Les inégalités territoriales : croissance et développement ne sont plus corrélés

Dossier : TerritoiresMagazine N°760 Décembre 2020
Par Laurent DAVEZIES

La révolte des Gilets jaunes a por­té sur le devant de la scène poli­tique la ques­tion des inéga­li­tés ter­ri­to­riales. Mais cette ques­tion est com­plexe. Alors que la théo­rie éco­no­mique met en avant la concen­tra­tion de la crois­sance dans les métro­poles, l’auteur montre que les flux consi­dé­rables de la redis­tri­bu­tion publique et pri­vée conduisent à une géo­gra­phie des reve­nus lar­ge­ment décou­plée de cette géo­gra­phie de la crois­sance. L’auteur pré­sente ici un aper­çu de ses tra­vaux, qui ont don­né lieu à divers ouvrages, dont Le Nou­vel Égoïsme ter­ri­to­rial. Le grand malaise des nations, La Répu­blique des Idées, Le Seuil (2015).

La géo­gra­phie des reve­nus et celle de leur cir­cu­la­tion dans et entre les ter­ri­toires sont très peu étu­diées. Elles posent pour­tant une véri­table énigme qu’il faut résoudre si l’on veut com­prendre ce qu’il se passe sur nos ter­ri­toires, au-delà de ce que dit le modèle aujourd’hui domi­nant d’explication du déve­lop­pe­ment ter­ri­to­rial, la « nou­velle éco­no­mie géo­gra­phique ». Contrai­re­ment à ce que croient et répètent la plu­part des experts, ce n’est pas un modèle de déve­lop­pe­ment territorial.

Avec la décen­tra­li­sa­tion, l’enjeu pour les élus des ter­ri­toires désor­mais char­gés du déve­lop­pe­ment local ou régio­nal n’est pas seule­ment la crois­sance de la valeur ajou­tée des entre­prises, qui est certes du registre des moyens du déve­lop­pe­ment, mais bien le déve­lop­pe­ment humain lui-même, la cap­ta­tion de reve­nus et d’emplois. Or on observe qu’il existe des ter­ri­toires de crois­sance sans déve­lop­pe­ment et des ter­ri­toires de déve­lop­pe­ment sans crois­sance : les deux dyna­miques sont lar­ge­ment décor­ré­lées. De façon géné­rale, on observe depuis les années 1980 un véri­table para­doxe : une concen­tra­tion ter­ri­to­riale crois­sante de la pro­duc­tion de richesses en même temps qu’une réduc­tion conti­nue des inéga­li­tés inter­ré­gio­nales (mais aus­si à des échelles plus fines) du reve­nu des ménages.


REPÈRES

Le modèle aujourd’hui domi­nant d’explication du déve­lop­pe­ment ter­ri­to­rial (« la nou­velle éco­no­mie géo­gra­phique », dite NEG, dont la figure de proue est Paul Krug­man, prix Nobel d’économie en 2008) montre le lien entre la concen­tra­tion spa­tiale des fac­teurs de pro­duc­tion et la crois­sance, via les exter­na­li­tés d’agglomération. Il montre la contri­bu­tion des carac­té­ris­tiques ter­ri­to­riales à la crois­sance de la valeur ajou­tée (et plus géné­ra­le­ment du PIB). On lui doit la mise en exergue de la « métro­po­li­sa­tion » comme dyna­mique dominante.


Concentration de la croissance

Cette concen­tra­tion du PIB s’est par­ti­cu­liè­re­ment réa­li­sée au pro­fit de l’Île-de-France. En 1980, la région capi­tale géné­rait 27 % du PIB du pays, aujourd’hui 31 % : quatre points de PIB (de l’ordre de 90 mil­liards d’euros) sont ain­si pas­sés de la pro­vince à la région parisienne ! 

Sur l’ensemble des 22 régions fran­çaises, on observe entre 1980 et 2015 une aug­men­ta­tion de 20 % des inéga­li­tés (coef­fi­cient de varia­tion) de PIB par habi­tant, au détri­ment des espaces dits péri­phé­riques et au pro­fit des ter­ri­toires plus pro­duc­tifs, dotés de ce que l’on va appe­ler de grandes métro­poles : Île-de-France, on l’a dit, mais aus­si Rhône-Alpes, Haute-Garonne… Et cette concen­tra­tion s’est encore accen­tuée depuis la crise de 2008 (voir le graphe) avec une hyper­con­cen­tra­tion des acti­vi­tés stra­té­giques dans un petit nombre de métro­poles : les trois quarts, par exemple, des créa­tions nettes d’emplois sala­riés des acti­vi­tés numé­riques depuis dix ans sont le fait de 15 des 35 500 com­munes du pays ! Sept com­munes en Île-de-France ain­si que celles de Lyon, Nantes, Tou­louse, Lille, Ces­son (ban­lieue de Rennes), Biot, Bla­gnac et Aix-en-Pro­vence. On véri­fie bien là ce qu’avance la nou­velle éco­no­mie géo­gra­phique à pro­pos des effets de la concen­tra­tion urbaine sur les exter­na­li­tés et les coûts de transaction. 

Mais diminution des inégalités de revenu

C’est là le para­doxe : durant la même période, entre 1980 et 2015, les inéga­li­tés de reve­nu moyen par habi­tant entre les régions (mais aus­si entre dépar­te­ments ou zones d’emploi) se sont net­te­ment réduites. Le reve­nu dis­po­nible brut (RDB), soit l’intégralité des reve­nus des ménages après redis­tri­bu­tion, voit son coef­fi­cient de varia­tion inter­ré­gio­nal bais­ser de 18 % dans la période. L’Île-de-France béné­fi­ciait en 1980 de 25 % du reve­nu des ménages du pays … et de 22 % aujourd’hui (pour un poids démo­gra­phique inchan­gé). On voit donc qu’à la vigueur de la mon­tée des inéga­li­tés de PIB par habi­tant (on l’a vu + 20 %) s’oppose celle, de même inten­si­té, de la réduc­tion des inéga­li­tés de reve­nu. Ces don­nées sont éton­nantes, voire dérou­tantes : la règle ter­ri­to­riale serait-elle désor­mais de tra­vailler moins pour gagner plus ? Il s’agit pour­tant de méca­nismes simples et faci­le­ment com­pré­hen­sibles pour qui prend la peine de se pen­cher sur les don­nées de cir­cu­la­tion des reve­nus sur nos ter­ri­toires. Ces cir­cu­la­tions sont le fait de méca­nismes publics et pri­vés. Si le mon­tant des dépenses publiques et sociales annuelles est de l’ordre de 57 % du PIB (c’est-à-dire de la richesse créée dans l’année), cela signi­fie que le plus gros des reve­nus des ménages pro­vient de bud­gets publics ou sociaux et non de la rému­né­ra­tion directe de la pro­duc­tion. Il n’est pas éton­nant que les géo­gra­phies res­pec­tives du PIB et du reve­nu soient décalées !

Inégalités territoriales dans la répartition du PIB entre l'Ile de France et le reste de la France
L’écart entre la part de l’Île-de-France dans le PIB et le reve­nu brut dis­po­nible s’accroît : près de 10 points de PIB sont redistribués !

Les mécanismes publics de redistribution territoriale 

Pour­tant, en dépit de demandes récur­rentes du Par­le­ment, depuis des décen­nies, on ne dis­pose pas d’un état de la géo­gra­phie des pré­lè­ve­ments et des dépenses publiques et sociales per­met­tant de prendre la mesure des effets des bud­gets publics et sociaux sur la redis­tri­bu­tion inter­ter­ri­to­riale des reve­nus. On ne dis­pose que de tra­vaux déjà anciens de la Com­mis­sion euro­péenne menés dans le cadre de son pre­mier Rap­port sur la cohé­sion (1996). Pour avoir un ordre de gran­deur, on pou­vait alors esti­mer que l’Île-de-France redis­tri­buait vers le reste du pays un mon­tant de l’ordre de 10 % de son PIB (de l’ordre de 70 mil­liards d’euros d’aujourd’hui). On peut pen­ser que ces mon­tants sont aujourd’hui plus impor­tants (avec l’augmentation du poids des bud­gets publics et sociaux en France et celle du PIB de l’Île-de-France). Plus récem­ment (2015) le Haut Conseil au finan­ce­ment de la pro­tec­tion sociale a publié (en ligne) une ana­lyse de l’impact des bud­gets de la pro­tec­tion sociale sur les inéga­li­tés de reve­nu entre les dépar­te­ments. On y voit que les dépar­te­ments les plus pauvres béné­fi­cient de trans­ferts très impor­tants. Par exemple, dans les Ardennes ou la Haute-Marne, les dépenses de pro­tec­tion sociale sont deux fois plus impor­tantes que les pré­lè­ve­ments sociaux. 

Les mécanismes privés

Du côté des fac­teurs pri­vés, on peut dis­tin­guer plu­sieurs types de cir­cu­la­tion moné­taire liée aux mobi­li­tés entre les régions et plus géné­ra­le­ment entre les ter­ri­toires. D’abord par le jeu des navettes domi­cile-tra­vail : par exemple, presque 10 % des actifs employés en Île-de-France vivent ailleurs en France ; ils contri­buent à son PIB en ali­men­tant le reve­nu d’autres régions. La mobi­li­té rési­den­tielle des retrai­tés joue aus­si un puis­sant rôle redis­tri­bu­tif. Les pen­sions pèsent 30 % du reve­nu décla­ré des ménages en France… et seule­ment 21 % en Île-de-France. Dans cer­tains ter­ri­toires dotés de fortes amé­ni­tés, comme les Pyré­nées-Orien­tales, ces pen­sions consti­tuent la pre­mière source de reve­nu et donc le prin­ci­pal moteur éco­no­mique. Le tou­risme peut être aus­si consi­dé­ré comme un méca­nisme de trans­fert inter­ré­gio­nal de dépenses. Le Lan­gue­doc-Rous­sillon, par exemple, a un solde de dépenses tou­ris­tiques (celles effec­tuées dans la région par des tou­ristes, nettes des dépenses tou­ris­tiques des habi­tants de la région dans le reste du monde) d’un mon­tant équi­valent à son solde béné­fi­ciaire au jeu des pré­lè­ve­ments-dépenses du bud­get de l’État (de l’ordre de 10 % de son PIB). Mais tous les ter­ri­toires « pauvres » ne sont pas gagnants à ces jeux de la mobi­li­té des retrai­tés ou des tou­ristes : les Hauts-de-France, par exemple, plu­tôt péna­li­sés sur les plans éco­no­mique et social, sont glo­ba­le­ment per­dants sur les deux tableaux avec la fuite de leurs retrai­tés aisés et une faible attrac­ti­vi­té tou­ris­tique (à part dans la zone lit­to­rale plus favorisée). 

Une soi-disant exception française ? 

Fina­le­ment, la géo­gra­phie du reve­nu est sim­ple­ment le pro­duit d’une géo­gra­phie de la pro­duc­tion (qui répond bien aux lois que la NEG nous explique) pro­fon­dé­ment trans­for­mée par d’énormes poli­tiques publiques et sociales et par plu­sieurs registres, eux aus­si mas­sifs, de mobi­li­té des ménages. S’arrêter pares­seu­se­ment, pour com­prendre le déve­lop­pe­ment des ter­ri­toires, à la seule géo­gra­phie de la créa­tion de richesses est donc une erreur. Dans cer­tains cercles de « bons éco­no­mistes » qui se satis­font des seules leçons de la NEG, on a enten­du – et lu – que ce para­doxe ter­ri­to­rial PIB-reve­nu ne serait qu’une affaire fran­çaise, en quelque sorte une de ces fameuses excep­tions fran­çaises. Ce serait donc un phé­no­mène anec­do­tique, en quelque sorte folk­lo­rique, pour les tenants sérieux de l’analyse éco­no­mique stan­dard, appli­cable par­tout dans le monde.

“On retrouve les mêmes mécanismes
dans la plupart des pays développés.

C’est, là encore, faux. Il n’y a rien de fran­co-fran­çais dans cet appa­rent para­doxe mais une loi géné­rale : on retrouve les mêmes méca­nismes dans la plu­part des pays déve­lop­pés, en Europe, aux États-Unis, en Aus­tra­lie, etc. Dans tous ces pays, même si moins qu’en France les bud­gets publics et sociaux redis­tri­buent mas­si­ve­ment l’argent entre les ter­ri­toires, par­tout les dif­fé­rentes mobi­li­tés ont explo­sé (avec aus­si l’allongement de la durée de vie à la retraite). De façon géné­rale les régions les plus riches ont une part du reve­nu des ménages du pays moindre que leur contri­bu­tion au PIB du pays et, à l’inverse, les régions les plus pauvres ont une part dans les reve­nus plus forte que leur part dans le PIB national.

Le paradoxe des Gilets jaunes

On a pu ain­si pro­po­ser de par­ler d’un modèle occi­den­tal de cohé­sion ter­ri­to­riale dans lequel le déve­lop­pe­ment natio­nal com­bine l’augmentation des bud­gets publics et celle des mobi­li­tés pour pro­duire de pro­fonds effets de cohé­sion géo­gra­phique. Les pays émer­gents comme le Bré­sil, l’Inde ou la Chine ne connaissent pas encore ces effets et les inéga­li­tés inter­ré­gio­nales de reve­nu y aug­mentent encore ; mais on peut pen­ser que, pas­sé un cer­tain seuil de déve­lop­pe­ment éco­no­mique, ils emprun­te­ront le même che­min. Là où la France fait excep­tion, c’est dans la per­cep­tion de la puis­sance de ce méca­nisme de soli­da­ri­té ter­ri­to­riale. Les Gilets jaunes – mais aus­si beau­coup d’élus locaux – y sont aveugles, qui hurlent à l’injustice fis­cale et au creu­se­ment (« l’explosion ») des inéga­li­tés au détri­ment des ter­ri­toires oubliés… au moment où, vrai para­doxe, par­tout dans le monde déve­lop­pé, et notam­ment dans des pays moins soli­daires que le nôtre, ce sont au contraire les régions riches (Cata­logne, Lom­bar­die, Flandres…) qui se révoltent et ne veulent plus finan­cer ce modèle de cohé­sion nationale !

2 Commentaires

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LE CORFEC JEAN-MARCrépondre
7 décembre 2020 à 23 h 39 min

pour le der­nier para­graphe, un point pour­rait être appro­fon­di : en France la région du pou­voir poli­tique cen­tral est aus­si celle du PIB, alors que dans les 3 autres pays cités ce n’est pas le cas (ou pour la Bel­gique, pas res­sen­ti ain­si par les fla­min­gants). Ce constat expli­que­rait il la dif­fé­rence de per­cep­tion entre les régio­naux Fran­çais et ceux de 3 autres pays ? Ou serait-ce que les avan­tages acquis des trans­ferts sont tel­le­ment plus inclus dans le quo­ti­dien en France qu’ils sont consi­dé­rés comme allant de soi, voire que l’as­sis­ta­nat est deve­nu une deuxième nature (et que c’est celle sur laquelle beau­coup croient avoir le plus de prise : plus facile et ren­table de blo­quer un car­re­four que de contri­buer à créer une nou­velle richesse).

LE CORFEC JEAN-MARCrépondre
8 décembre 2020 à 1 h 03 min

pour le der­nier para­graphe, un point pour­rait être appro­fon­di : en France la région du pou­voir poli­tique cen­tral est aus­si celle du PIB, alors que dans les 3 autres pays cités ce n’est pas le cas (ou pour la Bel­gique, pas res­sen­ti ain­si par les fla­min­gants). Ce constat expli­que­rait il la dif­fé­rence de per­cep­tion entre les régio­naux Fran­çais et ceux de 3 autres pays ? Ou serait-ce que les avan­tages acquis des trans­ferts sont tel­le­ment plus inclus dans le quo­ti­dien en France qu’ils sont consi­dé­rés comme allant de soi, voire que l’as­sis­ta­nat est deve­nu une deuxième nature (et que c’est celle sur laquelle beau­coup croient avoir le plus de prise : l’an­née der­nière a clai­re­ment mon­trer qu’il est plus facile et ren­table de blo­quer un car­re­four que de contri­buer à créer une nou­velle richesse).

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