Pilotage du changement dans l’entreprise : mythes et réalités

Dossier : Entreprise et managementMagazine N°579 Novembre 2002
Par Dominique De ROBILLARD (74)

Quels sont donc les mythes aux­quels les respon­s­ables sont facile­ment con­fron­tés dès le stade de la pré­pa­ra­tion, quelles dif­fi­cultés clas­siques ren­con­trent les prati­ciens, quel accom­pa­g­ne­ment encour­age la nais­sance du change­ment ? Telles sont les inter­ro­ga­tions aux­quelles ce bref arti­cle va ten­ter de répon­dre, en esquis­sant un mod­èle cog­ni­tif sim­ple fondé sur l’ex­péri­ence de nom­breux change­ments majeurs dans l’in­dus­trie et les services.

A — Préparer son projet… pour le mettre en place

L’idée qui germe dans la tête du respon­s­able porte en soi la tem­pête : on a cou­tume de dire que le chef d’en­tre­prise est seul. Seul en effet il l’est, entouré par les sages obser­va­teurs de notre temps, qui lui prédis­ent les pires cat­a­stro­phes et autres per­tur­ba­tions de la planète. La ten­ta­tion immé­di­ate qui en résulte est de se jeter dans la tour­mente, et donc de ” chang­er ” quand bien même le temps ne serait pas favor­able : l’el­do­ra­do ou la terre promise sont là, ils jus­ti­fient la croisade. Pour le reste, l’en­tre­prise se débrouille.

Mythe n° 1 : ” Il suffit de décliner l’objectif stratégique en projet ”

Cette grande banque régionale souhaitait génér­er durable­ment de fortes économies : elle s’é­tait ren­du compte qu’il ne s’agis­sait pas seule­ment de remet­tre en cause les effec­tifs, provo­quer les départs en retraite, régler les dys­fonc­tion­nements entre back et front-office. Certes cette banque avait con­nu des fusions suc­ces­sives. Le vrai enjeu n’é­tait pas là. D’or­dre com­mer­cial, il se situ­ait claire­ment dans une remise en cause de l’im­plan­ta­tion géo­graphique du réseau et dans une réno­va­tion du ser­vice apporté. Les mobil­ités induites non souhaitées au départ sont ain­si dev­enues, après un affichage col­lec­tif et volon­tariste du pro­jet et une prise en compte des posi­tions indi­vidu­elles des mem­bres de l’équipe com­mer­ciale, des non-ques­tions. Le débat s’est reporté sur les futures con­di­tions de tra­vail. Par­tant d’un con­texte angois­sant, le pro­jet était devenu une oppor­tu­nité pour ses acteurs, puisque le client était placé au cen­tre du tra­vail de préparation.

Oui, mais l’ob­jec­tif stratégique ne se trans­forme pas immé­di­ate­ment en pro­jet sta­ble partagé par ses acteurs. Le para­doxe d’un change­ment répon­dant à l’ob­jec­tif stratégique, mais mal dosé, aux impacts mal appré­ciés, est qu’il per­met certes de met­tre en mou­ve­ment l’en­tre­prise, mais que l’ornière ou le tour­nant seront dif­fi­ciles à négoci­er ! Les capac­ités de l’en­tre­prise à affron­ter la tem­pête seront d’au­tant plus réelles qu’elles auront été évaluées.

Depuis longtemps on sait que les meilleures fusions ne réus­sis­sent que parce que les fac­teurs de syn­ergie ont été cor­recte­ment anticipés : ces fac­teurs de syn­ergie sont rarement vis­i­bles immé­di­ate­ment. À quoi mène une réduc­tion de coûts bru­tale si elle n’est suiv­ie d’un effet posi­tif pour les clients, ce qui sup­pose un véri­ta­ble tra­vail en pro­fondeur dans l’en­tre­prise. Sinon le risque est grand de per­dre des clients. Dans le même esprit de nom­breux pro­jets d’ex­ter­nal­i­sa­tion ont fait machine arrière avant d’at­tein­dre leurs objectifs.

Heureuse­ment, il arrive que les orig­ines du change­ment soient ancrées dans l’en­tre­prise : le change­ment a alors toute chance de résis­ter durable­ment aux intem­péries, dès l’in­stant que l’idée du change­ment est cohérente avec la stratégie ou qu’elle en con­stitue l’un des fondements.

L’analyse socio­dy­namique…​
L’analyse sociodynamique...
… débouche sur la carte des partenaires
Carte des partenaires

Mythe n° 2 : ” Il faut convaincre les opposants, et ignorer les indécis ”

C’est tout le con­traire ! La stratégie con­duit à for­muler un pro­jet d’au­tant plus effi­cace qu’il est partagé par ses acteurs. Tout l’art con­siste alors à réalis­er un con­sen­sus entre un nom­bre lim­ité d’ac­teurs pour com­mencer (le pre­mier cer­cle, soit 8 à 10 per­son­nes). Si un pro­jet n’est partagé que par le patron et son DRH, il a toute chance de trou­ver peu d’é­chos auprès des autres qui vont se méfi­er. Cha­cun a son mot à dire, mais craint pour sa chapelle, et s’ef­fraye de l’ir­rup­tion de méth­odes nou­velles sus­cep­ti­bles de trou­bler le corps social.

Que faire : face à ces sit­u­a­tions le man­ag­er mod­erne dis­pose de méth­odes injuste­ment mécon­nues, inspirées de la socio­dy­namique (Jean-Chris­t­ian Fau­vet in La Socio­dy­namique du Change­ment). Cette dis­ci­pline à part entière con­duit à décrire le jeu des acteurs et à pro­pos­er des moyens pour l’ac­tion en vue de dévelop­per l’organisation.

Mais revenons au pro­jet con­tro­ver­sé : tout l’art con­siste à mesur­er l’én­ergie pos­i­tive et l’én­ergie néga­tive des acteurs.

Certes des alliés appa­rais­sent, et inévitable­ment des opposants.

Les opposants font du bruit, man­i­fes­tent. Telle la pie obnu­bilée par ce qui brille, le man­ag­er se focalise sur le jeu des opposants et ignore des alliés poten­tiels, tous acteurs indé­cis ou silencieux.

Or ces acteurs sont les plus nom­breux et les plus impor­tants à con­va­in­cre, quitte à ignor­er les opposants, du moins provisoirement.

Pour ce patron de Busi­ness Unit spé­cial­isée dans la con­struc­tion et l’exploitation de réseaux, il deve­nait prob­lé­ma­tique de dévelop­per ses métiers sans une éval­u­a­tion pré­cise des com­pé­tences des ingénieurs et tech­ni­ciens impliqués dans les pro­jets, et les pra­tiques de ges­tion n’étaient ni for­mal­isées ni har­mon­isées. Cepen­dant, il était évi­dent que cha­cun des piliers de son équipe avait son avis sur les objec­tifs et les moyens à met­tre en oeu­vre, en cohérence avec sa vision des com­pé­tences clefs utiles à son pro­pre méti­er. Le pre­mier tra­vail a con­sisté à expliciter la vision d’un monde meilleur, fondé sur un référen­tiel des com­pé­tences où chaque méti­er retrou­verait son compte, et à approcher indi­vidu­elle­ment les mem­bres du Comité de direc­tion pour déter­min­er leurs con­di­tions d’adhésion. En tra­vail­lant avec les indé­cis, les oppo­si­tions ont été gom­mées, le résul­tat a per­mis le lance­ment d’un pro­jet durable con­fié alors aux soins de la DRH. Avec le temps, les opposants sont devenus des moteurs du projet.

B — Mettre en place le changement… pour arriver au résultat

Mythe n° 3 : ” Il suffit de décider pour obtenir ”

En fait, un pro­jet sans respon­s­able dédié a peu de chance de succès.

Le choix d’un véri­ta­ble por­teur de pro­jet con­stitue une gageure : à tra­vers com­mu­ni­ca­tion et coor­di­na­tion, le por­teur du pro­jet en véhicule l’im­age et c’est lui qui se retrou­ve en pre­mière ligne con­fron­té aux regards de tous les acteurs.

Mythe n° 4 : ” Il suffit de généraliser le pilote ”

Ce grand groupe indus­triel était con­fron­té à des dis­par­ités très impor­tantes dans les pra­tiques infor­ma­tiques des fil­iales européennes, et n’ar­rivait pas à maîtris­er une infla­tion galopante des coûts (achat-main­te­nance) de l’in­for­ma­tique dis­tribuée pour un ser­vice ren­du très vari­able d’un pays à l’autre. L’idée a rapi­de­ment ger­mé au sein de la Direc­tion Infor­ma­tique du Groupe d’un pro­jet européen des­tiné à fédér­er les besoins et à con­fi­er à un spé­cial­iste européen la ges­tion de parc infor­ma­tique. Hélas, les risques de per­tur­ba­tions entraînées par l’ir­rup­tion de pra­tiques uniques ont effrayé large­ment tous les acteurs locaux, et pour finir l’am­bi­tion de départ a volé en éclats. Seule l’idée d’un out­sourc­ing local a subsisté.

L’or­gan­i­sa­tion holo­mor­phe idéale n’est jamais aus­si acces­si­ble qu’on le croit (N.B. : pour J.-C.Fauvet, l’or­gan­i­sa­tion holo­mor­phe est celle à laque­lle tout man­ag­er aspire, celle où la forme du tout se retrou­ve dans chaque partie).

Les grands groupes inter­na­tionaux, européens, dévelop­pent leur organ­i­sa­tion en souhai­tant attein­dre cet idéal (global/local).

Hélas, ceux-ci ren­con­trent des décon­v­enues, autant d’ailleurs parce que la com­plex­ité locale est bien réelle, que parce que con­comi­ta­m­ment les man­agers éprou­vent leurs capac­ités de syn­thèse (à l’EN­PC, nous cher­chons à dévelop­per ces capac­ités de syn­thèse en for­mant aux out­ils de pilotage de pro­jets, proces­sus, investisse­ments, développe­ment, valeur, et en les con­frontant à des sit­u­a­tions com­plex­es réelles).

C — Accompagner le changement… en le semant

Une fois que les déci­sions sont pris­es, qu’un pro­jet est présen­té de façon con­va­in­cante, qu’un por­teur de pro­jet y con­sacre son énergie en jouant peut-être sa car­rière, ce n’est pas terminé.

Mythe n° 5 : ” Il suffit d’avoir un bon bateau pour gagner des régates ”

Erreur : à quoi sert le meilleur cour­si­er des mers si l’équipage n’est pas à la hau­teur ? Les meilleurs pro­jets échouent parce qu’ils ne se con­cré­tisent pas dans l’en­tre­prise. Une fois le pre­mier cer­cle du pro­jet for­mé, il serait vain de croire que le corps social va suiv­re, sans tra­vailler aux con­di­tions de mise en mou­ve­ment de l’en­tre­prise dans son ensem­ble, sans dis­pos­er des relais, sans dévelop­per une véri­ta­ble ingénierie du change­ment. Le change­ment a besoin pour réus­sir de deux con­di­tions majeures :

Ce grand groupe de ser­vices, l’un des rares en France à se lancer délibéré­ment dans la méthode Six Sig­ma après Motoro­la et Gen­er­al Elec­tric, a com­pris qu’il était capa­ble de for­mer des cadres motivés pour les impli­quer pro­gres­sive­ment dans des boucles de pro­grès acces­si­bles et mesurables. On cherche à amélior­er la valeur et la qual­ité, on cible des domaines de pro­grès, et des équipes tra­vail­lent à l’ob­ten­tion de pro­grès rapi­des (en moins de trois mois) sur un domaine déter­miné. Il s’ag­it, par exem­ple, de tra­vailler sur le proces­sus client pour per­me­t­tre une accéléra­tion des répons­es aux deman­des (gain mesurable en qual­ité) et une aug­men­ta­tion du nom­bre de dossiers traités (gain de pro­duc­tiv­ité, donc créa­tion de valeur).
  • l’une con­cerne l’ingénierie de détail, utile à la pré­pa­ra­tion du change­ment et au suivi (du bateau),
  • l’autre con­cerne la mise en mou­ve­ment indi­vidu­elle­ment et dans les équipes.


Des grands groupes aujour­d’hui mesurent le temps passé en coû­teux pro­jets de con­seil, alors que l’ingénierie préal­able résiste mal au pre­mier report­ing qui suit une déci­sion de change­ment majeur. Le temps n’est en effet plus alors de con­seiller et faire, car cette respon­s­abil­ité est déli­cate, mais bel et bien de con­seiller et for­mer pour :

  • assur­er la péren­nité du change­ment : rien de pire qu’un pro­jet de change­ment qui s’es­souf­fle faute de com­pé­tences individuelles ;
  • accom­pa­g­n­er la dynamique dans les équipes : le corps social s’ap­pro­prie le change­ment quand il a com­pris qu’il dis­po­sait de marges de manœu­vre et que des équipes autonomes pou­vaient fort bien relay­er des actions de pro­grès que des cadres for­més pou­vaient susciter.


Ne nous y trompons pas : c’est une révo­lu­tion. Révo­lu­tion pour les con­sul­tants alors plus prati­ciens for­ma­teurs qu’ac­teurs. Révo­lu­tion pour les hommes de l’en­tre­prise qui vont trou­ver dans la for­ma­tion et un accom­pa­g­ne­ment adap­tés les chemins qui mènent leur pro­jet au suc­cès. Révo­lu­tion pour l’en­tre­prise ain­si mieux pré­parée aux dures réal­ités du jeu com­mer­cial et concurrentiel.

Poster un commentaire