aménagement du territoire

Faut-il réinventer l’aménagement du territoire ?

Dossier : TerritoiresMagazine N°760 Décembre 2020
Par Pierre VELTZ (64)

L’équipement et l’aménagement du ter­ri­toire ont longtemps été mobil­isés pour de grands pro­jets au ser­vice de notre ray­on­nement inter­na­tion­al, sous l’impulsion de l’État. Aujourd’hui, le développe­ment des ter­ri­toires est pen­sé presque exclu­sive­ment comme une affir­ma­tion du local, face à une cer­taine impuis­sance de l’État. Cette affir­ma­tion est sou­vent très créa­tive et elle con­traste heureuse­ment avec la morosité con­statée au niveau nation­al. Mais son hori­zon reste borné à des pro­jets d’envergure lim­itée. Le temps des grands pro­jets ter­ri­to­ri­aux est-il défini­tive­ment der­rière nous ?

Les tra­jec­toires économiques et ter­ri­to­ri­ales sont intime­ment mêlées. Dis­tin­guons trois grands moments dans ce cou­plage. Le pre­mier est celui des trente glo­rieuses, ces trois décen­nies qui ont remod­elé en pro­fondeur notre pays et qui con­stituent encore la matrice de notre présent. La recon­struc­tion des villes, la mod­erni­sa­tion des modes de vie (auto­mo­bile, équipement ménag­er, etc.) et le développe­ment de nou­velles infra­struc­tures tech­nologiques (défense, énergie, télé­com­mu­ni­ca­tions) ont tiré la crois­sance, iné­galée depuis lors. La mosaïque d’économies locales spé­cial­isées qui était celle de la France anci­enne a été lam­inée dans un proces­sus d’intégration à l’échelle nationale, sous l’égide de l’État et des grands groupes nationaux en formation.


REPÈRES

La poli­tique d’aménagement du ter­ri­toire inven­tée dans les années 1960, qui avait pour objec­tif pre­mier de lim­iter la crois­sance parisi­enne, a réus­si en ce sens que celle-ci a été forte­ment freinée. La région cap­i­tale s’est désin­dus­tri­al­isée. Mais le para­doxe est que, simul­tané­ment, Paris est devenu le véri­ta­ble cœur de l’industrie nationale et d’un ter­ri­toire économique bien plus inté­gré que celui de l’Allemagne ou de l’Italie.


Pour la pre­mière fois de son his­toire, le ter­ri­toire français est devenu une économie inté­grée. Seuls ont sub­sisté quelques sys­tèmes pro­duc­tifs locaux, comme le décol­letage dans la val­lée de l’Arve. Les indus­tries nou­velles, sou­vent parisi­ennes, ont déplacé leurs usines pour aller à la ren­con­tre de la main‑d’œuvre libérée par les gains de pro­duc­tiv­ité dans l’agriculture, mul­ti­pli­ant les sites dans les villes moyennes et les cam­pagnes de la moitié nord de la France. Mais les activ­ités de con­cep­tion et de direc­tion sont restées con­cen­trées dans les grandes villes et surtout à Paris. Durant toute cette péri­ode, l’État cen­tral est directe­ment à la manœu­vre et pilote de grands pro­jets comme la sidérurgie sur l’eau (Fos et Dunkerque), l’équipement énergé­tique, la recon­ver­sion des bassins char­bon­niers. L’État ori­ente directe­ment la géo­gra­phie des secteurs en crois­sance (auto­mo­bile au sec­ours des bassins miniers, télé­phonie en Bre­tagne, etc.).

Un nouveau paradigme dans les années 80

À par­tir des années 1980, une nou­velle étape s’ouvre. Les groupes nationaux choi­sis­sent de s’internationaliser vigoureuse­ment, et l’industrie cesse de créer des emplois en France. L’État se voit ain­si retir­er le levi­er prin­ci­pal de sa géo­gra­phie volon­taire, car les emplois ter­ti­aires qui pren­nent le relai de la crois­sance sont beau­coup plus dif­fus et moins « manip­u­la­bles » que ceux des groupes indus­triels. Par­al­lèle­ment, la décen­tral­i­sa­tion poli­tique engagée dès le début du pre­mier septen­nat de François Mit­ter­rand change pro­fondé­ment la donne institutionnelle.

“Le cœur des projets bascule clairement
du côté des enjeux écologiques.”

Un nou­veau par­a­digme émerge alors, qu’on peut qual­i­fi­er de développe­ment local. L’idée est que la créa­tion d’emplois (objec­tif pre­mier des élus) ne peut pas être entière­ment exogène. Il faut compter sur les forces pro­pres du ter­ri­toire. Celui-ci devient ain­si un agent act­if et pas seule­ment un lieu d’application de poli­tiques venues du niveau éta­tique. Les ter­ri­toires locaux, à divers­es échelles, sont repen­sés non plus comme des stocks de ressources génériques, mais comme les matri­ces d’un développe­ment fondé sur des ressources spé­ci­fiques : com­pé­tences locales accu­mulées, mais aus­si fac­teurs plus sub­tils comme les poten­tiels de con­fi­ance entre acteurs ou les capac­ités coopéra­tives des sociétés locales (tout ce qu’on pour­rait appel­er, d’un terme un peu trop vague, le « cap­i­tal social local »).

Dans cette vision, les ter­ri­toires locaux, loin d’être dis­qual­i­fiés par la mon­di­al­i­sa­tion, jouent au con­traire un rôle essen­tiel comme base d’appui pour les straté­gies gag­nantes, en ce qu’ils four­nissent des ressources rela­tion­nelles essen­tielles dans le con­texte ouvert et incer­tain de la glob­al­i­sa­tion. Les grandes villes, de leur côté, se con­sid­èrent pro­gres­sive­ment comme des acteurs capa­bles de jouer leur pro­pre jeu à l’international (l’exemple le plus net étant ici celui de Lyon).

Vers un néolocalisme ?

Ce mod­èle du développe­ment local reste per­ti­nent, à mon sens, et bien des exem­ples français et étrangers mon­trent que les ter­ri­toires qui s’appuient sur un fort cap­i­tal social et cul­turel sont ceux qui s’en sor­tent le mieux. La nou­velle vague d’affirmation ter­ri­to­ri­ale à laque­lle nous assis­tons aujourd’hui s’inscrit en par­tie dans la con­ti­nu­ité de ce par­a­digme. Mais elle s’en écarte aus­si par de mul­ti­ples aspects, et c’est pourquoi on peut par­ler d’une troisième étape. Lorsqu’on observe la flo­rai­son actuelle d’innovations locales, on voit d’abord que, si la créa­tion d’activités et d’emplois reste un enjeu fort, le cœur des pro­jets bas­cule claire­ment du côté des enjeux écologiques. Cir­cuits courts de toute nature, économie cir­cu­laire, ali­men­ta­tion de qual­ité et de prox­im­ité, val­ori­sa­tion pat­ri­mo­ni­ale, recherche d’autonomie voire d’autosuffisance : tels sont les thèmes dominants.

“La question du vivant devient centrale
dans l’aménagement territorial.”

La ques­tion du vivant devient cen­trale, alors qu’elle n’était guère, dans l’aménagement ter­ri­to­r­i­al à l’ancienne, qu’une sorte de décor pas­sif. Les acteurs de ce renou­veau ter­ri­to­r­i­al vien­nent surtout de la société dite civile : asso­ci­a­tions, entre­pre­neurs (soci­aux ou non), pro­fes­sion­nels, jeunes diplômés. Le monde poli­tique local est sou­vent pris de court et ne sait pas tou­jours com­ment inté­gr­er ces nou­veaux acteurs, qui pro­fessent volon­tiers leur défi­ance à l’égard des insti­tu­tions. Même lorsque les élus pren­nent le lead­er­ship, la dimen­sion supralo­cale reste au sec­ond plan. Les pro­jets se sont référés à des enjeux globaux (le cli­mat, la bio­di­ver­sité, la planète), plus que nationaux ou européens. La prox­im­ité tend à devenir une valeur en soi, et non plus un atout pour par­tir à la con­quête du monde, comme dans le sché­ma du développe­ment local.

Cette exal­ta­tion du local mérite évidem­ment d’être inter­rogée de manière cri­tique. Elle tan­gente par­fois les idéolo­gies du repli. Mais, face à ce que beau­coup con­sid­èrent comme un immo­bil­isme de l’État et des struc­tures nationales, elle ali­mente une vraie énergie du change­ment. Agis­sons petit, mais agis­sons : tel est le mot d’ordre. Cette vision tire aus­si sa force de sa con­gru­ence avec une muta­tion plus glob­ale des valeurs, notam­ment dans les jeunes généra­tions : recherche de l’autonomie, du con­trôle de sa tra­jec­toire de vie, dev­enue la valeur car­di­nale, avant la recherche de sécu­rité ; recherche du sens à don­ner à l’activité pro­fes­sion­nelle et au par­cours de vie en général ; volon­té de maîtris­er les pro­duits de son activ­ité, amenant à une préférence pour l’activité de courte portée, éventuelle­ment mod­este, mais vis­i­ble et tan­gi­ble, par rap­port à celle qui est insérée dans de longues chaînes bureau­cra­tiques ou pro­duc­tives dev­enues abstraites.

Aménagement du territoire : conception d'une route

Un peu de géographie : la montée des métropoles…

Une vision très répan­due au cours des années récentes a été celle d’une France coupée en deux. Il y aurait d’un côté les métrop­o­les, grandes gag­nantes de la mon­di­al­i­sa­tion, et de l’autre les ter­ri­toires en déshérence, oubliés, voire aban­don­nés : ceux des petites villes, du monde rur­al, des périphéries. La crise des Gilets jaunes a sou­vent été inter­prétée comme une révolte de cette France périphérique con­tre la France des élites retranchées dans les grandes villes. Mais cette vision est sim­pliste, et même franche­ment fausse par divers aspects.

“La vision d’une France
coupée en deux est fausse.”

La « métrop­o­li­sa­tion », certes, est une réal­ité incon­testable. Dans la décen­nie 1980, la région parisi­enne a con­cen­tré une très large par­tie de la crois­sance en emplois, notam­ment parce qu’elle a prof­ité directe­ment de l’internationalisation en cours de l’économie. Mais le sché­ma mono­cen­trique que l’on pou­vait crain­dre ne s’est pas réalisé.

Prof­i­tant d’un rap­port entre qual­ité et coût de la vie bien plus favor­able qu’en région parisi­enne, de l’effet TGV et de la dynamique de la décen­tral­i­sa­tion, un groupe de grandes villes régionales a con­nu une crois­sance soutenue. Le sol­de migra­toire entre la cap­i­tale et le reste du pays, très posi­tif pour les 18–25 ans, s’est ren­ver­sé pour les âges ultérieurs, au prof­it des régions et des villes plus attrac­tives, surtout vers l’ouest et le sud du pays.

Sur la carte s’est dess­inée une sorte de grand U de la crois­sance : de Rennes à Lyon, en pas­sant par Nantes, Bor­deaux, Toulouse, Mont­pel­li­er. Après 2008, ces villes ont cap­té une part con­sid­érable des sol­des posi­tifs d’emplois. Le cal­cul des PIB est dis­cutable, mais donne des ordres de grandeur : l’Île-de-France représente désor­mais un tiers du PIB nation­al, les dix prin­ci­pales villes de province un cinquième ; les villes moyennes et petites et les zones rurales représen­tent la moitié restante.

… ne justifie pas la thèse de la France duale

Ces con­stats, toute­fois, ne jus­ti­fient nulle­ment la thèse de la France coupée en deux.

D’abord, toutes les métrop­o­les ne con­nais­sent pas le dynamisme de celles qu’on a citées.

Deux­ième­ment, de nom­breuses villes moyennes affichent, en ter­mes relat­ifs, des per­for­mances supérieures (Vit­ré, Figeac, Mol­sheim, et beau­coup d’autres).

Troisième­ment, en valeur absolue, la grande majorité des pau­vres vit dans les métrop­o­les, et non dans les zones peu denses.

Enfin le revenu médi­an des zones peu dens­es est égal ou légère­ment supérieur à celui des métrop­o­les. Les iné­gal­ités entre grands ter­ri­toires, régions ou départe­ments, qui étaient très fortes dans la France des trente glo­rieuses, sont désor­mais lis­sées : les iné­gal­ités fortes sont surtout locales.

Certes, il y a en France de grands ter­ri­toires con­ti­nus qui sont glob­ale­ment en perte de vitesse, surtout dans le Nord et l’Est, qui subis­sent la dou­ble peine du manque d’attractivité cli­ma­tique et de la désin­dus­tri­al­i­sa­tion. Mais la réal­ité dom­i­nante de la France non mét­ro­pol­i­taine est celle d’un éton­nant patch­work, où des ter­ri­toires très act­ifs côtoient des zones en déprise, sans que l’on puisse assign­er à ces con­trastes des expli­ca­tions économiques ou géo­graphiques claires.

Sur le fond d’une France désor­mais très homogène en ter­mes de ressources col­lec­tives (infra­struc­tures, équipements publics) et où les flux de redis­tri­b­u­tion intert­er­ri­to­ri­aux sont mas­sifs (voir l’article de Lau­rent Dav­ezies), c’est la capac­ité entre­pre­neuri­ale, sou­vent enrac­inée dans l’histoire, qui fait la différence.


La métropole-réseau française, atout majeur

La Chine a décidé d’organiser son réseau urbain en grappes reliant par TGV ses prin­ci­pales méga­lopoles avec des villes mil­lion­naires proches, afin d’éviter la sat­u­ra­tion des pre­mières, tout en béné­fi­ciant d’effets d’agglomération élar­gis. La France, qui a la même pop­u­la­tion que le delta de la riv­ière des Per­les (Hong Kong, Shen­zhen, Guang­dong), dis­pose déjà d’un tel réseau, avec Paris et les grandes villes régionales, presque toutes à moins de trois heures de TGV.
De fait, ce réseau crée pro­gres­sive­ment une sorte de métro­pole dis­tribuée unique, per­me­t­tant l’accès dans la journée à une part con­sid­érable des ressources du pays, quel que soit le point de départ. C’est une con­fig­u­ra­tion extra­or­di­naire, un atout majeur pour le pays, qui devrait être davan­tage valorisé.


Réinventer l’aménagement du territoire ?

En sep­tem­bre 2020, 65 % des Français pensent que la France doit davan­tage se pro­téger du monde d’aujourd’hui. Ce taux est le plus élevé enreg­istré depuis des années. Dans ce con­texte, le retour des ter­ri­toires et le néolo­cal­isme sont ambiva­lents. D’un côté, la créa­tiv­ité et l’intelligence col­lec­tive qui trans­for­ment nos ter­ri­toires sont ras­sur­antes, de même que le pas­sage d’un amé­nage­ment frontal et sou­vent bru­tal à un ménage­ment plus sub­til des ressources. Mais la muta­tion écologique ne pour­ra pas être portée par la seule addi­tion de mesures locales comme celles qui sont aujourd’hui prônées. Et la somme des amé­nage­ments ter­ri­to­ri­aux ne fait pas un amé­nage­ment du ter­ri­toire, pris globalement. 

Quelle vision glob­ale avons-nous aujourd’hui de la logis­tique ou de la ges­tion des déchets, par exem­ple ? Des pro­jets plus ambitieux sont néces­saires, qui ne pour­ront être portés qu’à l’échelle nationale et européenne. Quant à l’affirmation géopoli­tique de notre con­ti­nent, face à l’Asie et à l’Amérique – pour défendre nos valeurs, assur­er notre indépen­dance et peser sur les choix mon­di­aux essen­tiels – elle sem­ble désor­mais totale­ment décou­plée de notre poli­tique territoriale.

“La somme des aménagements territoriaux
ne fait pas un aménagement du territoire.”

On compte sur les doigts de la main les pro­jets ter­ri­to­ri­aux, comme celui de Saclay ou du Grand Paris, qui ont une ambi­tion inter­na­tionale forte. Les Pays-Bas con­tin­u­ent à gér­er leur ter­ri­toire comme un atout cen­tral de leur posi­tion dans le monde. Le Roy­aume-Uni envis­age des pro­jets éoliens en mer vrai­ment novateurs. 

Sans rêver d’un retour au col­ber­tisme amé­nag­iste d’antan, les exem­ples ne man­quent pas, pour­tant, de domaines où des pro­jets nationaux et européens seraient bien­venus. Prenons-en un seul, pour illus­tr­er le pro­pos : celui des trans­ports urbains. Une part très impor­tante des émis­sions car­bonées vient des déplace­ments périphériques des plus grandes aggloméra­tions. Ni Lyon, ni Aix-Mar­seille, ni Toulouse, ni l’ensemble Lille-Bassin minier ne dis­posent aujourd’hui d’un réseau de type RER, et l’insuffisance de l’offre est la lim­ite prin­ci­pale de la décar­bon­a­tion. Ne serait-ce pas le moment de lancer quelques pro­jets de ce type, en assumant l’entorse à l’égalité du saupoudrage ? 

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