Territoire zéro chomeurs de longue durée

Territoires zéro chômeur de longue durée : vers une assurance emploi

Dossier : TerritoiresMagazine N°760 Décembre 2020
Par Michel de VIRVILLE

Uti­li­ser les méca­nismes du mar­ché pour déve­lop­per un tiers sec­teur qui assure la réa­li­té du droit à l’emploi : telle est l’ambition de l’expérimentation Ter­ri­toires zéro chô­meur de longue durée (TZCLD), vers une assu­rance emploi.

Les méca­nismes de mar­ché n’assurent pas le plein emploi. Ce constat peut être véri­fié dans la plu­part des éco­no­mies natio­nales qui com­posent l’économie mon­dia­li­sée. On peut ajou­ter que le mar­ché n’assure pas non plus la cohé­sion sociale dont il a pour­tant besoin et que les cor­rec­tifs qu’apportaient hier les poli­tiques gou­ver­ne­men­tales sont deve­nus par­tiel­le­ment inopé­rants du fait de la concur­rence mondiale.

L’économie libé­rale, ce n’est pas seule­ment le mar­ché, c’est le mar­ché et la démo­cra­tie, en sou­li­gnant le fait qu’aujourd’hui ce couple fonc­tionne dif­fé­rem­ment puisque le mar­ché glo­ba­li­sé est pas­sé « au-des­sus » de la démo­cra­tie qui reste nationale.


REPÈRES

Si la loi d’expérimentation a été adop­tée le 29 février 2016, la genèse du pro­jet Ter­ri­toires zéro chô­meur de longue durée remonte au milieu des années 1990. Vingt-deux ans après une pre­mière ten­ta­tive d’expérimentation à Seiches-sur-le-Loir, les entre­prises à but d’emploi (EBE) ouvrent dans dix ter­ri­toires expé­ri­men­taux (dans les Deux-Sèvres, l’Ille-et-Vilaine, la Nièvre, le Rhône, les Bouches-du-Rhône, le Puy-de-Dôme, le Nord et à Paris).


Pourquoi un déficit d’emplois ?

Trois méca­nismes conduisent à un défi­cit de l’offre d’emplois : d’une part, la fixa­tion des plus bas salaires ne résulte jamais d’un pur arbi­trage de mar­ché, mais soit de l’application de salaires mini­ma, soit de la concur­rence entre main‑d’œuvre locale et main‑d’œuvre immi­grée. Le résul­tat est que cer­tains biens ne peuvent pas être pro­duits dans des condi­tions de ren­ta­bi­li­té durable. Ensuite, cer­tains biens et ser­vices consti­tuent des « com­muns » : per­sonne ne peut ou ne veut les payer alors que tous conviennent qu’ils sont utiles voire néces­saires. Les pou­voirs publics sont cen­sés en orga­ni­ser le finan­ce­ment col­lec­tif, mais les pro­ces­sus démo­cra­tiques laissent des trous dans la raquette. Enfin, il peut exis­ter loca­le­ment des volumes signi­fi­ca­tifs d’activités qui ne sont pas mises en œuvre faute d’entrepreneurs pour les engager.

Ce sous-emploi ne se tra­duit pas seule­ment par la per­sis­tance d’un chô­mage struc­tu­rel qui excède celui que pro­duit la rota­tion des per­sonnes entre les emplois : il crée un méca­nisme d’exclusion qui relègue pro­gres­si­ve­ment, mais dura­ble­ment, cer­taines per­sonnes hors du mar­ché du travail.

D’où ce para­doxe : il existe loca­le­ment des tra­vaux utiles voire indis­pen­sables qui ne sont pas réa­li­sés. Évi­dem­ment, ces carences sont dif­fi­ciles à objec­ti­ver. De nom­breux acteurs locaux et par­ti­cu­liè­re­ment les élus res­sentent néan­moins quo­ti­dien­ne­ment cette insa­tis­fac­tion devant des carences qui ne peuvent être réso­lues, même au prix de dépenses additionnelles.

Il faut aus­si sou­li­gner que cette insuf­fi­sance dans la quan­ti­té d’emplois offerte influe sur la nature des emplois et des acti­vi­tés : ceux qui sont dura­ble­ment pri­vés d’emploi sont exclus parce qu’ils se trouvent en concur­rence défa­vo­rable dans la sélec­tion qui s’opère sur le mar­ché du tra­vail ; symé­tri­que­ment, cer­taines acti­vi­tés se trouvent exclues de la pro­duc­tion natio­nale, à la marge de l’activité mar­chande ou dans les domaines du soin aux per­sonnes et de l’attention por­tée à la qua­li­té de la vie et de l’environnement.

L’émergence nécessaire d’un tiers secteur

Est-il pos­sible de sus­ci­ter l’émergence d’un tiers sec­teur – au sens de l’économie sociale et soli­daire – qui res­pecte les lois du mar­ché (entre­prises de droit com­mun, CDI et droit du tra­vail, pro­duc­tion de chiffres d’affaires), mais en béné­fi­ciant d’un finan­ce­ment public qui per­mette de sus­ci­ter loca­le­ment une créa­tion d’entreprise répon­dant à la carence d’activités utiles ? Sou­li­gnons le mot « loca­le­ment ». D’abord parce que c’est loca­le­ment, sur le ter­rain, que l’on peut iden­ti­fier les carences cor­res­pon­dant à ces ser­vices non ren­dus ; mais aus­si et sur­tout parce qu’il faut bien sûr évi­ter que le déve­lop­pe­ment de ce tiers sec­teur se fasse au détri­ment des ser­vices publics ou pri­vés déjà exis­tants.  

Ce qui légi­time le finan­ce­ment public de ce tiers sec­teur, c’est bien sûr la situa­tion d’exclusion dans laquelle se trouvent les per­sonnes dura­ble­ment pri­vées d’emploi. Cette situa­tion prive la socié­té de la pro­duc­tion qu’elles pour­raient réa­li­ser ; et elle oblige, dans nos éco­no­mies sociales libé­rales, les pou­voirs publics à finan­cer une pano­plie d’aides sociales visant à en tem­pé­rer les conséquences.

Est-il pos­sible de mobi­li­ser ces res­sources pour que les emplois nou­veaux ain­si créés aient pour effet d’assurer le droit à l’emploi et d’offrir loca­le­ment des ser­vices nou­veaux qui conso­lident la fabrique du tis­su social ? Il faut pour cela créer une dyna­mique entre­pre­neu­riale où les emplois créés ne viennent pas se sub­sti­tuer à des emplois exis­tants et soient effec­ti­ve­ment occu­pés par les per­sonnes en situa­tion d’exclusion. Est-il pos­sible de confier à des acteurs locaux la ges­tion de ces « contra­dic­tions » ? C’est ce que l’expérimentation en cours se pro­pose de démontrer.

On pressent le poten­tiel consi­dé­rable de trans­for­ma­tion des ter­ri­toires qui résul­te­rait de la mise en œuvre d’un tel droit à l’emploi. Mais on pressent aus­si que cela n’est pos­sible que si un consen­sus ter­ri­to­rial est construit, sans lequel la ges­tion des contra­dic­tions ne peut pas s’opérer.

Une première phase concluante

La pre­mière phase de l’expérimentation qui s’achève aujourd’hui a mon­tré que l’on pou­vait, sur un nombre limi­té de ter­ri­toires (dix ter­ri­toires), réunir les condi­tions néces­saires. Une deuxième loi d’expérimentation vient d’être adop­tée par le Par­le­ment, qui vise à démon­trer qu’un pas­sage à l’échelle est pos­sible pour tous les ter­ri­toires volon­taires qui s’en donnent les moyens.

La pre­mière loi d’expérimentation a confié à un fonds d’expérimentation (ETCLD) la réa­li­sa­tion de l’expérimentation dans dix ter­ri­toires choi­sis après un appel d’offres. L’objectif était de vali­der trois hypo­thèses : pre­miè­re­ment il est pos­sible de mettre en œuvre plus de tra­vaux utiles pour offrir de l’emploi aux per­sonnes qui en sont pri­vées ; deuxiè­me­ment il est pos­sible de mobi­li­ser toutes les per­sonnes pri­vées dura­ble­ment d’emploi qui sont volon­taires. Il faut pour cela ren­ver­ser le fonc­tion­ne­ment habi­tuel du mar­ché du tra­vail : embau­cher sans condi­tion et cocons­truire leurs emplois avec les per­sonnes pour réa­li­ser les tra­vaux utiles loca­le­ment. Troi­siè­me­ment si cela coûte de l’argent, cela en rap­porte éga­le­ment : salaires ver­sés qui génèrent de la consom­ma­tion, chiffres d’affaires, le tout pro­dui­sant impôts et coti­sa­tions sociales, ain­si que des éco­no­mies de pres­ta­tions sociales. Au total, il n’est pas coû­teux de don­ner des acti­vi­tés aux pri­vés d’emploi. Il est par­ti­cu­liè­re­ment inté­res­sant à cet égard pour éclai­rer les débats fran­co-fran­çais de lire la démons­tra­tion du dépar­te­ment d’économie appli­quée de l’Université libre de Bruxelles (Dul­bea, mai 2020) dans la pers­pec­tive du démar­rage d’une expé­ri­men­ta­tion zéro-chô­meur en Belgique.


Les entreprises à but d’emploi

L’embauche s’est faite dans des entre­prises de l’économie sociale et soli­daire créées à cet effet (des « entre­prises à but d’emploi » EBE) qui sont des entre­prises de droit com­mun. Les embauches sans condi­tion sont en contrat à durée indé­ter­mi­née (CDI) à temps choi­si. Les per­sonnes sont embau­chées sur les horaires qu’elles sou­haitent : on constate que, comme les per­sonnes ont par­fois trois, quatre ou cinq ans de pri­va­tion d’emploi der­rière elles, elles pré­fèrent au départ des temps par­tiels, mais qu’assez vite elles se dirigent vers les temps les plus pleins pos­sible, tout en com­po­sant avec leur situa­tion fami­liale ou une situa­tion de han­di­cap par exemple.


La mise en pratique sur le terrain

Contrai­re­ment à ce qu’on pour­rait pen­ser, le CDI ne décou­rage pas le pas­sage sur le mar­ché du tra­vail ordi­naire pour ceux qui le peuvent, car c’est une sécu­ri­té à la fois pour le sala­rié et l’employeur poten­tiel. Le sala­rié sait qu’il pour­ra reve­nir et l’employeur est encou­ra­gé à prendre le risque de l’embauche.

On recrute tous les volon­taires, en accé­dant pro­gres­si­ve­ment à des per­sonnes qui sont de plus en plus éloi­gnées de l’activité. Il arrive un moment où la taille de l’EBE ne change plus signi­fi­ca­ti­ve­ment, elle a atteint une dimen­sion qui répond aux besoins du ter­ri­toire pour assu­rer le droit à l’emploi. On parle alors d’« exhaus­ti­vi­té de flux ».

Il est très impor­tant de véri­fier conti­nû­ment que les emplois de l’EBE, qui sont sub­ven­tion­nés, ne font pas concur­rence aux emplois pri­vés ou publics exis­tants. C’est le rôle du comi­té local de l’emploi (CLE) qui asso­cie les poli­tiques, les asso­cia­tions, les employeurs, les syn­di­cats et le ser­vice public de l’emploi. Ce comi­té pilote le pro­jet loca­le­ment et doit notam­ment véri­fier que les per­sonnes embau­chées sont bien des per­sonnes pri­vées dura­ble­ment d’emploi et que les acti­vi­tés de l’EBE sont bien sup­plé­men­taires et donc non concur­rentes des acti­vi­tés existantes.

Territoires zéro chomage

Quels résultats ?

Dans les dix ter­ri­toires et les treize EBE, près de 1 000 per­sonnes ont été recru­tées. Cela a per­mis de démon­trer que ces per­sonnes, sou­vent très éloi­gnées de l’emploi, savaient se mobi­li­ser pour construire les condi­tions de per­ma­nence de leur activité.

En moins de trois ans, trois ter­ri­toires (Mau­léon, Pipriac et Jouques) ont atteint l’« exhaus­ti­vi­té de flux ». Au sein de ces ter­ri­toires se confirment nos deux pre­miers pos­tu­lats : nul n’est inem­ployable et le tra­vail ne manque pas, il suf­fi­sait de s’en don­ner les moyens. Le consen­sus local et la mise en réseau de tous les acteurs du ter­ri­toire ont per­mis d’enclencher une dyna­mique qui dépasse le simple cadre de la créa­tion des EBE : la sor­tie de la pri­va­tion d’emploi avant l’entrée en EBE d’un nombre signi­fi­ca­tif de per­sonnes (près de 400 personnes).

“Nul n’est inemployable et le travail
ne manque pas, il suffit de s’en donner les moyens.”

L’expérimentation dément le pré­ju­gé encore tenace qui assi­mile les chô­meurs à des fai­néants ou des gens fai­sant le choix de vivre des allo­ca­tions. Les per­sonnes qui s’investissent pour faire vivre loca­le­ment ce pro­jet démontrent que la pri­va­tion d’emploi n’est en rien un choix mais une exclusion.

Loca­le­ment, les EBE pro­duisent de plus en plus de chiffres d’affaires et leur équi­libre éco­no­mique s’améliore. Les trois ter­ri­toires ayant atteint l’exhaustivité pré­voient d’atteindre un équi­libre d’ici à la fin de l’année. Glo­ba­le­ment, le bilan des coûts et des dépenses évi­tées per­met d’affirmer, à nou­veau, que le coût de l’emploi sup­plé­men­taire est, pour la col­lec­ti­vi­té, pro­ba­ble­ment nul ou négatif.

Les conditions de la réussite

Un ter­ri­toire de plein-emploi volon­taire, c’est d’abord un pro­jet local, très dif­fé­rent d’un dis­po­si­tif défi­ni au niveau natio­nal et décli­né ensuite sur des ter­ri­toires dif­fé­rents. Les condi­tions de réus­site ne sont jamais acquises, elles doivent faire l’objet d’un soin per­ma­nent par les acteurs de ter­rain, c’est l’objet de l’animation ter­ri­to­riale menée par le comi­té local pour l’emploi (CLE). Il doit veiller à main­te­nir le consen­sus ter­ri­to­rial, par l’implication effec­tive de toutes les forces vives locales (élus, asso­cia­tions, entre­prises). Il s’assure aus­si de la mobi­li­sa­tion des per­sonnes pri­vées dura­ble­ment d’emploi (PPDE) elles-mêmes : sans leur impli­ca­tion directe, ça ne marche pas. Il faut qu’il y ait dès le départ un groupe de PPDE autour de la table. Il faut que les poli­tiques, les entre­prises, les asso­cia­tions tra­vaillent avec elles. Il veille à éta­blir un réseau de par­te­naires, un peu plus large que le ter­ri­toire, appor­tant des com­pé­tences et des réseaux com­plé­men­taires, et une mobi­li­sa­tion natio­nale et un dia­logue per­ma­nent entre le local et le natio­nal, per­met­tant notam­ment l’échange d’informations et de bonnes pra­tiques entre les territoires.

Bien sûr, il faut ajou­ter la pro­duc­tion de chiffres d’affaires : l’EBE a des carac­té­ris­tiques spé­ci­fiques, elle est pour­tant une vraie entre­prise. L’équilibre éco­no­mique ne peut être assu­ré qu’en veillant conti­nû­ment aux res­sources pro­duites par l’EBE elle-même, en plus de la sub­ven­tion publique. 

Vers une deuxième phase d’expérimentation

Pour dix ter­ri­toires, cela a fonc­tion­né. Mais com­ment créer une dyna­mique durable à plus large échelle et, demain, per­mettre à tout ter­ri­toire prêt de créer ter­ri­to­ria­le­ment un droit à l’obtention d’un emploi ? Le Par­le­ment vient d’adopter une pro­po­si­tion de loi qui vise à per­mettre une deuxième phase de l’expérimentation. Un début très posi­tif puisque à nou­veau, comme pour la pre­mière loi, l’Assemblée l’a votée en pre­mière lec­ture à l’unanimité. Cette loi va per­mettre que le dis­po­si­tif contrac­tuel puisse prendre le relai à la mi-2021.

Les ter­ri­toires volon­taires pour­ront pen­dant trois ans pré­sen­ter leur can­di­da­ture au fonds d’expérimentation, qui véri­fie­ra sur la base d’un cahier des charges exi­geant que ces ter­ri­toires ont effec­ti­ve­ment effec­tué la pré­pa­ra­tion néces­saire et sont en condi­tion de réussir.

Cette deuxième phase va per­mettre de pro­gres­ser sur la défi­ni­tion cohé­rente des tra­vaux utiles en fonc­tion des ter­ri­toires (urbains, ruraux…) : soin des per­sonnes, soin de l’environnement et « soin de l’économie » – enten­dons par-là tous ces tra­vaux péri­phé­riques de l’économie mar­chande ordi­naire alors même qu’ils sont indis­pen­sables pour que celle-ci se porte bien.

Ain­si se trou­ve­ra conso­li­dé un pro­jet qui vient com­plé­ter les dis­po­si­tifs de l’insertion par l’activité éco­no­mique, pour ceux qui vont pou­voir retrou­ver un emploi ordi­naire et pour ceux des struc­tures du tra­vail adap­té qui vont devoir conti­nuer d’être employés dans des struc­tures qui tiennent compte de leurs handicaps.

C’est ain­si que l’on peut espé­rer créer, au-delà de l’assurance chô­mage, une véri­table assu­rance emploi. 

Commentaire

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Thibault2012répondre
7 décembre 2020 à 22 h 12 min

Mer­ci pour cet article très ins­truc­tif. Ce genre d’i­ni­tia­tive est louable et me semble un excellent usage d’argent public. Il serait inté­res­sant d’a­voir quelques exemples détaillés de per­sonnes ayant réus­si (ou pas) leur réin­ser­tion dans l’emploi grâce à ce pro­gramme. Et quelles sont les prin­ci­pales dif­fi­cul­tés ren­con­trées pour rendre le sys­tème pérenne ?

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