Rémunération variable, du rêve à la réalité

Dossier : Entreprise et managementMagazine N°618 Octobre 2006
Par Yvon PRÉVOT (84)

Le rêve…

Le mirage de per­for­mances extra­or­di­naires peut par­fois conduire des diri­geants à pro­mou­voir des dis­po­si­tifs de rému­né­ra­tion variable éli­tistes. Mais le plus sou­vent, c’est le désir de « faire simple » qui amène à créer des dis­po­si­tifs « sim­plistes » pro­dui­sant les effets exac­te­ment inverses de ceux pour les­quels ils ont été conçus.

C’est par exemple le cas lorsque la pro­gres­sion de la prime en fonc­tion de la per­for­mance est défi­nie par paliers suc­ces­sifs sui­vant une courbe en escalier.

Sur une telle courbe, chaque marche contre­dit le pro­cessus psy­cho­lo­gique de la moti­va­tion. En effet, le béné­fi­ciaire recherche à éva­luer le gain poten­tiel asso­cié à une per­for­mance qu’il ambi­tionne d’attein­dre et pèse en regard les efforts qu’il est prêt à consen­tir pour y parvenir.

L’en­jeu pro­po­sé est le moteur de sa moti­va­tion, mais com­ment l’ap­pré­cier lorsque la prime fait un bond pour une varia­tion insi­gni­fiante de sa per­for­mance ? L’en­tre­prise n’y gagne rien non plus. Si les paliers sont trop larges compte tenu de la dis­per­sion du cri­tère de per­for­mance, alors les primes seront attri­buées sans aucune discrimination.

Conti­nui­té, fonc­tion, dis­per­sion ; en un mot comme en cent, les mathé­ma­tiques sont indis­pen­sables pour qui veut construire un dis­po­si­tif effi­cace, res­pec­tant la sélec­ti­vi­té et la dis­cri­mi­na­tion déci­dées par l’en­tre­prise pour un coût glo­bal maîtrisé.

La réalité

La mise en place d’un sys­tème de rému­né­ra­tion variable doit être struc­tu­rée comme un pro­jet d’in­gé­nie­rie arti­cu­lé autour de trois axes :

• l’a­na­lyse et la modé­li­sa­tion du sys­tème observé,
• la mise en œuvre d’une « loi de pilo­tage » qui per­met de mettre le sys­tème dans l’é­tat dési­ré à par­tir des leviers d’ac­tions, consis­tant à déve­lop­per une moti­va­tion ciblée,
• la mise en place des outils de ges­tion, de com­mu­ni­ca­tion et de contrôle du processus.

Le danger de la sous-estimation

Il est frap­pant de voir que bon nombre de dis­po­si­tifs de rému­né­ra­tion sont encore construits sans réflexion pous­sée, même dans de très grandes entre­prises. On génère des règles simples, sans réflé­chir à la réac­tion du sys­tème à ces règles, puis on impro­vise des pro­ces­sus de ges­tion cen­trés autour d’un tableur.

Un de nos clients avait mis en place un dis­po­si­tif dis­tri­buant un mon­tant fixe à chaque acte de vente d’un pro­duit de grande consom­ma­tion. Or, la dis­tri­bu­tion des réa­li­sa­tions sui­vait une loi expo­nen­tielle, de type « dés­in­té­gra­tion radio­ac­tive », très dif­fé­rente des lois nor­males habi­tuelles. Cela sug­gé­rait un phé­no­mène de type aléa­toire sans mémoire. Ce mode de fonc­tion­ne­ment a été cor­ro­bo­ré par des obser­va­tions sur le ter­rain, où l’on a consta­té que ce pro­duit n’é­tait en fait pas « ven­du », mais « ache­té par les clients », qui venaient aléa­toi­re­ment en faire l’ac­qui­si­tion. Le bud­get ain­si dis­tri­bué ne géné­rait aucune moti­va­tion et aucun sur­croît d’activité.

Dans un autre cas, la règle prin­ci­pale du dis­po­si­tif, basée sur la combi­naison de deux ratios de type « réa­li­sé-objec­tif », avait en réa­li­té pour effet de favo­ri­ser les impasses sur un des pro­duits, per­met­tant de maxi­miser l’es­pé­rance de prime des béné­fi­ciaires, à l’in­verse du désir de l’entreprise.

Dans un troi­sième cas, le dis­po­sitif de rému­né­ra­tion variable, fort com­plexe, était géré sur un tableur, conso­li­dant des flux de don­nées venant des res­sources humaines, du mar­ke­ting et de la pro­duc­tion. Cette « cathé­drale » infor­ma­tique, à base de feuilles enchaî­nées et de macros, construite en igno­rant les règles du déve­lop­pe­ment infor­ma­tique, s’illus­tra par des erreurs de cal­culs à répé­ti­tion, décré­di­bi­li­sant immé­dia­te­ment l’en­semble du dispositif.

Analyse et modélisation

Avant de créer un nou­veau dis­po­si­tif, il est impé­ra­tif d’a­na­ly­ser le fonc­tion­ne­ment du « sys­tème ». Dans le cas d’un dis­po­si­tif pré­exis­tant, cette ana­lyse peut être très détaillée, et uti­li­ser des outils sta­tis­tiques ordi­nai­re­ment peu appli­qués à ce genre de pro­blé­ma­tique. Les ana­lyses de variance, d’in­ter­cor­ré­la­tion, d’é­vo­lu­tion tem­po­relle voire spec­trale, sont sou­vent très riches d’en­sei­gne­ments. Il n’est pas rare de détec­ter ain­si des dys­fonc­tion­ne­ments majeurs du dis­po­si­tif exis­tant, éven­tuel­le­ment igno­rés du mana­ge­ment, mais effec­ti­ve­ment per­çus par les bénéficiaires.

Tel sys­tème génère une dis­cri­mi­na­tion trop forte, concen­trant la moti­va­tion sur une élite et décou­ra­geant les « moyens », alors que tel autre dis­tri­bue la tota­li­té de l’en­ve­loppe bud­gé­taire pour un résul­tat d’en­semble médiocre. On iden­ti­fie aus­si à cette étape les « stra­té­gies per­verses », les « astuces » per­met­tant de maxi­mi­ser la prime sans pour autant maxi­mi­ser la valeur ajoutée.

Il est éga­le­ment fré­quent de consta­ter des biais dans la décli­nai­son des objec­tifs. L’exer­cice qui consiste à décli­ner un objec­tif glo­bal sur chaque acteur indi­vi­duel (par exemple un volume de vente) est déli­cat et sou­vent enta­ché de biais impor­tants, favo­ri­sant acci­den­tel­le­ment telle ou telle typo­lo­gie de béné­fi­ciaires (les mieux implan­tés, ou les plus gros, ou les plus anciens…). Ces biais sont autant de fac­teurs inéqui­tables, très mal per­çus dans le contexte de la rému­né­ra­tion variable.

De telles ana­lyses, cou­plées à des entre­tiens ciblés sur les acteurs prin­ci­paux du dis­po­si­tif, per­mettent de dres­ser un modèle du fonc­tion­ne­ment du système.

Besoin et Conception

Une fois ce modèle éla­bo­ré, il est néces­saire d’ex­pli­ci­ter clai­re­ment la cible. Cela passe par l’é­cri­ture d’un « Cahier des charges de rému­né­ra­tion », répon­dant aux questions :

• quelle moti­va­tion veut-on créer ?
 quelles sont les contraintes d’ensem­ble (calen­daires, bud­gé­taires, sociales) devant être res­pec­tées et les risques à réduire ?
 quelles sont les sources de don­nées utilisables ?

Sou­haite-t-on un sys­tème éli­tiste qui récom­pense for­te­ment les quelques meilleurs, ou bien aug­men­ter un peu la moti­va­tion du plus grand nombre ? Sou­haite-t-on indexer l’en­ve­loppe de rému­né­ra­tion variable à un résul­tat glo­bal, et comment ?

Une fois ce Cahier des charges posé, la concep­tion du dis­po­si­tif peut com­men­cer. Cette phase de concep­tion est aidée par la dis­po­ni­bi­li­té d’une boîte à outils com­plète de « pro­cé­dés », ces algo­rithmes liant des indi­ca­teurs à des gran­deurs moné­taires. De la per­ti­nence du choix des pro­cé­dés adap­tés dépen­dra la qua­li­té du résul­tat. C’est un domaine où l’in­no­va­tion est indis­pen­sable, per­met­tant de créer des pro­cé­dés dotés d’im­pacts chi­rur­gi­caux, dont les effets per­vers sont mini­mi­sés. Comme dans un bureau d’é­tude, chaque pro­cé­dé doit être docu­men­té, avec ses effets, ses condi­tions d’emploi, ses variantes, ses exemples d’application.

Dans le cas de fusions dans l’indus­trie phar­ma­ceu­tique, nous avons, par exemple, été ame­nés à conce­voir des plans per­met­tant d’é­vi­ter le can­ni­ba­lisme entre gammes aupa­ra­vant concurrentes.

Gestion, communication, contrôle

La ges­tion de la rému­né­ra­tion variable est com­plexe, car le flux de don­nées est le plus sou­vent au car­re­four entre sys­tèmes d’in­for­ma­tion, res­sources humaines, mar­ke­ting, pro­duc­tion… La conso­li­da­tion de toutes ces don­nées, de règles de cal­culs sophis­ti­quées chan­geant fré­quem­ment, et la néces­saire vali­da­tion des résul­tats ne sont pas du res­sort de la bureau­tique, mais bien d’un pro­jet infor­ma­tique. L’im­por­tance du sujet pour les acteurs laisse peu de place à l’er­reur ou au retard ; la mise en place d’un pro­ces­sus au sens ISO et des outils logi­ciels adap­tés pour la ges­tion et le pilo­tage de la rému­né­ra­tion variable est indispensable.

Un bon dis­po­si­tif mal com­pris est inef­fi­cace. La com­mu­ni­ca­tion est donc un élé­ment clé du pro­jet. Elle doit per­mettre aux béné­fi­ciaires de s’appro­prier leur plan de prime, d’en compren­dre les objec­tifs, et sur­tout de véri­fier par eux-mêmes que les com­por­te­ments qui leur per­met­tront de gagner sont bien ceux atten­dus par l’en­tre­prise. Nous avons, par exemple, consta­té que des outils infor­ma­tiques de type Web, dis­po­nibles sur le poste de chaque béné­fi­ciaire, lui don­nant sa situa­tion et lui per­met­tant de simu­ler sa prime en fonc­tion de ses propres hypo­thèses, avaient un fort effet de levier sur l’ap­pro­pria­tion du dispositif.

Le contrôle du dis­po­si­tif est faci­li­té par la rigueur et la pré­ci­sion de la phase d’a­na­lyse. En effet, le modèle construit à ce stade peut être uti­li­sé pour les esti­ma­tions bud­gé­taires et pour le sui­vi. Cela per­met de pré­voir, à quelques pour cent près, la masse de primes dis­tri­buées et sa répar­ti­tion sui­vant les béné­fi­ciaires en fonc­tion d’une per­for­mance globale.

Conclusion

La mise en place d’un dis­po­si­tif de rému­né­ra­tion variable peut, et doit, être trai­tée avec les outils de l’in­gé­nieur. L’a­na­lyse de don­nées, la concep­tion du dis­po­si­tif et du pro­ces­sus de ges­tion ain­si que les outils asso­ciés s’ap­pa­rentent tout à fait à un pro­jet technique.

Un dis­po­si­tif de rému­né­ra­tion variable est un inves­tis­se­ment impor­tant par les mon­tants en jeu, et par l’ob­jec­tif de moti­va­tion d’une par­tie du per­son­nel cri­tique pour l’en­tre­prise. Or, le plus sou­vent, sa mise en place n’est pas affec­tée de la même rigueur et de la même pro­fon­deur d’a­na­lyse que d’autres inves­tis­se­ments plus maté­riels, mais moins sensibles.

Poster un commentaire