Territoires : le port du Havre

Les ports français : enjeux cruciaux de l’après-Covid

Dossier : TerritoiresMagazine N°760 Décembre 2020
Par Baptiste MAURAND

La France, con­traire­ment à ses voisins, porte une atten­tion lim­itée à ses ports, qui jouent pour­tant un rôle majeur dans son économie. Le sujet est suff­isam­ment impor­tant pour que La Jaune et la Rouge ait pro­gram­mé pour le print­emps prochain un dossier à leur sujet. Abor­dons déjà celui-ci sous l’angle du territoire !

Pour le pays qui pos­sède la deux­ième façade mar­itime mon­di­ale, les ports sont un atout et un enjeu essen­tiels, pas tou­jours perçus à leur juste hau­teur dans une cul­ture nationale à dom­i­nante très ter­ri­enne. Le Havre, Mar­seille, Dunkerque, Brest, Nantes-Saint-Nazaire, Rouen et bien d’autres, sans compter les ports d’outre-mer : nos ports sont à la fois des ter­ri­toires pro­duc­tifs majeurs et les piv­ots de notre posi­tion géopoli­tique, dans une mon­di­al­i­sa­tion où 90 % des tonnes-kilo­mètres échangés le sont par la mer. Ils nous ouvrent les con­nex­ions vitales vers le Far East, l’Inde et les Amériques, pour ne par­ler que des plus stratégiques. Sans import, quid de l’approvisionnement du pays en temps de crise ? Sans porte de sor­tie pour les pro­duits de nos usines, quels débouchés pour nos entre­pris­es ? Ren­forcer ces portes d’entrée et de sor­tie français­es est donc plus que jamais une pri­or­ité post-Covid.

Une bonne tenue à la crise ?

On aura peu relevé la très bonne tenue des ports français en ces temps de crise. Notre sys­tème nation­al de san­té s’est mon­tré robuste, comme nos grands ser­vices publics. Les clients des ports ont appré­cié aus­si le sérieux mis dans les mesures bar­rières et la cohé­sion des chaînes logis­tiques. Nous tra­ver­sons la crise sans mon­tée en sur­chauffe sociale.

Les tra­vailleurs por­tu­aires met­tent un point d’honneur à tenir bon pour l’approvisionnement du pays et les patrons sont atten­tifs au sérieux des mesures pris­es. En rai­son du tro­pisme plutôt égal­i­taire de l’aménagement région­al dans notre his­toire, mais aus­si de par l’évidence de la géo­gra­phie européenne, nous ne béné­fi­cions pas d’un port mastodonte comme Rot­ter­dam, véri­ta­ble loco­mo­tive logis­tique du cœur de l’Europe mon­di­al­isée. Notre pays doit donc tir­er son épin­gle du jeu à par­tir des com­plé­men­tar­ités dans ses réseaux por­tu­aires et logis­tiques. Il doit impéra­tive­ment miser sur la qual­ité du service.

“Nos ports sont à la fois des territoires productifs majeurs et les pivots de notre position géopolitique.”

L’ère qui s’ouvre d’après-Covid offre à cet égard des chances, si nous savons nous en saisir par un effort col­lec­tif et stratégique, guidé par l’État, en rela­tion avec les ter­ri­toires. Mais elle présente aus­si des risques de mar­gin­al­i­sa­tion, si on laisse le seul marché mon­di­al guider la des­tinée de nos ports.

Les ports français tirent leurs revenus des droits de port navires et des rede­vances doma­niales. La stratégie de recon­quête doma­niale est engagée depuis cinq à dix ans mais ne portera ses fruits que dans le long terme. De ce fait, avec la baisse du nom­bre d’escales, le chiffre d’affaires des ports baisse de l’ordre de 25 à 30 % en 2020. La capac­ité à inve­stir se con­tracte d’autant. La fragilité des mod­èles économiques des autorités por­tu­aires, sou­vent niée par leurs util­isa­teurs eux-mêmes, est ain­si mise au grand jour. La clarté et l’allègement de l’environnement fis­cal des ter­rains por­tu­aires sont la réforme numéro un à laque­lle les ports français aspirent : il est un préal­able pour per­me­t­tre l’action de recon­quête. La Covid-19 va accélér­er les transitions.

Les évolutions du marché de l’énergie

Du côté des raf­finer­ies, l’effet con­jonc­turel de la crise a été par­ti­c­ulière­ment sen­si­ble : la con­som­ma­tion à la pompe a dras­tique­ment chuté pen­dant le con­fine­ment, engen­drant un trou d’air rad­i­cal (- 90 % sur l’import de pét­role brut par exem­ple), même s’il revient à la nor­male depuis l’été et reprend une tra­jec­toire plus con­forme au rythme de la tran­si­tion énergé­tique ; quant au kérosène, qui tran­site essen­tielle­ment par les cuves de la Val­lée de la Seine par pipe-line jusqu’à Rois­sy et Orly, son flux met­tra plusieurs années à repren­dre, selon les prévi­sions du secteur aérien. La crise aura en revanche con­tribué à accélér­er la tran­si­tion struc­turelle de ces pro­duc­teurs d’énergies fos­siles. La posi­tion de nos ports est réglée sur celle des grands groupes qui ont vu leurs sché­mas bous­culés et qui changent pro­gres­sive­ment de cap.

Dans le secteur mar­itime, l’armateur CMA CGM veut incar­n­er la pointe de la tran­si­tion vers un trans­port plus durable. Le groupe vient de livr­er le pre­mier porte-con­teneur géant qui fonc­tionne à 100 % au GNL, le Jacques Saadé. Même s’il avait entamé sa mue plusieurs mois avant la crise san­i­taire, le groupe de Rodolphe Saadé accélère et assume son statut de leader d’opinion. Voir un groupe français aus­si impor­tant pren­dre des ori­en­ta­tions aus­si claires est une chance que le pays doit saisir.

Le Jacques Saadé, premier porte-conteneur qui fonctionne au GNL
Chantier du Jacques Saadé, pre­mier porte-con­teneur géant qui fonc­tionne à 100 % au GNL.

Côté énergéti­ciens, les ports subis­sent en pre­mière ligne la fer­me­ture en 2022 des qua­tre dernières cen­trales à char­bon du pays. Ce sont des trafics ances­traux qui décli­nent, des emplois qui s’en vont et des recettes qui dis­parais­sent. Pour être au dia­pa­son des ori­en­ta­tions nou­velles, il faut anticiper et innover : Le Havre par exem­ple accueillera dès avril 2021 une usine de pro­duc­tion de nacelles et de pales d’éoliennes off­shore du groupe n° 1 mon­di­al, Siemens Game­sa. Le relai de crois­sance est là, il faut le ren­dre com­pat­i­ble avec une vision de long terme et une évo­lu­tion des métiers comme des savoir-faire locaux. L’hydrogène est l’une des prin­ci­pales sources futures d’approvisionnement. La Val­lée de la Seine accueillera des unités de pro­duc­tion d’hydrogène vert, notam­ment celle du groupe H2V à Port-Jérôme, en lien avec les besoins d’Exxon.

Les grands sché­mas pétroliers, sou­vent con­stru­its autour des ports, fruits d’une plan­i­fi­ca­tion d’État dans les années 1930, doivent être reques­tion­nés. Nous sommes sans doute à l’aube d’une révo­lu­tion sim­i­laire à celle des années 1930. Un plan nation­al hydrogène, déjà annon­cé mais pas encore ter­ri­to­ri­al­isé, est plus que jamais néces­saire pour unir nos forces, les ori­en­ter vers les bons sites et dans le bon rythme.

Des cartes de la compétition portuaire rebattues

Les fon­da­men­taux his­toriques de la com­péti­tion por­tu­aire pour­raient bien devenir obsolètes. D’un monde tiré par l’offre et les flux, où le tran­sit time et le coût sont les déter­mi­nants essen­tiels des groupes mon­di­al­isés pour choisir leur port d’attache européen (déci­sion sou­vent prise depuis l’Asie où nos ports sont vus de très loin… comme des points sur des cartes), on va entr­er dans un monde struc­turé par la respon­s­abil­ité sociale et envi­ron­nemen­tale de l’industriel et du consommateur. 

Des chargeurs l’ont déjà décidé, à l’instar de Cémoi qui annonce trans­porter ses futures pro­duc­tions de cacao par des car­gos à voile de l’entreprise française TOWT vers Le Havre. Pour la pre­mière fois, des chargeurs imposent le rythme de trans­for­ma­tion des chaînes logis­tiques, parce que les con­som­ma­teurs exi­gent de savoir com­ment leur pro­duit est fab­riqué et importé. D’autres grands groupes, par exem­ple dans le secteur des cos­mé­tiques, écrivent leurs appels d’offres pour l’export en deman­dant avant tout une poli­tique envi­ron­nemen­tale ambitieuse.

Lancer un appel massif au Choose France.

Dans les secteurs où le pou­voir d’achat est grand, ce qui est le cas des con­som­ma­teurs asi­a­tiques des pro­duits de luxe, vins et spir­itueux notam­ment, la dif­férence se fera sur l’éthique du pro­duit et plus seule­ment sur son prix ou sa mar­que. Et, si l’on veut que ces fil­ières d’excellence restent com­péti­tives à l’export, les ports français doivent pro­pos­er des solu­tions fer­rovi­aires et flu­viales, avoir des engins de manu­ten­tion hybrides, per­me­t­tre aux bateaux de se branch­er à quai pour une escale « zéro fumée » et offrir des solu­tions douanières 100 % dig­i­tal­isées. Pour réus­sir sa stratégie mar­itime et por­tu­aire, le gou­verne­ment doit mon­tr­er la voie en lançant un appel mas­sif au Choose France auprès de tous les décideurs français et internationaux.

Dans le secteur por­tu­aire et mar­itime, la mas­si­fi­ca­tion a été l’alliée majeure de la mon­di­al­i­sa­tion et, de ce fait, les grands ports mon­di­aux et européens ont tiré leur épin­gle du jeu ces deux dernières décen­nies, à mesure que les navires triplaient de vol­ume. Mais ces grands ports mon­di­aux dont font par­tie Le Havre et Mar­seille ne jouent plus seule­ment la course au gigan­tisme : ils inscrivent leur feuille de route dans la tran­si­tion numérique et énergétique.

Ce new deal français doit se con­stru­ire avant tout entre les ports et leurs util­isa­teurs pre­miers, à savoir les grands chargeurs nationaux. Seules les entre­pris­es, grandes, petites, moyennes, qui impor­tent et expor­tent, pour­ront vrai­ment avoir une influ­ence sur les choix qui seront faits pour le futur. De même que ce sont les con­som­ma­teurs qui in fine ont le pou­voir de chang­er les choses par leurs choix, les chargeurs ont la respon­s­abil­ité d’orienter les flux sur les chaînes d’approvisionnement les plus vertueuses. Les ports français se pré­par­ent tous à enten­dre les souhaits de ces chargeurs. Un deal gag­nant-gag­nant est pos­si­ble : utilisez les ports français, nous sommes prêts à répon­dre à vos attentes, à écouter vos cri­tiques et à y remédier.

Une politique publique à impulser

L’effort de respon­s­abil­ité doit se ressen­tir pleine­ment dans les déci­sions poli­tiques qui accom­pa­g­nent ces muta­tions por­tu­aires. Par exem­ple, les flux de con­teneurs de et vers Paris doivent pren­dre le mode flu­vial en pri­or­ité, quitte à ce que soit assumée une ori­en­ta­tion coerci­tive comme la restric­tion des poids lourds dans l’espace fran­cilien. Cela passe aus­si par la con­clu­sion du « plan Mar­shall » pour le fret fer­rovi­aire, avec des aides pour boost­er la créa­tion de ser­vices nou­veaux, l’implantation des plate­formes mul­ti­modales au plus près des bassins de pro­duc­tion et de consommation.

“Les ports portent une vision d’ensemblier sur leurs territoires.”

Enfin, il faut s’appuyer davan­tage sur nos ports pour aller vers l’industrie du futur. Ser­vant la cause de l’industrie française, les ports sont prêts à se met­tre au ser­vice des ambi­tions de mod­erni­sa­tion des entre­pris­es. Les autorités por­tu­aires peu­vent porter une vision d’ensemblier sur leurs ter­ri­toires. Mais celle-ci ne sera légitime que si l’on accorde un haut niveau stratégique à cette prob­lé­ma­tique et si elle est com­mandée et ordon­née par le gou­verne­ment. Les ports pour­raient ain­si fig­ur­er par­mi les fers de lance de la réin­dus­tri­al­i­sa­tion pour nom­bre d’activités dont la crise nous aura révélé la dépen­dance exces­sive aux importations.

Commentaire

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Jean-Marc LE CORFECrépondre
8 décembre 2020 à 0 h 05 min

je sais bien que notre asso­ci­a­tion n’est pas faite pour par­ler de sujets poli­tiques. Mais il me sem­ble qu’un aspect majeur d’une meilleure util­i­sa­tion de notre façade mar­itime et des ports n’est pas abor­dée ici. Com­ment assur­er à des déci­sion­naires mon­di­aux que les ports français auront une fia­bil­ité totale dans l’exé­cu­tion de leur promesse de ser­vice (qual­ité, coût, délai, RSE, etc) avec le pas­sif his­torique lié aux mou­ve­ments soci­aux ? Quelles réformes sont encore à men­er avant et/ou en par­al­lèle des investisse­ment lourds d’in­fra­struc­tures et d’ori­en­ta­tion des choix cités dans l’ar­ti­cle, Serait par exem­ple mul­ti­pli­er les ports capa­bles de bien accueil­lir les nou­veaux voiliers car­go, per­me­t­tant de dérouter dans un autre site en France si un prob­lème local con­duit à un blocage ?

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