L'industrie au coeur des territoires

L’industrie au cœur des territoires

Dossier : TerritoiresMagazine N°760 Décembre 2020
Par Thierry WEIL (78)
Par Caroline GRANIER

Nég­ligée dans les années 2000, l’industrie est indis­pens­able tant à notre prospérité économique qu’à notre cohé­sion sociale et ter­ri­to­ri­ale. Elle devient indis­so­cia­ble des ser­vices qu’elle intè­gre ou dont elle est le sup­port. Elle doit être à la fois com­péti­tive et attrac­tive, respectueuse de ses salariés et de l’environnement. Elle se nour­rit des ressources de son ter­ri­toire et con­tribue en retour au développe­ment de celui-ci. 

Après les erre­ments des années 2000, au cours desquelles la pro­duc­tion était con­sid­érée comme une activ­ité dépassée, à sous-traiter aux pays émer­gents pour mieux se con­cen­tr­er sur les ser­vices à haute valeur ajoutée, il est devenu évi­dent qu’il ne pou­vait y avoir d’économie prospère sans indus­trie. D’abord parce qu’on ne peut con­cevoir longtemps des pro­duits que l’on ne fab­rique plus, mais aus­si parce que l’industrie est un fac­teur essen­tiel de cohé­sion sociale et ter­ri­to­ri­ale. Cohé­sion sociale, car l’industrie offre des salaires de tous niveaux (et en moyenne supérieurs à ceux des ser­vices). Il est pos­si­ble d’y pro­gress­er, d’y faire car­rière en amélio­rant ses qual­i­fi­ca­tions et en prenant plus de respon­s­abil­ités, tan­dis que les emplois des ser­vices sont plus sou­vent polar­isés entre des travaux très qual­i­fiés con­fort­able­ment payés, d’une part, et d’autre part des postes ne deman­dant pas beau­coup de for­ma­tion, payés au Smic, même s’ils sont sou­vent exigeants, présen­tant peu de per­spec­tives d’évolution. Cohé­sion ter­ri­to­ri­ale, car l’industrie est sou­vent située dans des villes moyennes ou à leur périphérie, tan­dis que les ser­vices haut de gamme ten­dent à se con­cen­tr­er dans les métrop­o­les. C’est pourquoi les pays qui ont lais­sé déclin­er leur indus­trie, comme les États-Unis, le Roy­aume-Uni (même l’ancienne Alle­magne de l’Est), ont lais­sé au bord du chemin de nom­breux tra­vailleurs et des ter­ri­toires sin­istrés. Cette cat­a­stro­phe a con­tribué aux votes en faveur de Trump ou du Brex­it, et chez nous en faveur des par­tis iso­la­tion­nistes, hos­tiles à l’intégration européenne.

La relance de l’industrie

La relance de l’industrie sur notre ter­ri­toire, que le rap­port Gal­lois appelait de ses vœux dès 2012, est donc dev­enue une pri­or­ité. Divers­es mesures gou­verne­men­tales et le dynamisme des indus­triels rassérénés ont per­mis d’enrayer le déclin. Depuis 2017 et jusqu’à la crise de la Covid, l’industrie se redévelop­pait sur notre ter­ri­toire, les ouver­tures de sites dépas­saient les fer­me­tures, l’emploi dans l’industrie pro­gres­sait. Bien sûr, les emplois et les sites créés aujourd’hui sont dif­férents de ceux per­dus hier. L’industrie qui renaît en France sert à assur­er le sou­tien matériel d’une offre de fonc­tion­nal­ités com­bi­nant pro­duits et ser­vices. Elle fab­rique et installe par exem­ple l’infrastructure et les équipements de l’industrie des télé­com­mu­ni­ca­tions, indis­pens­ables à la plu­part des ser­vices et au télé­tra­vail. Elle pro­duit les véhicules néces­saires à une mobil­ité inter­modale, qui ne sont pas sys­té­ma­tique­ment la pro­priété de leur con­duc­teur… La société hyper­indus­trielle qu’a décrite Pierre Veltz repose sur beau­coup d’industrie, mais une indus­trie qui con­somme et copro­duit beau­coup de ser­vices, pour autant que sépar­er les objets matériels des ser­vices aux­quels ils con­tribuent ou qui per­me­t­tent leur util­i­sa­tion ait encore un sens.

“Depuis 2017 l’industrie se redéveloppait
sur notre territoire.

L’industrie qui renaît en France est aus­si plus automa­tisée, plus pro­duc­tive, mobil­isant une main‑d’œuvre qual­i­fiée et per­me­t­tant de la pay­er à son prix. Les tâch­es répéti­tives ou pénibles y sont effec­tuées par des machines ou des robots, tan­dis que les humains qui pilo­tent la pro­duc­tion doivent dis­pos­er de plus d’autonomie pour réa­gir à des sit­u­a­tions inhab­ituelles ou les anticiper. Ils doivent com­pren­dre l’ensemble du proces­sus et jouent un rôle majeur dans sa déf­i­ni­tion et ses trans­for­ma­tions. De même que les pro­duits sont désor­mais conçus en étu­di­ant l’expérience de leur util­isa­teur, leur proces­sus de fab­ri­ca­tion doit désor­mais pren­dre en compte l’expérience du pro­duc­teur. Ce design du tra­vail® est encore large­ment en émer­gence. On se référ­era à cet égard avec prof­it à l’ouvrage : F. Pel­lerin et M.-L. Cahi­er Organ­i­sa­tion et com­pé­tences dans l’industrie du futur, vers un design du tra­vail ? La Fab­rique de l’in­dus­trie, Press­es des Mines, 2019.


La baisse des emplois, un phénomène complexe

L’industrie man­u­fac­turière regroupe aujourd’hui entre 350 et 400 mil­lions d’employés dans le monde. C’est peu au regard du total des emplois mon­di­aux. Depuis 2011, la Chine est dev­enue le pre­mier pro­duc­teur en vol­ume, mais en valeur ajoutée par tête elle reste loin der­rière la Suisse, pays le plus indus­tri­al­isé de la planète, et les grands pays développés. 

En France, l’emploi man­u­fac­turi­er a con­nu son point cul­mi­nant en 1956, durant les trente glo­rieuses. Depuis lors, il a forte­ment régressé, en rai­son de trois fac­teurs : le plus ‑impor­tant est celui des gains de pro­duc­tiv­ité inces­sants, liés à l’automatisation et à la ratio­nal­i­sa­tion des proces­sus ; le deux­ième est l’externalisation des nom­breuses activ­ités de ser­vices précédem­ment inté­grées dans le périmètre man­u­fac­turi­er (cet effet a été surtout sen­si­ble dans la décen­nie 1990) ; le troisième est celui des pertes de marché liées au com­merce inter­na­tion­al et aux déficits de compétitivité. 

Ce dernier fac­teur affecte notre bal­ance com­mer­ciale, dev­enue défici­taire pour les biens man­u­fac­turés depuis 2005. En 2008, l’industrie française comp­tait 3,1 mil­lions de salariés. La crise de 2008–2009 a dure­ment touché le secteur. Mais il faut soulign­er que les pertes d’emplois con­séc­u­tives à la crise résul­taient plus de l’arrêt des créa­tions nou­velles d’emplois que de l’accélération des destruc­tions. Il est essen­tiel aus­si de voir que l’érosion des emplois n’est pas un mou­ve­ment homogène de repli général. 

Entre 2007 et 2017, l’industrie a per­du 435 000 emplois, en sol­de glob­al. Énorme saignée. Mais, si l’on fait un zoom géo­graphique, on voit que durant cette même péri­ode 1 800 com­munes ont créé 180 000 emplois (d’après Lau­rent Davezies). 

Dans la crise, l’industrie se renou­velle. À par­tir de 2017, on note une embel­lie : un sol­de rede­venu glob­ale­ment posi­tif, plus d’ouverture d’usines que de fer­me­tures (d’après Tren­deo). Mal­heureuse­ment la Covid vient inter­rompre cette reprise…


Un autre rapport au territoire

L’industrie qui renaît explore aus­si des rap­ports dif­férents avec son ter­ri­toire. Après une péri­ode où des entre­pris­es oppor­tunistes se local­i­saient là où elles trou­vaient l’environnement le plus accueil­lant (infra­struc­tures, main‑d’œuvre qual­i­fiée et bon marché, prox­im­ité des marchés…), mais le quit­taient dès qu’elles trou­vaient mieux ailleurs, des entre­pris­es de plus en plus nom­breuses agis­sent pour dévelop­per les ressources de leur ter­ri­toire et favoris­er la con­struc­tion d’un écosys­tème fer­tile et offrant une bonne qual­ité de vie (voir l’ouvrage :
E. Bour­du, C. Dubois et O. Méri­aux L’Industrie jar­dinière du ter­ri­toire, com­ment les entre­pris­es s’engagent dans le développe­ment des com­pé­tences, La Fab­rique de l’industrie, Press­es des Mines, 2014). De telles entre­pris­es « jar­dinières du ter­ri­toire » peu­vent con­tribuer à la qual­ité de la for­ma­tion, notam­ment pro­fes­sion­nelle, à l’apprentissage, à l’insertion. Elles peu­vent mul­ti­pli­er les col­lab­o­ra­tions avec le tis­su de recherche local, se fournir locale­ment lorsque c’est pos­si­ble, faire béné­fici­er leurs four­nisseurs et sous-trai­tants de leurs savoir-faire organ­i­sa­tion­nels et tech­niques et les aider à « mon­ter en gamme ». Elles peu­vent ouvrir leurs portes pour être mieux con­nues et appré­ciées des habi­tants proches, sus­citer l’intérêt des jeunes trop sou­vent igno­rants de la réal­ité de leurs métiers. Leur dia­logue avec les par­ties prenantes dont les riverains rend leur présence plus accept­able, voire désirable.

“Une concurrence
entre écosystèmes territoriaux.”

Des dis­posi­tifs publics récents comme les « ter­ri­toires d’industrie » ou les « ter­ri­toires d’innovation de grande ambi­tion » ou plus anciens comme les « sys­tèmes de pro­duc­tion locaux » ou les « pôles de com­péti­tiv­ité » encour­a­gent les ini­tia­tives col­lec­tives, qui per­me­t­tent à un ter­ri­toire d’identifier et de saisir des oppor­tu­nités adap­tées à ses spé­ci­ficités, qu’il s’agisse de tir­er le meilleur par­ti de son posi­tion­nement exis­tant (l’électronique à Greno­ble, par exem­ple) ou de redé­ploy­er les com­pé­tences locales vers de nou­veaux débouchés ou de con­stru­ire de nou­velles ressources. Ain­si, naguère, les indus­triels de la région de Nogent ont décidé de s’appuyer sur leur savoir-faire d’usinage de pré­ci­sion et de traite­ment des matéri­aux pour se spé­cialis­er dans les bio­matéri­aux et les pro­thès­es médi­cales. Aujourd’hui 35 % des implants orthopédiques ven­dus sans le monde sont fab­riqués par une cinquan­taine d’entreprises du sud de la Cham­pagne. De leur côté, les sous-trai­tants de l’aéronautique de la région de Toulouse décou­vrent que leur savoir-faire en aéro­dy­namique et con­cep­tion de tur­bines peut per­me­t­tre de faire pro­gress­er les tech­nolo­gies des éner­gies éoliennes.


Industrie ou hyperindustrie ?

Une idée courante est que seri­ons entrés dans une époque postin­dus­trielle. Il est vrai que la chute de l’emploi indus­triel (et agri­cole) a fait bas­culer mas­sive­ment le salari­at du côté des ser­vices, glob­ale­ment moins pro­duc­tifs, moins rémunérés, moins con­sid­érés, plus atom­isés. La glob­al­i­sa­tion aidant, le cou­plage his­torique entre gains de pro­duc­tiv­ité et salaires s’est rompu, les class­es moyennes con­stru­ites autour des per­son­nes qual­i­fiées de l’industrie s’effritant et peinant à se renou­vel­er autour des salariés, plus pré­caires et moins organ­isés, des ser­vices. Cela dit, con­sid­ér­er que notre société est postin­dus­trielle, sous le pré­texte que les usines sont de plus en plus vides d’hommes, est à peu près aus­si per­ti­nent que de con­sid­ér­er que nous seri­ons entrés dans une société postélec­trique au motif qu’il n’y a plus grand monde dans les cen­trales ! En réal­ité, la fron­tière entre ser­vices, indus­trie et numérique est de moins en moins per­ti­nente. D’abord, si l’on prend une vue com­plète des chaînes de valeur de l’industrie, en comp­tant les ser­vices amont et aval à la fab­ri­ca­tion, on dou­ble grosso modo le vol­ume d’emplois. Ensuite le monde des ser­vices ne cesse de s’industrialiser, en adop­tant les normes du monde man­u­fac­turi­er. Enfin le com­merce inter­na­tion­al, longtemps cen­tré sur les biens man­u­fac­turés, fait une place crois­sante aux ser­vices. Et surtout les indus­triels adoptent de plus en plus des mod­èles d’affaires « ser­vi­ciels », en ven­dant des fonc­tion­nal­ités, des usages et non plus des objets. Ce pas­sage d’une économie des objets à une économie des usages con­stitue poten­tielle­ment une muta­tion essen­tielle, notam­ment sous l’angle écologique.


La leçon de la crise sanitaire

Plus récem­ment, la crise san­i­taire a mon­tré l’importance d’un ter­ri­toire pour la résilience d’un pays. Au-delà des stocks néces­saires pour affron­ter immé­di­ate­ment les urgences, des entre­pris­es ont su redé­ploy­er leur out­il de pro­duc­tion pour fab­ri­quer des équipements de pro­tec­tion ou des res­pi­ra­teurs. En revanche, notre dépen­dance à quelques four­nisseurs pour la fab­ri­ca­tion de principes act­ifs de médica­ments a con­duit à pré­par­er la local­i­sa­tion sur le ter­ri­toire européen de capac­ités de pro­duc­tion. La con­cur­rence entre entre­pris­es fait place main­tenant à une con­cur­rence entre écosys­tèmes ter­ri­to­ri­aux. L’industrie par­ticipe à l’harmonie et à la prospérité de son ter­ri­toire, se nour­rit de ses ressources et con­tribue à les développer.

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