulo n’avait pas changé, comme si cette ville gar­dait ce tem­péra­ment impa­tient, tou­jours en con­struc­tion — et en soix­ante ans, elle est passée du mil­lion à plus de 10 mil­lions d’habi­tants4, mais aus­si comme si elle n’avait pas encore pris son vis­age définitif. 

Cap­i­tale économique du Brésil et de l’Amérique latine São Paulo compte par­mi les cinq pre­mières mégapoles mon­di­ales. C’est une ville mod­erne et mon­di­al­isée, avec de quoi nar­guer la vieille Europe : sièges soci­aux des plus grandes multi­na­tionales, ser­vices ban­caires infor­ma­tisés depuis longue date, médecine de pointe, excel­lence uni­ver­si­taire, autoroutes sous con­ces­sion en par­fait état. 

Et pour­tant cette moder­nité qui enivre la ville ne con­cerne que la moitié de ses habi­tants : l’autre par­tie s’en­tasse dans les fave­las5, dans les inter­stices ou dans une zone péri­ur­baine d’habi­tats pré­caires sans infra­struc­ture décente. Là, grandit une jeunesse de lais­sés-pour-compte avec peu d’autres échap­pa­toires que la drogue. 

Deux villes cohab­itent donc : l’une tournée vers l’ex­térieur, celle des élites, de l’é­conomie et du tourisme, des com­plex­es ultra­mod­ernes, au paysage urbain spec­tac­u­laire, forêt de grat­te-ciel tra­ver­sée de voies rapi­des ; et l’autre, gigan­tesque ensem­ble insalu­bre de maison­nettes pré­caires, au quo­ti­di­en dif­fi­cile sinon désespéré. 

Cette dual­ité guette prob­a­ble­ment toutes les villes du Sud, grandies trop vite et jetées dans la moder­nité, sujettes aux restruc­tura­tions pro­duc­tives, et inca­pables de faire face à la demande d’ac­cueil que leur expan­sion a sus­cité, dans un état de délite­ment social que sem­ble vouloir ignor­er l’élite. 

« L’é­cart entre l’ex­cès de luxe et l’ex­cès de mis­ère fait éclater la dimen­sion humaine »6 écrit Lévi-Strauss à pro­pos de Mum­bai, et cela vaut pour son homo­logue brésili­enne. À croire, le développe­ment des mégapoles du Sud ne se fait qu’au prix de l’ex­clu­sion ? S’il n’y a pas lieu dans le présent arti­cle de répon­dre à une telle ques­tion, le cas de São Paulo per­met toute­fois de com­pren­dre com­ment et pourquoi le « fos­sé » des iné­gal­ités se creuse mal­gré une appar­ente « mod­erni­sa­tion », et ce, bien sûr, en ten­ant compte des par­tic­u­lar­ités his­toriques et cul­turelles du Brésil. 

Les paradoxes de la croissance urbaine : l’exclusion territorialisée

À l’in­star de nom­breuses autres villes du Sud, de l’Amérique latine à l’Asie du Sud et du Sud-Est, la crois­sance spec­tac­u­laire de São Paulo s’est faite au prix de l’ex­clu­sion. Son décol­lage indus­triel dans les années cinquante-soix­ante porté par une activ­ité indus­trielle dynamique (métal­lurgie, mécanique, élec­tric­ité, com­mu­ni­ca­tions, tex­tile, chimie) a attiré une large pop­u­la­tion de migrants can­di­dats à l’emploi et a stim­ulé son proces­sus de mégapolisation. 

L’élan se brise à la fin des années soix­ante-dix : la crise indus­trielle se pro­file, il faut ratio­nalis­er la pro­duc­tion. Puis, dans les années qua­tre-vingt-dix, deux­ième choc avec l’abrupte ouver­ture économique de F. Col­lor, et un grand nom­bre d’usines fer­ment ; la pres­sion de la com­péti­tion impose de recourir à la sous-trai­tance. La base indus­trielle s’ef­frite, fuit les syn­di­cats trop puis­sants, la ville entre dans la phase de « restruc­tura­tion pro­duc­tive » qui se traduit par le pas­sage à une économie fondée sur la haute tech­nolo­gie et les ser­vices7, tan­dis que le marché de l’emploi se dégrade et que se développe le secteur informel. S’en suit un accroisse­ment des iné­gal­ités socio-économiques avec enrichisse­ment d’une élite et pré­cari­sa­tion des plus pauvres. 

Ain­si, depuis les deux dernières décen­nies, São Paulo expéri­mente une détéri­o­ra­tion sen­si­ble des con­di­tions de vie de ses habi­tants, qui s’ex­prime entre autres par l’ex­plo­sion du prob­lème du loge­ment. Pour­tant, le mythe d’une vie meilleure et des oppor­tu­nités d’emploi per­dure, et la ville con­tin­ue d’at­tir­er des mil­liers de migrants, toute­fois dans une pro­por­tion moin­dre que dans les décen­nies précé­dentes. Ce flux est de plus en plus gon­flé (à 60 %) par les Nordes­tins, des États les plus pau­vres du Brésil8. Ils vien­nent s’en­tass­er dans les fave­las qui abri­tent aujour­d’hui entre 15 % et 20 % des habi­tants de São Paulo. Selon le SEHAB — Secré­tari­at munic­i­pal de l’habi­tat — il y aurait 2,2 mil­lions de per­son­nes dans les fave­las et loge­ments pré­caires dans la cap­i­tale en 2003. Tan­dis que la pop­u­la­tion de São Paulo a cru de 8 % entre 1991 et 2000, la seule caté­gorie des fave­la­dos a cru de cinq fois plus. 

Favelisation et périphérisation

Alors que São Paulo avait longtemps entretenu la répu­ta­tion, à l’in­verse de ses con­sœurs de Rio ou de Recife, de ne pas pos­séder de fave­las, ces dernières se dévelop­pent de manière spec­tac­u­laire, à la fin des années soix­ante-dix. Avec la crise et la pres­sion migra­toire, le phénomène « d’in­va­sion col­lec­tive » de ter­rains privés et publics se développe sous la forme « d’oc­cu­pa­tions » illé­gales par­fois organ­isées et poli­tisées, le plus sou­vent anar­chiques. Un des cli­vages des métrop­o­les brésili­ennes est donc celui qui oppose la ville légale, régulière, à la ville illé­gale, irrégulière. 

Dans le cas de São Paulo, la pop­u­la­tion de bas revenus se voit rejetée depuis vingt ans dans une périphérie de plus en plus loin­taine, là égale­ment où les migrants con­tin­u­ent d’af­fluer. La ville est donc passée d’un mod­èle d’ex­pan­sion hor­i­zon­tale à un mod­èle d’oc­cu­pa­tion inten­sive de l’hy­per­pé­riphérie. Tan­dis que la faveli­sa­tion des villes s’ac­célère, des « cidade dos muros9 » se sont édi­fiées. Les poches de pau­vreté peu­vent être « internes » à la munic­i­pal­ité, même si en l’oc­cur­rence elles sont majori­taire­ment externes à São Paulo, con­traire­ment à Rio où elles gran­dis­sent aux inter­stices des quartiers rich­es. En out­re on retrou­ve dans la périphérie pau­vre des enclaves plus aisées sous la forme de rési­dences sécurisées de luxe (con­do­min­ios fecha­dos). La dichotomie « cen­tre-périphérie » qui a bien exprimé le mod­èle de ségré­ga­tion sociospa­tiale de São Paulo jusque dans les années qua­tre-vingt ne car­ac­térise donc plus l’évo­lu­tion actuelle, que Caldeira qual­i­fie d’en­claves for­ti­fiées (enclaves for­ti­fi­ca­dos) d’un côté et des zones d’oc­cu­pa­tion mis­érables de l’autre, mod­èle qui creuserait le fos­sé dans l’e­space de la citoyenneté. 

La pauvreté, une question politique

Les pou­voirs publics ont-ils pris assez tôt la mesure du prob­lème ? Il s’ag­it d’in­té­gr­er des cen­taines de mil­liers de per­son­nes, ce qui ne sup­pose pas seule­ment de créer mas­sive­ment des infra­struc­tures mais aus­si de favoris­er l’ac­cès aux ser­vices urbains, à cette ville dont elles sont exclues. 

La poli­tique de destruc­tion (remoção) des fave­las et de rel­o­ge­ment éventuel, en vogue sous la dic­tature (1964–1988) s’achève sur un échec : les zones de rel­o­ge­ment sont défici­taires en infra­struc­tures et surtout en oppor­tu­nités de tra­vail. Cet échec ouvre le champ aux poli­tiques par­tic­i­pa­tives d’ur­ban­i­sa­tion (urban­iza­ção) des fave­las, c’est-à-dire à leur réha­bil­i­ta­tion et à leur incor­po­ra­tion dans la trame urbaine. L’un des pre­miers pro­grammes par­tic­i­pat­ifs est les mutirões, « self-help pro­grams » qui per­me­t­tent aux com­mu­nautés locales de con­stru­ire elles-mêmes leur logement. 

Aujour­d’hui ces pro­grammes con­tin­u­ent, citons l’actuel Pro­gra­ma Bair­ro Legal, mis en place en 2002 par la munic­i­pal­ité sous la ges­tion de Mar­ta Supl­i­cy (2001–2004. Par­ti des tra­vailleurs), qui a pour but l’ur­ban­i­sa­tion et la régu­lar­i­sa­tion des fave­las, l’ob­jec­tif étant de les trans­former en quarti­er, et de garan­tir aux habi­tants un accès à la ville, des rues asphaltées, un sys­tème san­i­taire, l’é­clairage pub­lic, etc. Urban­i­sa­tion et régu­lar­i­sa­tion, les deux volets de cette poli­tique, devraient se pour­suiv­re sous la nou­velle admin­is­tra­tion du PSDB, prin­ci­pal par­ti de cen­tre droit. Mal­gré toute la dif­fi­culté de mise en place effec­tive, São Paulo échappe aux destruc­tions mas­sives (bul­doz­eri­sa­tion) qui sont de mise dans les mégapoles indi­ennes ou chinoises. 

Renforcement des inégalités et précarisation

Le développe­ment de São Paulo ne sem­ble pas avoir don­né beau­coup plus d’op­por­tu­nité à sa société, déjà large­ment frac­turée. Pire, il sem­ble que de nou­velles formes d’ex­clu­sion sociale, au-delà des formes ter­ri­to­ri­ales, se cumu­lent aux anciens fac­teurs d’ex­clu­sion liés à l’his­toire du colo­nial­isme et à la dis­crim­i­na­tion raciale. 

Nouvelles et anciennes formes d’exclusion

La con­cen­tra­tion de pou­voir et de richesse dans les mains d’une minorité priv­ilégiée est incontestable. 

La société brésili­enne se posi­tionne comme un cham­pi­on mon­di­al des iné­gal­ités (PNUD 1999) avec un ratio de 28 entre les 40 % les plus pau­vres et les 10 % les plus rich­es (en France 6,5). Les 20 % les plus pau­vres parta­gent 2 % du revenu (3 % en 1991, chute de 32 %), tan­dis que les 10 % les plus rich­es parta­gent 49,2 % de la richesse (44,5 % en 1991, soit une hausse de 10,6 %).

Il est dif­fi­cile de ne pas être éton­né de la rel­a­tive accep­ta­tion par les Brésiliens de cette iné­gal­ité, en par­ti­c­uli­er chez une élite se dédoua­nant de toute respon­s­abil­ité en met­tant en avant le mérite per­son­nel et l’ex­is­tence d’une (pseu­do) échelle de mobilité.

Mal­gré des droits formelle­ment recon­nus par l’É­tat10, l’iné­gal­ité sur la base de la race en fait une vari­able fon­da­men­tale aus­si bien en ce qui con­cerne le niveau de revenu que les oppor­tu­nités d’emploi ou le niveau d’é­d­u­ca­tion : par exem­ple, 41 % des Blancs ont un emploi « formel » (employés avec carte de tra­vail ou fonc­tion­naires publics) et seuls 33 % des Noirs (IBGE, 2001). Les Noirs sont con­cen­trés dans les tâch­es les moins qual­i­fiées et les moins bien rémunérées. 

Les taux de chô­mage mon­trent que les Blancs sont moins affec­tés que les non-Blancs (negros et par­dos prin­ci­pale­ment). Dans la région mét­ro­pol­i­taine, en 2002, le taux de chô­mage est de 17 % chez les non-Blancs et de 11,7 % chez les Blancs. Le taux de chô­mage a cru chez les pre­miers de 40 % en dix ans, et de 19,5 % chez les Blancs11.

Ceci est non seule­ment le fait de la qual­i­fi­ca­tion mais peut être égale­ment attribué à la dis­crim­i­na­tion raciale qui grève la mobil­ité sociale des Noirs dans son ensemble. 

Pour­tant, au Brésil, la plu­part des études trait­ent de la ségré­ga­tion économique, donc en ter­mes de classe, occul­tant la race, pour des raisons forte­ment idéologiques12. L’ab­sence de con­flits raci­aux sem­ble en effet une norme de com­porte­ment. Les man­i­fes­ta­tions d’in­tolérance sont con­sid­érées comme con­traires à l’e­sprit brésilien qui porte l’idéal de la « démoc­ra­tie raciale ». À ce titre, on y par­le dif­fi­cile­ment de racisme, et la pau­vreté est cod­i­fiée comme un prob­lème de classe plus que de race. Mais en plus des ves­tiges du passé esclavagiste encore présent dans l’imag­i­naire et l’in­con­scient col­lec­tif du peu­ple brésilien, le racisme actuel est le pro­duit de la société con­tem­po­raine et repose sur d’autres antag­o­nismes : riche-pau­vre, éduqué-illettré. 

Une combinaison de facteurs d’exclusion

Dans les années cinquante puis soix­ante-dix, les fave­las se peu­plent de Nordes­tins qui con­stituent les « nou­veaux migrants », appelés de manière indif­féren­ciée et péjo­ra­tive « Nordes­ti­nos » ou « Baianos ». Jouent ici deux dynamiques de stig­ma­ti­sa­tion, l’une anci­enne, fondée sur le mépris pour le Noir, l’autre plus récente, liée aux prob­lé­ma­tiques économiques et urbaines actuelles qui rejet­tent « l’émi­gré », celui qui vient manger le pain des locaux. Ce dernier phénomène est plus vio­lent que le pre­mier : ce sont les Nordes­tins actuels qui cristallisent tous les préjugés. 

Puis, à par­tir des années qua­tre-vingt, se dessi­nent de nou­veaux mécan­ismes soci­aux d’ex­clu­sion, entre autres engen­drés par les migra­tions de pop­u­la­tions pau­vres. Dans la con­struc­tion du statut, la posi­tion sur l’échelle de classe — et de richesse — gagne une impor­tance considérable. 

La ségré­ga­tion des immi­grés passe par leur exclu­sion de l’ac­cès aux ascenseurs de mobil­ité sociale. Ne trou­vant place que dans les fave­las de la périphérie, ils n’ont accès qu’à un enseigne­ment pub­lic dégradé, à l’op­posé de l’élite qui s’of­fre un enseigne­ment fon­da­men­tal privé de qual­ité. À cet égard, on notera que les pre­mières mesures de la récente poli­tique de dis­crim­i­na­tion pos­i­tive (2004) con­cer­nent les quo­tas dans les uni­ver­sités : la race est perçue comme la vari­able cen­trale, et l’é­d­u­ca­tion comme le secteur clef. 

Autre fac­teur d’ex­clu­sion : la dif­fi­culté à accéder au marché du tra­vail formel. Comme on l’a dit, un dou­ble coup a été porté aux tra­vailleurs peu qual­i­fiés au cours des années qua­tre-vingt. Ils se sont vu rejetés dans le secteur informel13 pour une grande par­tie, ou directe­ment con­fron­tés au chô­mage. Ain­si l’ac­tiv­ité informelle (petits métiers de revente de pro­duits de con­som­ma­tion, petits ser­vices tels que livreurs en moto ou domes­tiques, marché informel de la con­struc­tion, vente de drogue, etc.), lié au manque chronique d’emploi, font grandir le fos­sé avec la ville formelle. Du manque d’ac­tiv­ité économique formelle in situ dans la favela découlent des patholo­gies (jeunes désœu­vrés, vio­lence, sen­ti­ment de ghet­toï­sa­tion, etc.). 

Vers l’anomie urbaine ? Violence et drogue

Com­ment le développe­ment de cette ville duale, l’une ver­ti­cale, l’autre hor­i­zon­tale, l’une légale, l’autre illé­gale, peut-il ne pas débouch­er sur l’anomie ? 

Un état parallèle : le monde de la drogue et de la violence

Le traf­ic de drogue s’est imbriqué étroite­ment dans la vie de la favela, et y tient main­tenant un rôle majeur. Il a pris pos­ses­sion des ter­ri­toires pau­vres et y décide de la vie sociale. Dans ces espaces où l’É­tat est absent et où la police se mon­tre très ambiva­lente face au réseau de drogue, le gang pro­tège et fait le médi­a­teur : inter­mé­di­aire avec la police, il pro­tège égale­ment le ter­ri­toire de la favela con­tre l’in­va­sion d’un autre gang qui viendrait y éten­dre son marché. Il rend une jus­tice locale, comblant le vide lais­sé par l’É­tat, et a bien sûr un poids économique important. 

Pourquoi ce développe­ment spec­tac­u­laire de la drogue ? La pre­mière rai­son est la très grande pro­por­tion de jeunes en âge de tra­vailler et sans emploi, pour lesquels la nar­co-économie est qua­si­ment une ques­tion de survie. Si le taux de chô­mage en 2003 est de 9,7 %, il est de 18 % chez les jeunes, car ce groupe d’âge, le plus nom­breux dans la pop­u­la­tion, est celui qui exerce la pres­sion la plus forte sur le marché de l’emploi. Pour ces jeunes nés dans la vio­lence, à quelques cen­taines de mètres d’un marché de biens de con­som­ma­tion auquel ils n’ont pas accès, l’in­com­préhen­sion et le sen­ti­ment d’in­jus­tice sont destruc­teurs, et la com­para­i­son salar­i­ale en bas de l’échelle est sim­ple : le salaire d’un livreur en moto est de l’or­dre de 400 reals par mois (150 euros) alors que celui d’un vendeur dans une « boca » (point de vente) y est d’en­v­i­ron 1 000 reals, avec des pos­si­bil­ités plus promet­teuses en ter­mes de revenus. Une sec­onde rai­son nous sem­ble être la dis­so­lu­tion crois­sante du mod­èle de la famille nucléaire traditionnelle. 

La vio­lence est un corol­laire inévitable du traf­ic de drogue. La facil­ité de l’ac­cès aux armes à feu vient la ren­forcer14. Ain­si São Paulo est mon­di­ale­ment réputée pour sa vio­lence, qui touche les quartiers les plus déshérités, et surtout les hommes jeunes c’est-à-dire la tranche d’âge 15–24 ans. De cette mor­tal­ité découle un sex-ratio révéla­teur : la ville compte 52,34 % de femmes et 47,66 % d’hommes (2002). Certes, la ten­dance récente mon­tre une amélio­ra­tion du taux d’homi­cides, tombé de 64 pour 100 000 en 1999 à 36 pour 100 000 en 200415, accu­sant donc une chute de 40 % en cinq ans. Ces homi­cides, pour plus de 90 % à l’arme à feu. 

Resistances civiles, résistances culturelles ?

Il n’y a pas lieu de con­sid­ér­er toutes les formes de « résis­tance » de la pop­u­la­tion à ces formes d’anomie urbaine : on notera toute­fois la mul­ti­pli­ca­tion des asso­ci­a­tions de rési­dents ou de quartiers de São Paulo qui for­cent les autorités locales à met­tre en place un min­i­mum de ser­vices publics, ou encore des modes de ges­tion coopérat­ifs par­tic­i­pat­ifs et autres pal­li­at­ifs à l’in­ef­fi­cac­ité de l’É­tat dans les domaines de la san­té et de l’éducation.

Au Brésil, l’ap­pari­tion d’as­so­ci­a­tions et la par­tic­i­pa­tion de la société civile est par­ti­c­ulière­ment trib­u­taire du con­texte poli­tique. Lors de la tran­si­tion de la dic­tature à la démoc­ra­tie (1970–1980), on a assisté à l’émer­gence de nou­velles organ­i­sa­tions, de nou­veaux par­tis (comme le PT), à la vigueur de l’église catholique et à la véhé­mence de mou­ve­ments indépen­dants. D’au­cuns voient, avec l’in­sti­tu­tion­nal­i­sa­tion de ces mou­ve­ments au début des années qua­tre-vingt-dix, le pas­sage des man­i­fes­ta­tions à la négo­ci­a­tion, tout cela dans un cli­mat poli­tique plutôt libéral de réduc­tion d’emplois, de flex­i­bil­i­sa­tion du droit du tra­vail, de réduc­tion des investisse­ments soci­aux, de pri­vati­sa­tion et d’ap­pau­vrisse­ment des class­es moyennes et basses. 

Il y aurait eu un regain d’ac­tivisme avec l’élec­tion PT de Mar­ta Sup­pl­i­cy en 2001 : des actions sociales mar­quantes ont impul­sé de vraies nou­veautés dans les régions les plus pau­vres, comme la con­cep­tion d’un nou­veau pro­gramme de la san­té sur la base d’un sys­tème unique (SUS) ; le Movi­men­to pro Mora­dia (inscrip­tion pour des ter­rains et des maisons pop­u­laires) et la régu­lar­i­sa­tion retrou­vent plus d’ef­fi­cience. L’ex­ten­sion du bud­get par­tic­i­patif (Orça­men­to Par­tic­i­pa­ti­vo), et surtout la mise en place de pro­grammes soci­aux (ren­da min­i­ma, etc.) trou­vent un écho impor­tant chez les fave­la­dos.

C’est sans compter l’ac­tion sociale des ONG, des hommes poli­tiques, des églis­es. Le plus spec­tac­u­laire est le relais pris par les églis­es évangéliques dans les milieux pop­u­laires. De 3 % dans les années cinquante, les évangéliques représen­tent aujour­d’hui 15 % des fidèles, dont 4 % de protes­tants « tra­di­tion­nels » et 10,5 % de pen­tecôtistes (Assem­bleia de Deus, la plus impor­tante des églis­es pen­tecôtistes avec 8,5 mil­lions de fidèles au Brésil) et de la Con­gré­ga­tion (Con­gre­gacão Cristã do Brasil), tan­dis que les catholiques passent de 93,5 % à 73,7 %.

D’une part l’ur­ban­i­sa­tion ful­gu­rante a per­mis l’anony­mat et la lib­erté de culte, avec un con­trôle social moin­dre ; la démoc­ra­ti­sa­tion du pays a per­mis la pro­liféra­tion des cultes : autant de fac­teurs qui expliquent la vague des églis­es évangéliques. Mais surtout le suc­cès de leur implan­ta­tion repose sur un recrute­ment sys­té­ma­tique dans les couch­es les moins éduquées de la société, et une logique de prox­im­ité qui explique la mul­ti­pli­ca­tion des tem­ples dans des locaux extrême­ment mod­estes aux qua­tre coins des fave­las. Elles dis­pensent à la fois « une énergie com­mu­nau­taire » et des règles qui per­me­t­tent de struc­tur­er un espace quo­ti­di­en déstructuré.

Enfin les nou­velles cul­tures urbaines très reven­dica­tives que l’on peut observ­er sont une autre modal­ité de cette « résis­tance ». C’est dans un con­texte urbain qui accentue la dis­so­lu­tion des iden­tités cul­turelles pour des migrants déter­ri­to­ri­al­isés et pour une jeune généra­tion sans racine, qu’une cul­ture alter­na­tive a pris forme, qui adapte et instru­men­talise une cer­taine esthé­tique noire. Le mou­ve­ment hip-hop, né des jeunes de la périphérie, est aus­si vecteur de reven­di­ca­tion d’une cer­taine négri­tude, pro­fondé­ment inspirée de l’ur­ban­ité améri­caine. Il inclut en pre­mier lieu les musiques hip-hop et funk mais aus­si divers­es man­i­fes­ta­tions cul­turelles comme la danse capoeira-rap et les graf­fi­tis, élé­ment fon­da­men­tal du paysage visuel pauliste. Ce nou­veau véhicule des mes­sages soci­aux pro­pose des mod­èles alter­nat­ifs, et ques­tionne dans son lan­gage musi­cal et visuel la vio­lence, l’ex­clu­sion et les inégalités. 

Cri éton­nant dans le chaos de cette ville hybride, dont la frac­ture guette bien d’autres de ses homo­logues du Sud, et dont le mod­èle de développe­ment dont elle est issue sem­ble inéluctable­ment voué à l’im­passe sociale. Qui des asso­ci­a­tions, des hommes poli­tiques, des églis­es ou de sa pop­u­la­tion excédée saura trou­ver de nou­veaux chemins ? 

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1. Zweig S., Brésil, Terre d’avenir, édi­tions de L’Aube et Livre de poche, trad. de l’alle­mand (Autriche).
2. Les ban­deirantes du XVI­Ie et XVI­I­Ie siè­cles font de São Paulo le point de départ pour l’ex­plo­ration de ter­res inconnues.
3. Lévi-Strauss C., Tristes Tropiques, Plon, 1933, 1955, p. 78.
4. La ville est en effet passée de 1 mil­lion d’habi­tants dans les années trente, époque à laque­lle elle com­mence à s’in­dus­tri­alis­er et attir­er des migrants, pour décoller dans les années cinquante et soix­ante. Elle en pos­sède 10,6 mil­lions aujour­d’hui et compte par­mi les cinq pre­mières mégapoles mon­di­ales. À la ville même, il con­vient de rajouter 8, 2 mil­lions de per­son­nes pour appréhen­der la Région mét­ro­pol­i­taine de São Paulo (RMSP, soit 39 munic­i­pal­ités en inclu­ant São Paulo).
5. Par favela (ver­sion brésili­enne du bidonville) la lit­téra­ture soci­ologique entend un ensem­ble d’habi­ta­tions se car­ac­térisant par son illé­gal­ité, son insalubrité et sa cul­ture spé­ci­fique. L’IBGE, Insti­tu­to Brasileiro de Geografia e Estatís­ti­ca, homo­logue brésilien de l’IN­SEE, priv­ilégie cette notion d’il­lé­gal­ité en réper­to­ri­ant les fave­las sous la nomen­cla­ture « habi­tat hors norme ».
6. Lévi-Strauss C., Op. Cit., p. 116.
7. Pour une descrip­tion des mécan­ismes de restruc­tura­tion pro­duc­tive de São Paulo, voir par exem­ple Pochmann, M. (dir.), Reestru­tu­ração Pro­du­ti­va, Vozes, 2004.
8. États de Maran­hão, Piauí, Ceará, Rio Grande do Norte, Paraí­ba, Per­nam­bu­co, Alagoas, Sergipe, Bahia.
9. Caldeira Tere­sa Pires do Rio, Cidade dos Muros — Crime, Seg­re­gação e Cidada­nia em São Paulo, Edusp, 2000.
10. L’É­tat recon­naît l’é­gal­ité de tous, la Con­sti­tu­tion de 1988 fait du racisme un crime, le para­graphe VIII sur le plu­ral­isme eth­nique engage la pro­tec­tion de l’É­tat des pop­u­la­tions indigènes et afro-brésili­ennes, la loi Caó de 1989 définit les crimes résul­tant de préjugés de race et couleur (amendée en 1990, elle appro­fon­dit la notion d’ethnie).
11. Cf. étude du IETS (Insti­tu­to de estu­dos Do Tra­bal­ho e Sociedade) sur São Paulo à par­tir des don­nées IBGE 1991–2000. Cf. égale­ment Jac­coud L. & Begh­in N. Desigual­i­dades Raci­ais no Brasil, IPEA, 2002.
12. Sur l’his­toire du racisme au Brésil, pro­fondé­ment liée à la ques­tion de l’i­den­tité nationale, voir en par­ti­c­uli­er d’Adesky J. Racis­mos e anti-racis­mos no Brasil, RJ, Pal­las, 2001 et Ian­ni O. Pen­sa­men­to Social no Brasil, Edusc, 2004.
Avant les années 1950, un courant de pen­sée s’ap­puie sur l’in­féri­or­ité raciale et physique du Noir, qui doit dis­paraître grâce au blan­chisse­ment (bran­quea­men­to) pro­gres­sif par mis­cégé­na­tion (sou­vent traduit par métis­sage). La con­struc­tion de l’i­den­tité nationale va s’ap­puy­er à par­tir des années cinquante sur l’idée que l’héritage cul­turel brésilien est enrac­iné dans le mélange des races (S. Buar­que de Holan­da e G. Freyre recon­nais­sant le mélange his­torique­ment néces­saire à l’adap­ta­tion des Blancs sous les Tropiques) et que le « nègre » est un élé­ment fon­da­teur de la société brésili­enne. On voit le biais idéologique d’un tel sys­tème : sous cou­vert de faire l’éloge du métis­sage, c’est la dis­pari­tion à terme du Noir et la dom­i­nance des Blancs qu’on promeut.
Le racisme larvé qui par­court le Brésil actuel est tout aus­si ambigu : un univers antiraciste vante une société plurielle, mais nie dans les faits la présence inté­grale des Noirs, l’idée étant que, par l’é­d­u­ca­tion et la mix­ité, ces groupes peu­vent sor­tir de l’in­féri­or­ité. Au mieux donc, on est face à un dis­cours assim­i­la­tion­niste influ­encé par la con­struc­tion d’une iden­tité com­mune, qui dépré­cie les par­tic­u­lar­ismes et priv­ilégie la matrice cul­turelle dominante.
13. Sous l’ex­pres­sion de secteur informel, on désigne l’ensem­ble des petites unités de tra­vail famil­iales ou non, qui pro­duisent pour l’au­to­con­som­ma­tion et le marché, échap­pent à l’en­reg­istrement admin­is­tratif et la fis­cal­i­sa­tion : ce sont les unités en compte pro­pre, domes­tiques, les micro-entre­pris­es (etc.).
Ces unités de pro­duc­tion ont un cer­tain nom­bre de car­ac­téris­tiques : elles génèrent peu de revenus, fonc­tionne avec un taux de pro­duc­tiv­ité très bas, et des tra­vailleurs peu qual­i­fiés. La dimen­sion sociale pré­caire est étroite­ment liée à la dimen­sion économique.
14. Le débat est lancé à l’oc­ca­sion du référen­dum sur la pro­hi­bi­tion de la vente libre d’armes à feu et de muni­tions le 23 octo­bre 2005. La vic­toire mas­sive du « non » à la pro­hi­bi­tion fait réfléchir sur la con­cep­tion qu’ont les Brésiliens de la citoyen­neté urbaine et du « droit » à se défendre. Du reste, cette vic­toire a égale­ment été analysée comme un vote sanc­tion con­tre l’actuel gou­verne­ment, sachant qu’in­ter­dire le com­merce des armes ne résout pas le prob­lème économique et social gravis­sis­sime au fonde­ment de la violence.
15. Chiffres du SEADE et du NEV. Pour com­para­i­son, les chiffres de Paris sont de 2 pour 100 000.

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