Fermes de Figeac, un projet qui s'appuie sur un territoire

Quand des entreprenants réveillent les territoires

Dossier : TerritoiresMagazine N°760 Décembre 2020
Par Michel BERRY (63)

Face au recul de l’État, des « entre­prenants » se sai­sis­sent d’opportunités nou­velles pour lancer des pro­jets orig­in­aux. Pour appuy­er cette dynamique locale, il reste à inven­ter de nou­velles rela­tions entre le « haut » et le « bas », entre « Paris » et les « provinces ». Voici deux cas exemplaires.

L’État devenant pro­gres­sive­ment impé­cu­nieux et dis­tant, des ter­ri­toires s’organisent pour lancer des pro­jets, en recueil­lant des aides de l’État, des régions, des départe­ments ou de l’Europe. Adrien Zeller, prési­dent de la région Alsace, a ain­si pu dire en 2000 après avoir analysé l’évolution de sa région : « Il n’y a pas de ter­ri­toire sans avenir, il n’y a que des ter­ri­toires sans pro­jet. » Lancer un pro­jet pour le ter­ri­toire est une aven­ture entre­pre­neuri­ale d’un genre par­ti­c­uli­er puisque les por­teurs du pro­jet ne sont pas ani­més par la recherche du prof­it, mais par la quête d’un intérêt col­lec­tif. C’est ce que j’ai déjà appelé un entre­prenant dans La Jaune et la Rouge (n° 708). Deux exem­ples vont mon­tr­er l’originalité des ini­tia­tives qui peu­vent fleurir « du bas » avant de se deman­der ce que le « haut » peut en faire : Figeac et Les Mureaux.


REPÈRES

Pour la Révo­lu­tion française, l’État est le gar­di­en de l’intérêt général. La loi Le Chape­lier a ain­si sup­primé en 1791 les corps inter­mé­di­aires au prof­it du dia­logue direct entre le citoyen et l’État. En 1848, la devise de la République s’enrichit du terme de Fra­ter­nité, et appa­rais­sent à cette époque les sociétés de sol­i­dar­ité ou d’encouragement et les expéri­ences mutu­al­istes pour sup­pléer aux carences de l’État dans sa prise en charge des intérêts des citoyens. Pen­dant les trente glo­rieuses s’affirme le rôle de l’État prov­i­dence, puis appa­rais­sent les pre­mières lois de décen­tral­i­sa­tion pen­dant la prési­dence de François Mit­ter­rand. Le partage de la prise en charge de l’intérêt général s’accentue avec le rôle crois­sant des asso­ci­a­tions pour pren­dre en charge divers prob­lèmes comme l’exclusion, le mal-loge­ment, les échecs sco­laires, la soli­tude, etc. 


La longue patience des Fermes de Figeac

Aux con­fins du Lot et du Can­tal, le ter­ri­toire agri­cole de Figeac s’est dél­ité au fil des ans : isole­ment géo­graphique, développe­ment de fil­ières agro-indus­trielles au détri­ment des petites exploita­tions, départ des jeunes. Refu­sant le fatal­isme, des agricul­teurs créent la coopéra­tive Fer­mes de Figeac en 1985, qui demande quelques années plus tard à deux jeunes ingénieurs de l’aider à iden­ti­fi­er les ressorts du change­ment. L’étude mon­tre que les enfants d’agriculteurs aimeraient rester au pays et leurs par­ents les y garder, à con­di­tion qu’ils aient une qual­ité de vie décente. Elle note aus­si que les habi­tants s’identifiaient en creux comme n’étant ni du Can­tal ni du Lot, ce qui ne créait pas une forte iden­tité. Il a fal­lu vingt-cinq ans pour arriv­er à ce qu’ils dis­ent : « On est du pays de Figeac » et qu’ils se sen­tent des acteurs engagés.

Valoriser la production locale

Les ini­tia­tives se sont suc­cédé pour don­ner corps à cette idée de pays de Figeac. En 1995, des agricul­teurs pro­dui­saient du yaourt, d’autres de la saucisse fraîche ou autres spé­cial­ités fer­mières, et la coopéra­tive a ouvert un espace de pro­duits régionaux à Figeac. Il fait aujourd’hui un chiffre d’affaires de 3 mil­lions d’euros à Figeac et 6 mil­lions avec qua­tre mag­a­sins dans les envi­rons. Une fil­iale a été créée pour dévelop­per le con­cept d’espace de pro­duits régionaux. En 2000, lors de la crise de la vache folle, des agricul­teurs se ren­dent compte que, dans les rayons viande des grandes sur­faces, rien ne provient du ter­ri­toire. Ils poussent la coopéra­tive à créer sa pro­pre boucherie. Grâce au réflexe d’appro­priation des pro­duits du ter­ri­toire par les con­som­ma­teurs, elle emploie désor­mais onze bouch­ers, qu’elle a for­més elle-même en leur faisant pass­er des CAP. En 2003, elle craint la mon­tée de la méfi­ance envers le monde agri­cole : des asso­ci­a­tions se créent par exem­ple con­tre l’épandage du lisi­er qui trou­ble la tran­quil­lité des quartiers rési­den­tiels. Elle envoie alors son jour­nal à tous les élus et organ­ise une fête qui réu­nit chaque année 700 marcheurs se déplaçant de ferme en ferme, rit­uel qui con­tribue au vivre-ensemble.

“Il n’y a pas de territoire sans avenir,
il n’y a que des territoires sans projet.”

En 2008, les Fer­mes de Figeac s’interrogent sur leur avenir quand les coopéra­tives fusion­nent pour faire des économies d’échelle. Une prospec­tive col­lab­o­ra­tive aboutit à trois scé­nar­ios : Pris par le courant (l’agriculture reste fondée sur les fil­ières longues, le ter­ri­toire perd ses agricul­teurs, la coopéra­tive finit par être absorbée) ; Avis de tem­pête (l’agriculture subit une crise ali­men­taire puis écologique, le ter­ri­toire se réduit à une cam­pagne réser­voir d’espace de loisirs pour urbains, la coopéra­tive devient un prestataire de ser­vices ter­ri­to­ri­aux) ; Change­ment de cap (l’agriculture développe sa pro­duc­tion pour répon­dre aux besoins locaux et nationaux, le ter­ri­toire apporte une valeur ajoutée « verte » et la coopéra­tive met l’innovation au cœur de ses activ­ités en recru­tant les com­pé­tences néces­saires). C’est sur ce troisième scé­nario qu’elle tra­vaille depuis lors.

Le territoire comme source de valeur

Après des vis­ites à Fri­bourg, ter­ri­toire pio­nnier en ter­mes d’énergie renou­ve­lable, elle lance un pro­jet mutu­al­isé de con­struc­tion de sept hectares de toits pho­to­voltaïques sur 190 bâti­ments. Les agricul­teurs finan­cent à 20 % leur instal­la­tion, le reste étant emprun­té par la coopéra­tive et les roy­al­ties de la pro­duc­tion solaire ser­vant à rem­bours­er l’emprunt. La coopéra­tive reverse un tiers des béné­fices aux fon­da­teurs, met un deux­ième tiers en réserve et réin­vestit le reste au ser­vice du ter­ri­toire. En 2009, elle lance la con­struc­tion du pre­mier parc éolien et par­tic­i­patif du Lot. Elle sol­licite l’épargne locale et réu­nit 3,5 mil­lions d’euros. Ces éoli­ennes sont désor­mais aus­si celles des habi­tants. Elle tra­vaille sur des pro­jets de méthani­sa­tion et reprend la dernière sci­erie du ter­ri­toire. Elle crée, avec qua­tre entre­pris­es, une crèche de vingt berceaux. Une concierg­erie sol­idaire est expéri­men­tée. En 2015 elle crée, avec une dizaine de cofon­da­teurs, Fige­ac­teurs, PTCE (Pôle ter­ri­to­r­i­al de coopéra­tion économique) asso­ciant des entre­pris­es clas­siques, dont celles de l’aéronautique très dynamiques avant la crise de la Covid. Ce pôle réu­nit aujourd’hui 80 con­tribu­teurs et trois salariés, et les pro­jets s’enchaînent. La coopéra­tive con­naît une crois­sance de 5 % par an et s’inspire du mou­ve­ment des entre­pris­es libérées pour cass­er son organ­i­sa­tion afin de favoris­er l’innovation.

Une démarche jardinière avec des visées à long terme

La trans­po­si­tion de cette réus­site impres­sion­nante ne va pas de soi. Elle est ancrée dans le ter­ri­toire et ses répons­es ne sont pas trans­pos­ables telles quelles. Elle s’est aus­si dévelop­pée dans la longue durée. Dominique Olivi­er, son directeur, quand il est sol­lic­ité pour don­ner ses recettes, a pour habi­tude de répon­dre : « Avez-vous trente ans devant vous ? » C’est un cas exem­plaire de démarche jar­dinière, que j’oppose à la démarche de maçon. Le jar­dinier se soucie de faire grandir les plantes en les adap­tant aux con­di­tions locales et changeantes. Les évo­lu­tions dépen­dent des oppor­tu­nités qui se présen­tent et des pos­si­bil­ités de les faire prospér­er sur le moment : ici, la créa­tion d’une crèche ou d’un autopartage élec­trique ne pou­vait pas être imag­inée dix ans plus tôt, voire impens­able. Le maçon, lui, aime con­stru­ire selon des plans défi­nis. L’État aime les maçons qui s’exécutent fidèle­ment mais il est mal à l’aise avec les jar­diniers, sauf… dans un jardin à la française.

Naissance et mûrissement d’une idée folle aux Mureaux

Notre deux­ième exem­ple est très dif­férent. Jean-Marc Sémoulin, fon­da­teur d’une ressourcerie con­nue aux Mureaux pour sa capac­ité à remet­tre en emploi des publics qui en étaient très éloignés, est inter­pel­lé par le représen­tant du départe­ment lors d’une réu­nion de bilan de son action : « Cela ne vous gêne-t-il pas de ne servir à rien ? 30 per­son­nes par an, c’est peu par rap­port aux 150 nou­veaux chômeurs ! » C’est un élec­tro­choc car il lui est impos­si­ble de trans­former en usine à inser­tion l’accompagnement indivi­dualisé réservé à une trentaine. Un déclic lui vient plus tard : si des touristes venaient nom­breux aux Mureaux, cela créerait de l’emploi…

Le tourisme, aux Mureaux ? 

Mais quel tourisme aux Mureaux, ville de toutes les relé­ga­tions ? L’idée lui vient de s’inspirer du Puy-du-Fou qui a créé son attrac­tiv­ité autour de l’histoire de la Vendée. Les Mureaux sont une ville-monde : on y trou­ve 100 nation­al­ités d’origine. Com­ment faire en sorte que les touristes décou­vrent en un seul voy­age toutes les tra­di­tions du monde ? Il prend con­tact avec les habi­tants et les quartiers pour tester son pro­jet et aller à la recherche d’idées. Il ren­con­tre ain­si de jeunes adeptes du rodéo : « Vous n’allez pas pou­voir con­tin­uer votre petit jeu parce que Les Mureaux vont être envahis de touristes ! » Après l’inévitable quart d’heure d’hilarité quand il par­le de son pro­jet, l’imagination des jeunes se met en marche : il n’y a aucune rai­son de venir aux Mureaux… sauf pour goûter les plats des mamans. Jean-Marc Sémoulin décou­vre alors qu’une appli­ca­tion mobile organ­ise des repas chez l’habitant en réglant en ligne (pas besoin d’argent sur soi) et en éval­u­ant l’expérience client.

“La démarche jardinière s’oppose à la démarche de maçon.”

Avec 100 nation­al­ités, on peut faire décou­vrir les gas­tronomies et les cul­tures du monde entier. Un dirigeant de Sodexo est invité à dîn­er avec des con­vives par­mi lesquels il ne savait pas qu’il y avait d’anciens détenus. Char­mé par l’expérience, il la recom­mande au respon­s­able de la RSE de Renault, qui la con­seille au directeur de l’usine proche de Flins qui n’avait jamais tra­ver­sé Les Mureaux. Ce dernier s’aperçoit au cours du repas qu’il a lais­sé un ordi­na­teur sur sa ban­quette mais, à la fin de la soirée, sa voiture et son ordi­na­teur l’attendent, ce qui n’aurait pas été le cas à Paris. Les jeunes veil­lent à ce que l’expérience chez la maman soit réussie. Le bouche à oreille est lancé.

La fabrique de la fierté

La créa­tion du PTCE « Vivre Les Mureaux » (https ://lesmureaux.info) per­met de con­stituer une équipe d’animation et d’associer des parte­naires divers : la ville, la pré­fec­ture des Yve­lines, le départe­ment, Pôle emploi, le Grand Paris, AXA, HEC, etc. Plus de 250 idées sont col­lec­tées. Des Mau­ri­taniens, ouvri­ers chez Renault, sont d’anciens chame­liers : ils pour­raient pro­pos­er des prom­e­nades à dos de chameau avec décou­verte des tra­di­tions de la Mau­ri­tanie et de sa gas­tronomie. On pour­rait faire des tours d’immeuble les plus hauts murs d’escalade de la région parisi­enne, sous la respon­s­abil­ité d’anciens sher­pas tibé­tains qui par­leraient de leur pays et feraient goûter leur cui­sine. Le plus grand aéro­drome d’Europe est aux Mureaux. Ses adhérents, pour la plu­part des patrons parisiens, ont accep­té d’organiser des bap­têmes de l’air à 30 euros. Les jeunes en ressor­tent euphoriques, con­va­in­cus que leur ville est belle, et les pilotes délais­sent quelques préjugés. Avec l’aide de l’incubateur La Ruche Fac­to­ry sont accueil­lis des por­teurs de pro­jet, la ville pro­posant un écosys­tème de tes­teurs sus­cep­ti­ble de faciliter leur lancement.

Un nouveau vivre-ensemble

Tous les mois, une ren­con­tre fait le point sur les ini­tia­tives en cours et des habi­tants peu­vent y présen­ter un pro­jet en trois min­utes. Des Journées du vivre-ensem­ble réu­nis­sent péri­odique­ment 650 per­son­nes pen­dant dix heures dans une salle des fêtes, y com­pris des com­mu­nautés qui s’ignorent en temps nor­mal : Maro­cains et Sahraouis, élus de droite et de gauche, imams et prêtres. En trois ans, la ville a sus­cité plus de 580 arti­cles dans la presse locale et nationale. Jean-Marc Sémoulin pré­cise : « Hier, quand nous voyions des poubelles débor­der, nous pes­tions con­tre la mairie. Aujourd’hui, nous ramas­sons les détri­tus pour don­ner aux touristes une belle image de la ville. Cette dynamique est con­tagieuse et le taux d’incivilités a con­sid­érable­ment bais­sé. BFM Paris nous a con­sacré un mag­nifique reportage, rela­tant un bap­tême de l’air et un repas chez l’habitant. La jour­nal­iste avait les larmes aux yeux : elle s’était décou­vert une deux­ième maman aux Mureaux. » Les pro­jets s’enchaînent et le « jar­dinier » Jean-Marc Sémoulin les aide à prospérer.

Repenser les relations entre « le haut » et « le bas »

De nom­breuses ini­tia­tives de ce type ger­ment ain­si, avec une grande diver­sité selon le con­texte et leurs ani­ma­teurs. Elles ont pour­tant besoin de l’aide du « haut », pour des ques­tions de finance­ment ou pour s’affranchir de règles admin­is­tra­tives, et aus­si d’une recon­nais­sance pour attir­er des tal­ents et des pro­jets. Mais, pour met­tre en valeur des sin­gu­lar­ités, l’État est sou­vent embar­rassé par ses impérat­ifs d’égalité. De leur côté, les médias nationaux hési­tent à val­oris­er de belles his­toires : celles-ci ne sont guère repro­ductibles et ils ne savent pas en tir­er les enseigne­ments généraux qu’on aime échang­er à Paris. Cela explique d’ailleurs que la presse régionale, friande de suc­cès locaux, soit d’une tonal­ité plus opti­miste que les médias nationaux. Soutenir les entre­prenants des ter­ri­toires sup­pose donc de repenser les rela­tions entre le haut et le bas au sein même de l’État, et de faire en sorte que « Paris » se gar­garise moins d’idées générales et de macroé­conomie, qui ne per­me­t­tent pas de bien saisir les inno­va­tions qui ger­ment dans les « provinces ». Vaste programme.


Ressources

> Michel Berry, « Soutenir la France qui entre­prend », La Jaune et la Rouge n° 708, octo­bre 2015 ; 

> Michel Berry, « Fer­mes de Figeac, un cas de réveil des ter­ri­toires à méditer », The con­ver­sa­tion (https ://theconversation.com/fermes-de-figeac-un-cas-de-reveil-des-territoires-a-mediter-109747) ;

> Michel Berry, « Un man­ag­er de l’extrême à 40 km de Paris, le pari du plein emploi aux Mureaux par le tourisme », The Con­ver­sa­tion (https ://theconversation.com/un-manager-de-lextreme-a-40-km-de-paris-le-pari-du-plein-emploi-aux-mureaux-par-le-tourisme-103278) ;

> Jean-Bap­tiste Avril­li­er, « L’État bot­tom-up », École de Paris du ‑man­age­ment, octo­bre 2017, https ://www.ecole.org/fr/seance/1254-l-etat-bottom-up.

Poster un commentaire