Réflexions sur quelques dysfonctionnements comparés, en Suisse, en Allemagne et en France

Dossier : L’administrationMagazine N°682 Février 2013
Par Jean-Pierre GÉRARD (60)

Le rôle des admin­is­tra­tions, en Suisse et en Alle­magne, assure une grande flu­id­ité des rela­tions. Les entre­pris­es de ces deux pays ont dès lors une image plus pos­i­tive de leurs admin­is­tra­tions. Celles-ci ont une com­préhen­sion meilleure de la vie de l’entreprise et de son rôle essen­tiel dans la vie de la Nation.

La France s’éloigne délibéré­ment de ce sché­ma. Toute la régle­men­ta­tion admin­is­tra­tive est élaborée à Paris. Les admin­is­tra­tions régionales n’ont aucun pou­voir d’interprétation. Toutes ces régle­men­ta­tions, par­fois con­tra­dic­toires, sont rigoureuse­ment inap­plic­a­bles. L’inflation lég­isla­tive et régle­men­taire engen­dre des sur­coûts élevés pour les entre­pris­es françaises.

Notre organ­i­sa­tion admin­is­tra­tive, plus exacte­ment notre suror­gan­i­sa­tion admin­is­tra­tive, obère lour­de­ment l’efficacité de nos entreprises.

REPÈRES
Les admin­is­tra­tions suiss­es et alle­man­des ont un retour d’information rapi­de en rai­son de la prox­im­ité entre les décideurs et les assu­jet­tis. La qua­si-total­ité des déci­sions con­cer­nant les entre­pris­es sont appliquées au niveau local du can­ton en Suisse et des Län­der en Alle­magne. En France, out­re l’éloignement des cen­tres de déci­sion de leurs points d’application, nous souf­frons d’un enchevêtrement des respon­s­abil­ités qui con­fine à l’absurde.

Trop de personnels

Quelques don­nées sont par­ti­c­ulière­ment frap­pantes sur les dépens­es de fonc­tion­nement des admin­is­tra­tions publiques dans quelques pays de l’Union européenne.

La France impose davan­tage les entre­pris­es que les citoyens

On relève deux élé­ments majeurs : le poids total de la charge admin­is­tra­tive est plus impor­tant chez nous que par­mi les pays cités ; les frais de per­son­nel plombent notre capac­ité d’évolution. La part des per­son­nels dans la dépense col­lec­tive donne aux admin­is­trat­ifs un poids poli­tique con­sid­érable, ren­dant de plus en plus dif­fi­cile l’adaptation de nos admin­is­tra­tions publiques au monde moderne.

En out­re, le finance­ment de cette dépense col­lec­tive n’est pas répar­ti de la même manière selon les dif­férents pays. La France a tou­jours choisi d’imposer davan­tage ses entre­pris­es que ses citoyens

Dans la croy­ance erronée que la créa­tion et la capac­ité de pro­duc­tion sont des acquis défini­tifs, l’attention du poli­tique se porte sur la redis­tri­b­u­tion, au détri­ment de la production.

Pays Dépense par habitant Frais de gestion Frais de personnel
France 5 765 1 389 3 667
Ital­ie 5 564 1 763 2 660
Roy­aume-Uni 5 182 1 181 3 364
Alle­magne 4 115 1 333 2 030
Espagne 3 248 764 2 104
Source : Asso­ci­a­tion des petites entre­pris­es de Mestre (Ital­ie). Sommes en euros.

Une incohérence d’ensemble

Les admin­is­tra­tions français­es ont, au fil des ans, per­du de vue la cohérence d’ensemble de leurs actions, et le pou­voir poli­tique, en mul­ti­pli­ant les autorités indépen­dantes, ren­force cette tendance.

La mul­ti­pli­ca­tion des procé­dures et des con­trôles aboutit à des effets inverses

La dif­férence d’attitude des admin­is­tra­tions suisse et française se retrou­ve dans de très nom­breux domaines. Par exem­ple, dans le bâti­ment, l’élaboration des normes finit par n’avoir qu’un lien très lâche avec le but poursuivi.

Que dire des agences du médica­ment, de toutes les nor­mal­i­sa­tions de l’agroalimentaire dont l’existence est plus sou­vent dic­tée par la pro­tec­tion des organ­ismes chargés de les appli­quer que par le souci de servir la communauté ?

Par ailleurs, la mul­ti­pli­ca­tion des procé­dures et des con­trôles finit par aboutir à des effets invers­es, comme on a pu le con­stater pour l’affaire du Médi­a­tor. Cette « poli­tique des spé­cial­ités », que favorise la con­struc­tion européenne, fait des rav­ages. L’absence de cohérence d’ensemble rend le respect du cor­pus lég­is­latif qua­si impos­si­ble, qui plus est con­trôlé en France par une admin­is­tra­tion pléthorique, à la dif­férence de l’Allemagne et de la Suisse.

Cour­tis­er les étrangers
Les dégâts majeurs sont imputa­bles à la men­tal­ité néga­tive des admin­is­tra­tions à l’égard des entre­pris­es français­es. Ces mêmes admin­is­tra­tions cour­tisent net­te­ment plus les investis­seurs étrangers (Qatar, Chine) que l’on a enrichis en leur autorisant des prof­its que l’on refuse aux Français. Ron­sard l’écrivait déjà, en 1560, dans son Élégie sur les trou­bles d’Amboise :

France, de ton mal­heur tu es cause en partie,
Je t’en ay par mes vers mille fois advertye,
Tu es maras­tre aux tiens, et mere aux estrangers,
Qui se moc­quent de toy quand tu es aux dangers :
Car la plus grande part des estrangers obtiennent
Les biens qui à tes fils juste­ment appartiennent.

Le gaspillage du temps

Plus que la com­péti­tiv­ité finan­cière, c’est la com­péti­tiv­ité psy­chologique qui paraît la plus atteinte. La pra­tique française des aides aux entre­pris­es pour la recherche ou le com­merce extérieur illus­tre bien ce phénomène. On taxe les entre­pris­es pour ensuite en redis­tribuer une par­tie. Il est demandé une masse con­sid­érable d’informations et de doc­u­ments. L’ensemble des moyens qu’il faut mobilis­er finit par être plus coû­teux que l’aide sol­lic­itée. Le temps dépen­sé con­stitue un réel gaspillage. Serait-il déraisonnable de pro­pos­er un cir­cuit court ?

Plus générale­ment, non seule­ment l’administration française ne compte jamais le temps néces­saire à son action, mais surtout elle ne tient jamais compte du temps des autres, pour elle sans valeur. L’administration ne s’estime jamais respon­s­able de son action. Ce point cru­cial la dif­féren­cie forte­ment des admin­is­tra­tions suisse et allemande.

Une différence de comportement

Le cad­ran de la montre
Un exem­ple illus­tre l’attitude de deux admin­is­tra­tions face à un même prob­lème. En France, comme en Suisse, les fab­ri­cants de cad­rans de mon­tres ont util­isé autre­fois du radi­um, puis du tri­tium, pour obtenir la lumi­nes­cence des chiffres et des aigu­illes. Un incendie dans une usine française a amené à quit­ter les locaux. Sub­sis­tait un prob­lème de radioac­tiv­ité résidu­elle. La peur de faibles radi­a­tions et le principe de pré­cau­tion avaient con­duit l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) à édicter des règles de décon­t­a­m­i­na­tion dras­tiques. D’où, pen­dant deux ans, une avalanche d’exigences, tou­jours plus fortes les unes que les autres, au regard de normes édic­tées par cette autorité. Le prob­lème n’est pas celui de la nature de l’exigence, mais celui de la cohérence d’ensemble de telles exi­gences, émis­es le plus sou­vent en totale mécon­nais­sance de leurs conséquences.
L’Autorité de la sûreté nucléaire a fixé une règle directe­ment issue du principe de pré­cau­tion mais dont per­son­ne ne pou­vait for­muler l’objectif pour­suivi. Cer­taines ques­tions, pour­tant de sim­ple bon sens, ne rece­vaient aucune réponse : Pourquoi décon­t­a­min­er alors que la radioac­tiv­ité naturelle dans d’autres régions de France excède celle mesurée dans l’usine ? Avons-nous une réelle con­nais­sance des impacts de la radioac­tiv­ité sur la san­té publique ?
Ces mêmes prob­lèmes ont été posés à l’administration suisse. Elle a analysé l’ensemble des ten­ants et des aboutis­sants de l’application des normes, en cher­chant à voir si l’application des normes, tout aus­si exigeantes qu’en France, cor­re­spondait réelle­ment au but pour­suivi, la pro­tec­tion des personnes.

L’exemple du chô­mage par­tiel illus­tre bien la dif­férence des com­porte­ments. La régle­men­ta­tion de base du chô­mage par­tiel est pra­tique­ment la même en Suisse et en France. Les con­di­tions d’octroi du chô­mage par­tiel, le mon­tant des rem­bourse­ments sont com­pa­ra­bles, etc. Mais, en France, l’entreprise com­mence à financer et n’est rem­boursée qu’au bout de six mois. En Suisse, à l’inverse, l’État prend en charge immé­di­ate­ment la rémunéra­tion des chômeurs partiels.

Cette dif­férence des deux com­porte­ments est essen­tielle. Si l’entreprise fait face à une réduc­tion d’activité, et se trou­ve con­trainte à la mise au chô­mage, elle éprou­ve des con­di­tions économiques a pri­ori dif­fi­ciles. La solu­tion suisse préserve la tré­sorerie. Les entre­pris­es suiss­es utilisent cette solu­tion de préférence au licen­ciement, con­traire­ment à la France. Et le redé­mar­rage de l’activité en est sim­pli­fié et accéléré.

Des préjugés qui empêchent l’action

Dans leurs rap­ports avec les entre­pris­es, les admin­is­tra­tions français­es ont la détestable habi­tude de se fier aux préjugés les plus tenaces.

La pre­mière préoc­cu­pa­tion des entre­pris­es n’est pas de licenci­er, mais de pro­duire et de vendre

Par exem­ple, aux yeux de tous, la Suisse est un par­adis fis­cal. Pour les per­son­nes physiques qui tra­vail­lent en Suisse, cela n’a rien d’exact. Mais, il est vrai, le fisc suisse a tou­jours une atti­tude pos­i­tive à l’égard du développe­ment des entre­pris­es indus­trielles, aus­si bien dans la régle­men­ta­tion que dans la rela­tion avec les dirigeants.

Ain­si, les investisse­ments d’une année peu­vent être amor­tis, quelle que soit la date de leur mise en ser­vice, d’une annu­ité com­plète. Selon l’analyse française, l’avantage est anor­mal car cela entraîne une dépense fis­cale (selon l’absurde ter­mi­nolo­gie de la direc­tion du bud­get). Selon l’analyse suisse, cela per­met d’assurer le développe­ment pour les années suiv­antes. On voit pourquoi les entre­pris­es suiss­es sont très investies et pourquoi leur pro­duc­tiv­ité est élevée avec, cor­réla­tive­ment, un faible chô­mage, sit­u­a­tion dont prof­i­tent large­ment les frontaliers.

Un comportement arrogant

On sous-estime l’effet que peu­vent avoir les fac­teurs psy­chologiques sur les chefs d’entreprise ain­si que dans la ges­tion d’une entre­prise. Le com­porte­ment des admin­is­tra­tions français­es est net­te­ment plus arro­gant que dans les autres pays. Il n’est de jour où un min­istre ou un directeur d’administration cen­trale n’explique com­ment il faut faire pour exporter, assur­er la ges­tion des entre­pris­es, et fustige la timid­ité à l’égard de la recherche. On ne fait absol­u­ment pas con­fi­ance aux chefs d’entreprise dont la pre­mière préoc­cu­pa­tion n’est pas de licenci­er, mais de pro­duire et de vendre.

Chi­nois­eries
Un haut fonc­tion­naire français peut affirmer sans rire qu’à l’île Mau­rice on fait tra­vailler des mineurs. Ain­si donc, si une par­tie de votre activ­ité est délo­cal­isée à l’île Mau­rice, ce haut fonc­tion­naire vous traite offi­cielle­ment d’esclavagiste. En revanche, ce même respon­s­able achète sur le marché français des pro­duits fab­riqués en Chine dans des entre­pris­es appar­tenant à des indus­triels chi­nois, sans soulever la même question.
À aucun moment, il ne cherche à se ren­seign­er sur la réal­ité de ce qu’il avance. Et qui plus est, s’il doit trou­ver un repre­neur pour une affaire en dif­fi­culté, il attir­era volon­tiers des Chi­nois, sans penser un seul instant que le finance­ment vient des prof­its des entre­pris­es chi­nois­es, acquis sur le marché européen.
Que n’a‑t-il accep­té de le ren­dre pos­si­ble à l’entreprise française en dif­fi­culté financière ?

L’Allemagne, clémente pour son industrie

Les con­trôleurs alle­mands respectent les per­son­nes qu’ils ont en face d’eux

Le poids poli­tique du monde indus­triel a tou­jours été plus impor­tant en Alle­magne qu’en France. Il en est résulté en France des poli­tiques car­ré­ment défa­vor­ables à l’industrie. L’Allemagne a, à l’égard de son indus­trie, une atti­tude plus clémente.

Ne pen­sons pas que la para­noïa bureau­cra­tique alle­mande dif­fère dans l’absolu de la nôtre. On le voit en par­ti­c­uli­er avec le rôle des Verts sur les déchets et la poli­tique énergé­tique. Mais on observe une dif­férence majeure dans le com­porte­ment des fonctionnaires.

Une plus grande souplesse

En Alle­magne, la qua­si-total­ité des respon­s­abil­ités économiques sont exer­cées par les Län­der. La Fédéra­tion peut édicter des dis­po­si­tions- cadres que les Län­der doivent pré­cis­er, mais qui per­me­t­tent d’assurer une cer­taine homogénéité sur l’ensemble du ter­ri­toire. Toutes ces dis­po­si­tions don­nent une très grande sou­p­lesse et surtout rap­prochent l’administration des administrés.

Ne pas remettre en cause les décisions

Admin­is­tra­tion et politique
En délo­cal­isant, Renault a sup­primé davan­tage d’emplois que Peu­geot ne s’apprête à en faire dis­paraître par la fer­me­ture d’Aulnay-sous-Bois. Pourquoi a‑t-il fal­lu qu’un ingénieur fasse un rap­port, pour que le sys­tème poli­tique prenne enfin con­science de la vérité ? On a dans cette réac­tion un con­den­sé de la suff­i­sance de la haute admin­is­tra­tion et du sys­tème poli­tique qui en est large­ment dérivé.

Plus proches des indus­triels, les con­trôleurs sont générale­ment plus respectueux des per­son­nes qu’ils ont en face d’eux. Le poids économique va assez vite de pair avec le poids politique.

Enfin, le monde syn­di­cal, plus par­tic­i­patif, pénètre davan­tage l’entreprise. Les rela­tions sont par­fois vio­lentes et bru­tales comme le sont les rela­tions à l’intérieur de l’entreprise, beau­coup plus qu’en France, et les argu­ments pré­para­toires aux déci­sions défendus avec force. Mais la déci­sion prise n’est plus con­testée par per­son­ne. Ce mode de fonc­tion­nement nous met par­fois mal à l’aise tant la France utilise les non-dits, la langue de bois. Surtout, la plu­part pensent qu’une déci­sion n’est jamais défini­tive et qu’elle peut être remise en cause. Ce n’est pas en Alle­magne qu’on aurait con­nu l’instabilité fis­cale des dix dernières années.

Moins de fonc­tion­naires en Allemagne
Les agents publics alle­mands sont 4,9 mil­lions pour un pays de 80 mil­lions d’habitants. La France en compte 5,4 mil­lions pour 65 mil­lions d’habitants. Les Alle­mands ont dimin­ué de 2,2 mil­lions les effec­tifs de leurs fonc­tion­naires depuis 1990. La France les a aug­men­tés de 1,5 mil­lion depuis 1980. Le salaire moyen des fonc­tion­naires français est de 21% supérieur à celui des Alle­mands. On pour­rait penser que la ges­tion française est la meilleure avec autant de fonc­tion­naires bien payés. Le drame c’est qu’il n’en est rien. Quand le per­son­nel est en excès, surtout quand l’équilibre des qual­i­fi­ca­tions n’est pas respec­té, il se stérilise.

Gérer dans l’adversité

Les points d’excellence recon­nus à la France sont brouil­lés par les représen­ta­tions défa­vor­ables du cadre poli­tique, de la fis­cal­ité et des rela­tions sociales.

Toutes les études le con­fir­ment, les étrangers jugent l’administration arro­gante et la fis­cal­ité répul­sive. L’importance des prélève­ments et le com­porte­ment des agents du fisc ou de l’Urssaf, la com­plex­ité du code du tra­vail, la rigid­ité de l’inspection du tra­vail, la « judi­cia­ri­sa­tion » accrue des rela­tions du tra­vail, et le manque de flex­i­bil­ité de la main‑d’oeuvre, sont sou­vent con­sid­érés par les étrangers comme surréalistes.

Les chefs d’entreprise français ne doivent pas être aus­si mau­vais que le pense la haute admin­is­tra­tion. Ils sont par­ti­c­ulière­ment appré­ciés dans le monde, car dès qu’ils sont libérés des con­traintes qu’ils subis­sent en France, ils con­ser­vent l’aptitude à gér­er dans l’adversité, mais dans un monde beau­coup plus favor­able à l’entreprise. Les résul­tats sont sou­vent spectaculaires.

Commentaire

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robert ave­zourépondre
18 septembre 2013 à 9 h 20 min

Analyse aus­si remar­quable que … ter­ri­fi­ante pour notre avenir

Sur­pris de con­stater qu’il n’y ait aucun com­men­taire sur ce remar­quable arti­cle ! Remar­quable, mais ter­ri­fi­ant quand on pense à la “non-réforma­bil­ité” de notre pays, en chute libre dans la mon­di­al­i­sa­tion économique, comme l’ex­prime fort bien Bernard Esam­bert dans un autre bril­lant arti­cle qui, lui aus­si, est écla­tant de vérité. Mer­ci en pas­sant pour ce poème de Ronsard !


Ce qui me fait penser à ce qu’écrivait Voltaire dans sa Let­tre philosophique aux Anglais, à savoir que la France était le seul pays capa­ble d’en­voy­er à Lon­dres un ambas­sadeur ne par­lant pas un mot d’anglais (1727 ?) !

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