Rondes de printemps

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°523 Mars 1997Rédacteur : Jean SALMONA (56)

Concertos

Concertos

Chez Sibe­lius, tout se passe, sou­vent, comme s’il avait tra­duit dans notre langue musi­cale – le lan­gage tonal de l’Europe occi­den­tale – un texte qui, sans cela, nous aurait été inac­ces­sible, d’où une sorte de déca­lage. Le Concer­to pour vio­lon fait excep­tion pour des rai­sons inex­pli­cables, comme tou­jours en art, et compte par­mi les cinq ou six très grands concer­tos roman­tiques de vio­lon. Maxim Ven­ge­rov le joue avec le Chi­ca­go Sym­pho­ny diri­gé par Baren­boïm1, avec ce génie ful­gu­rant que l’on n’a guère connu que chez Menu­hin ado­les­cent, et ce mélange excep­tion­nel et para­doxal d’absolue rigueur et de grâce qua­si tzi­gane que l’on ne ren­contre sans doute qu’une ou deux fois par siècle. Sur le même disque, le Concer­to de Niel­sen : inté­res­sant, post­ro­man­tique, vaut le détour.

Le Concer­to pour vio­lon de John Adams (1993) est vrai­sem­bla­ble­ment ce qui a été écrit de mieux depuis ceux de Bar­tok, Berg, Stra­vins­ki, Chos­ta­ko­vitch, avec une pri­mau­té abso­lue de l’expression et de l’émotion sur la forme, et Gidon Kre­mer, qui le joue avec le Lon­don Sym­pho­ny diri­gé par Kent Naga­no2, est l’interprète idéal d’une telle musique, avec sa sono­ri­té rugueuse et sa tech­nique dia­bo­lique mais ni froide ni dis­tan­ciée. On retrouve le même Gidon Kre­mer dans trois œuvres de Schnittke, aux côtés de Yuri Bash­met et de Ros­tro­po­vitch, dont le Concer­to pour Trois dont ils sont les dédi­ca­taires3, le Trio, et le Canon d’après Berg (superbe), avec les Solistes de Mos­cou. Musique très forte, lumi­neuse, intel­li­gente, par­fois pleine d’humour (le final du Concer­to pour Trois), propre à récon­ci­lier les plus réfrac­taires avec la musique contemporaine.

Chris­tian Zacha­rias est sans doute le plus mozar­tien des pia­nistes contem­po­rains. Il s’est asso­cié à Marie-Luise Hin­richs pour jouer deux concer­tos de Mozart assez connus mais rare­ment joués en concert, le Concer­to pour deux pia­nos, et une ver­sion pour deux pia­nos du Concer­to pour trois pia­nos4, œuvres rien moins que mineures, élé­gantes et un peu amères, jouées avec la légè­re­té et la dis­tance qui conviennent. Sur le même disque, la Sonate pour deux pia­nos, plus convenue.

Et pour en finir avec les concer­tos, deux trou­vailles : les Concer­tos n° 4 de Schar­wen­ka (1850- 1924) et n°1 de Sauer (1862−1942), par Ste­phen Hough et le City of Bir­min­gham5. C’est beau­coup mieux que Men­dels­sohn et Grieg, moins pom­peux que Tchaï­kovs­ki, ter­ri­fiant d’exigence tech­nique, bien construit, lyrique à sou­hait. À écou­ter toutes affaires ces­santes si vous aimez les grands concer­tos pour pia­no bien roman­tiques et sans com­plexes, à la Liszt et à la Rachmaninov.

Symphonies

L’intégrale Mah­ler de Svet­la­nov avec l’Orchestre sym­pho­nique d’État de Rus­sie se pour­suit avec les Sym­pho­nies 26 et 57, inter­pré­ta­tions aus­si enthou­sias­mantes que les pré­cé­dentes. La n° 2, dite “ Résur­rec­tion ”, avec sopra­no, alto et chœurs, est une des plus fortes et tour­men­tées de Mah­ler. Bour­rée de conno­ta­tions reli­gieuses sans réfé­rence expli­cite au chris­tia­nisme (on sait que Mah­ler, juif, s’était conver­ti pour rai­sons d’opportunité sociale, comme cela était d’ailleurs dans l’air du temps : Ste­fan Zweig raconte, dans Le monde d’hier, que Herzl, avant de conce­voir le sio­nisme, avait for­mé le pro­jet de conver­tir en masse tous les Juifs d’Autriche lors d’une grande céré­mo­nie à la cathé­drale de Vienne), vien­noise par excel­lence, aus­si pleine de contra­dic­tions que Mah­ler lui-même, oscil­lant entre l’abandon à la sen­sua­li­té la plus déca­dente et les évo­ca­tions de l’Apocalypse, c’est une œuvre majeure où l’on peut voir, peut-être, l’annonce des grands cata­clysmes qui vont secouer l’Europe quelques années plus tard.

La Cin­quième, elle, est pure­ment orches­trale et plus linéaire, si l’on ose dire, et elle aura beau­coup pâti de l’utilisation de son inef­fable ada­giet­to par Vis­con­ti dans Mort à Venise, occul­tant l’ensemble d’une œuvre pour­tant très uni­taire. Svet­la­nov conduit avec sobrié­té et dis­tance et révèle une sym­pho­nie beau­coup moins paroxys­tique que ce à quoi l’on a été habitué.

Par com­pa­rai­son, la 3e Sym­pho­nie de Bru­ck­ner appa­raît comme simple et naïve, comme son com­po­si­teur, ado­ra­teur éper­du de Wag­ner, mépri­sé par Brahms et recon­nu comme un grand par… Mah­ler. Baren­boïm et le Phil­har­mo­nique de Ber­lin la jouent au pre­mier degré, comme une œuvre presque bee­tho­vé­nienne8.

Esa-Pek­ka Salo­nen a enre­gis­tré conjoin­te­ment deux œuvres de Bar­tok, deux œuvres majeures du XXe siècle, le Concer­to pour orchestre et la Musique pour cordes, per­cus­sion et céles­ta, avec le Phil­har­mo­nique de Los Angeles9. La Musique pour cordes date de 1936 et témoigne qu’un créa­teur de carac­tère (et de génie) peut s’approprier une qua­si-idéo­lo­gie artis­tique (celle de l’École de Vienne), la dépas­ser, et faire une œuvre for­te­ment ori­gi­nale, per­son­nelle. Le Concer­to pour orchestre est, on le sait, une com­mande de Kous­se­vitz­ky alors que Bar­tok, en pleine guerre, exi­lé aux États-Unis, était dans la misère, et il éclate d’énergie et de force créa­trice, tout en réa­li­sant l’impossible syn­thèse de son œuvre pas­sée. Si le XXe siècle devait être sym­bo­li­sé par une seule œuvre musi­cale, plus que le Sacre du Prin­temps ou le Pier­rot Lunaire, ce serait celle-là.

Piano X

Cinq élèves de la pro­mo­tion 93, pia­nistes, témoignent, sur un CD enre­gis­tré en com­mun10, sous la direc­tion de Patrice Holi­ner, avec le titre X 93 au pia­no, de l’extraordinaire capa­ci­té des X à pra­ti­quer la musique. Aline Cla­peau en fait la preuve dans Cho­pin, Fabien G’Sell dans Mozart, Thi­baut Wirth dans Schubert.

Mais deux d’entre eux se détachent et jouent véri­ta­ble­ment en pro­fes­sion­nels : Alexandre Bou­thors, dans la 2e Rhap­so­die de Brahms, œuvre dif­fi­cile et presque dou­lou­reuse, qu’il vit véri­ta­ble­ment en la jouant, et Oli­vier Mar­co, dans une inter­pré­ta­tion pré­cise, enle­vée, éblouis­sante, des Jar­dins sous la pluie de Debus­sy. Ils ont eu, de toute évi­dence, du plai­sir à jouer, et ils donnent du bon­heur à les entendre.

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1. 1 CD TELDEC 0630 13161 2.
2. 1 CD NONESUCH 7559−79600−2.
3. 1 CD EMI 7243 I 55627 2.
4. 1 CD EMI 7243 5 56185 2.
5. 1 CD HYPERION CDA 66790.
6. 2 CD HARMONIA MUNDI RUS 288 13637.
7. 1 CD HARMONIA MUNDI RUS 288 134.
8. 1 CD TELDEC 0630 13160 2.
9. 1 CD SONY SK 62598.
10. 1 CD MUSICALIX. Patrice Holi­ner – École poly­tech­nique – 91128 Palai­seau Cedex – Fax : 01.69.33.30.33.

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