Romans-sur-Isère

Romans-sur-Isère, ou l’espoir d’un renouveau productif pour les villes moyennes ?

Dossier : TerritoiresMagazine N°760 Décembre 2020
Par Magali TALANDIER
Par Marjolaine GROS-BALTHAZARD

Depuis plusieurs décen­nies, les villes indus­trielles de taille moyenne sont frag­ilisées socio-économique­ment par la mon­di­al­i­sa­tion, la désin­dus­tri­al­i­sa­tion, la métrop­o­li­sa­tion et le retrait d’une par­tie des ser­vices publics. Quelles leçons pou­vons-nous tir­er de l’exemple de Romans-sur-Isère ?

Dans le même temps que les villes indus­trielles de taille moyenne étaient frag­ilisées, les poli­tiques urbaines, régionales et indus­trielles se sont con­cen­trées de façon crois­sante sur les métrop­o­les, con­sid­érées comme les moteurs de la crois­sance. Le mou­ve­ment des Gilets jaunes et la crise san­i­taire actuelle ont sus­cité un regain d’attention pour les villes moyennes, dont l’avenir est cru­cial au regard de la cohé­sion sociale et ter­ri­to­ri­ale. Romans-sur-Isère est emblé­ma­tique des villes moyennes en dif­fi­culté. Ayant à la fois subi la désin­dus­tri­al­i­sa­tion, la déser­ti­fi­ca­tion et la paupéri­sa­tion de son cen­tre-ville, elle fait par­tie de ces villes que l’on avait sans doute trop rapi­de­ment con­damnées sur l’autel de la mon­di­al­i­sa­tion. Or elle sem­ble renaître depuis quelques années.


REPÈRES

À Romans-sur-Isère, l’industrie de la chaus­sure appa­raît dès le milieu du XIXe siè­cle grâce à la com­bi­nai­son de plusieurs fac­teurs : prox­im­ité immé­di­ate des tan­ner­ies, main‑d’œuvre disponible à la suite des crises sec­to­rielles, arrivée du chemin de fer, inno­va­tions tech­niques, etc. 

Mal­gré les crises économiques, la ville s’affirme pro­gres­sive­ment comme la cap­i­tale inter­na­tionale de la chaus­sure de luxe. Après la Sec­onde Guerre mon­di­ale, le com­merce de la chaus­sure atteint son apogée. Le nom­bre d’ateliers aug­mente et l’industrie locale pro­duit 12 % de la valeur des chaus­sures pro­duites en France. L’entreprise Charles Jour­dan devient une référence mon­di­ale de la chaus­sure féminine ! 

Jusqu’aux années 1970, le mou­ve­ment de con­cen­tra­tion des entre­pris­es n’empêche pas l’augmentation du nom­bre d’emplois et du nom­bre d’acteurs indi­rects dans ce secteur. Ain­si, en 1983, plus de la moitié des habi­tants de Romans-sur-Isère vivent encore de l’industrie de la chaussure.


Au royaume déchu de la chaussure !

Les pre­mières dif­fi­cultés économiques appa­rais­sent dans les années 1960 depuis la fer­me­ture des entre­pris­es de taille moyenne, jusqu’aux fer­me­tures de Charles Jour­dan et Kélian, les deux grands employeurs de la région, dans les années 2000. Plusieurs raisons expliquent ce déclin, par­mi lesquelles la con­cur­rence inter­na­tionale, les départs à la retraite des dirigeants, les rachats par des investis­seurs étrangers… Le déclin de l’emploi dans la fab­ri­ca­tion de chaus­sures est sévère, pas­sant de 1 400 en 1993 (soit 9,5 % de l’emploi salarié privé du bassin d’emplois) à moins de 200 en 2007 (soit 1,0 % de l’emploi salarié privé).

Les for­ma­tions locales liées à la chaus­sure (coupe, assem­blage, patron­age, bureau d’études, cou­ture) fer­ment leur porte en 1999. Au fil des années, la crise indus­trielle est dev­enue une crise sociale et ter­ri­to­ri­ale. Pour faire face aux dif­fi­cultés économiques et sociales, le bassin de vie de Romans-sur-Isère s’est pro­gres­sive­ment ori­en­té vers une diver­si­fi­ca­tion, tant indus­trielle que commerciale.

“Au fil des années, la crise industrielle est devenue une crise sociale et territoriale.”

Après 1990, l’essor de la maro­quiner­ie de luxe, grâce à la présence d’ateliers de sous-trai­tance ou appar­tenant directe­ment à des mar­ques de luxe (Vuit­ton, Her­mès), situés au nord de Romans, con­tribue au réem­ploi d’un grand nom­bre d’anciens ouvri­ers de la chaus­sure et au main­tien de l’industrie du cuir dans la région (four­nisseurs de matières pre­mières, de den­telles, de machines-out­ils, etc.). Par­al­lèle­ment, les entre­pris­es de la chaus­sure et du cuir réori­en­tent leur activ­ité et diver­si­fient leurs débouchés. L’industrie agroal­i­men­taire con­tin­ue à se dévelop­per par la pro­mo­tion de spé­cial­ités locales (ravi­o­les, pognes). À cela s’ajoute, à la fin des années 1990, un sou­tien de la diver­si­fi­ca­tion par l’aménagement de la zone économique de Roval­tain à prox­im­ité de la gare TGV et l’ouverture de Mar­ques Avenue, un cen­tre com­mer­cial de pre­mier plan avec 90 mag­a­sins qui attirent env­i­ron 1,5 mil­lion de vis­i­teurs par an.

Aujourd’hui, le ter­ri­toire a une économie diver­si­fiée, avec un poids prépondérant du com­merce (14,5 %). L’agriculture a su con­serv­er une place impor­tante. Grâce à l’automobile, aux com­bustibles nucléaires, à l’énergie, à l’aéronautique et à l’agroalimentaire, l’industrie se développe à nou­veau. Mais l’apparente diver­si­fi­ca­tion ne doit pas occul­ter les dif­fi­cultés socio-économiques qui sub­sis­tent. Le taux de chô­mage est tou­jours plus élevé dans la ville qu’à l’échelle de la zone d’emploi (qui se situe autour du niveau nation­al), respec­tive­ment 16,0 % et 11,5 %. L’écart est encore plus impor­tant si l’on regarde le taux de chô­mage des ouvri­ers : 25,0 % dans la ville con­tre 18,5 % à l’échelle de la zone d’emploi.

Le taux de pau­vreté reste égale­ment très élevé, en par­ti­c­uli­er dans le cen­tre-ville, entraî­nant une forte ségré­ga­tion socio­spatiale et une part élevée de la pop­u­la­tion de Romans-sur-Isère qui vit dans des quartiers pri­or­i­taires. La sit­u­a­tion socio-économique locale reste frag­ile, l’image de la ville et son attrac­tiv­ité sont tou­jours à consolider.

Romans-sur-Isère s’affirme progressivement comme la capitale internationale de la chaussure de luxe.
Romans-sur-Isère s’affirme pro­gres­sive­ment comme la cap­i­tale inter­na­tionale de la chaus­sure de luxe.

Actions locales et renouveau productif

Dans ce con­texte dif­fi­cile, une suc­ces­sion de mesures engagées par les acteurs locaux, privés et publics, avec le sou­tien de l’État, est en train de faire bouger les lignes. En 2006, sous le choc des fer­me­tures de Charles Jour­dan et Kélian, le gou­verne­ment français met en place un « con­trat de site ». Une impor­tante manne finan­cière est déver­sée, sou­tenant une grande var­iété d’actions : par exem­ple, l’extension et l’aménagement de parcs d’activités économiques, la créa­tion d’une plate­forme de reclasse­ment des salariés, ou encore l’encouragement des entre­pris­es du secteur cuir-chaus­sure à tra­vailler en synergie.

À la suite de ce con­trat de site, le pre­mier Pôle ter­ri­to­r­i­al de coopéra­tion économique (PTCE) créé en France voit le jour à Romans-sur-Isère en 2007. En fait Romans, sous l’impulsion d’un entre­pre­neur social (Christophe Cheva­lier, dirigeant de l’entreprise Archer), a servi de pro­to­type pour ce nou­v­el « objet ». Bap­tisé Pôle Sud Archer, il est label­lisé en 2014. Il rassem­ble plus de 25 organ­i­sa­tions (entre­pris­es sociales et représen­tants de réseau, entre­pris­es et groupe­ments d’entreprises, col­lec­tiv­ités locales et parte­naires locaux de l’emploi, de la for­ma­tion et des ser­vices aux salariés), la plu­part sur un même site…

“Le premier Pôle territorial de coopération économique en 2007.”

En 2008, en achetant une ligne de pro­duc­tion à l’entreprise Jour­dan, Archer, au départ pili­er local de l’économie sociale par ses activ­ités d’insertion par l’activité économique, crée Made in Romans, qui sous-traite la pro­duc­tion de grandes mar­ques et pro­duit en son nom pro­pre. Made in Romans emploie actuelle­ment une dizaine de per­son­nes, mais a attiré depuis son lance­ment plusieurs entre­pre­neurs qui ont créé, par exem­ple, Insoft en 2012 (bot­tines légères puis bas­kets) ; 1083 en 2013 (jeans puis bas­kets) ; Milémil en 2014 (chaus­sures de foot­ball) ; Souli­er français en 2015 (pro­duc­tion pour une autre entre­prise plus impor­tante et offre d’une plate­forme mul­ti­ser­vice pour les créa­teurs indépen­dants) à Romans-sur-Isère ou à proximité.

En 2016 a été lancée l’expérimentation appelée Start-up de ter­ri­toire, pour soutenir des pro­jets entre­pre­neuri­aux dans des secteurs var­iés : énergie, trans­port, agri­cul­ture, économie cir­cu­laire, etc. Cette ini­tia­tive s’appuie sur des soirées créa­tives où plusieurs cen­taines de per­son­nes ont fait émerg­er une cen­taine d’idées, se traduisant in fine par une quin­zaine de pro­jets régionaux de créa­tion d’entreprise. En 2018, 1 500 par­tic­i­pants se sont réu­nis pour pro­pos­er des idées inno­vantes de ser­vices ou d’entreprise.

Les pre­miers groupes de tra­vail ont été lancés. Plus de dix autres villes français­es ont essayé de dévelop­per la même dynamique et ont organ­isé des soirées créa­tives pour pro­mou­voir un nou­v­el esprit d’entreprise local, par­fois en parte­nar­i­at avec des entre­pre­neurs européens, comme en Alsace. Ain­si la dynamique de Romans essaime et intéresse de plus en plus les réseaux et acteurs inter­na­tionaux. En 2019, la com­mu­nauté urbaine de Valence-Romans, l’entreprise sociale Archer et l’université Greno­ble Alpes ont répon­du à l’appel Ter­ri­toires d’innovation. Cet appel à pro­jets nation­al visait à dévelop­per des démon­stra­teurs locaux d’innovation favorisant un développe­ment ter­ri­to­r­i­al plus durable. Valence-Romans fait par­tie des 24 lau­réats français et reçoit à ce titre une sub­ven­tion de 7,5 mil­lions d’euros.

Les leçons d’un succès

Qu’apprendre de Romans-sur-Isère ? Sa tra­jec­toire mon­tre que l’innovation sociale (autant et plus que l’innovation tech­nique) et la capac­ité de coopéra­tion entre acteurs locaux peu­vent remet­tre en mou­ve­ment des ter­ri­toires, au-delà des sup­posés déter­min­ismes du déclin. Il est intéres­sant de soulign­er que cette dynamique ne se démar­que pas de l’histoire indus­trielle de la ville. Au con­traire, elle s’en inspire. Par ailleurs, il ne s’agit pas d’un sim­ple mod­èle endogène fondé sur un sys­tème indus­triel local. Romans-sur-Isère a su habile­ment nouer des liens avec l’extérieur par le biais de parte­nar­i­ats privés, de finance­ments publics ou de réseaux nationaux et inter­na­tionaux. Les acteurs privés et publics sem­blent savoir com­ment max­imiser cette com­bi­nai­son entre moteurs endogènes et exogènes qui car­ac­térise, dans notre société en réseau, le développe­ment ter­ri­to­r­i­al. L’exemple met en évi­dence un cer­tain nom­bre d’atouts de la ville moyenne.

Dans le con­texte de tran­si­tion écologique que nous vivons, la com­pac­ité sociale et spa­tiale du sys­tème urbain local per­me­t­tant de vivre et de tra­vailler à prox­im­ité est un de ces atouts. La prox­im­ité entre acteurs (publics et privés) est essen­tielle. On se croise, on se con­naît, on échange… faisant naître de nou­velles formes de coopéra­tion, de coor­di­na­tion et d’innovation sociale. Un élan partagé peut alors aiman­ter les éner­gies dans une même direction.

Romans-sur-Isère n’est pas sor­tie des dif­fi­cultés. Bien des défis restent à relever. Mais l’essentiel est d’avoir ren­ver­sé la spi­rale du déclin et recréé des attentes pos­i­tives. En ce sens Romans illus­tre bien la créa­tiv­ité remar­quable que l’on ren­con­tre aujourd’hui au niveau local, qui est par­fois empreinte d’un cer­tain local­isme et qui con­traste avec la morosité nationale. Et le ter­ri­toire mon­tre aus­si que le moteur du développe­ment est davan­tage à chercher du côté de la soci­olo­gie des acteurs que du côté des vari­ables stricte­ment technico-économiques.

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