Réflexions sur le “bogue de l’an 2000”

Dossier : Libres ProposMagazine N°545 Mai 1999
Par Erik EGNELL (57)

Le phénomène du “bogue de l’an 2000” a d’abord un côté appren­ti sor­ci­er : des pro­fes­sion­nels à la pointe de notre civil­i­sa­tion tech­nique — les infor­mati­ciens — ont mis en place un mon­stre qu’ils ne savent plus maîtris­er. Au pas­sage on soulign­era le para­doxe de voir ces spé­cial­istes eux-mêmes dénon­cer une sit­u­a­tion dont ils sont responsables.

Imag­inez les con­struc­teurs auto­mo­biles annonçant froide­ment qu’à une date don­née les voitures qu’ils nous ont ven­dues cesseront de fonc­tion­ner (ou du moins de fonc­tion­ner cor­recte­ment), sinon au prix d’un amé­nage­ment coû­teux : ils seraient traduits en jus­tice instan­ta­né­ment. Au lieu de cela nous sommes recon­nais­sants à ceux qui nous ont alertés et les pri­ons de trou­ver la solu­tion au problème.

Il existe un adage de droit latin : Nemo audi­tur suam turpi­tudinem alle­gans. Per­son­ne ne peut (en jus­tice) alléguer sa pro­pre faute. Est-ce qu’une men­ace révélée par ses pro­pres auteurs n’est pas a pri­ori sus­pecte ? Le doute s’ac­centue quand l’af­fir­ma­tion de l’ex­is­tence du risque est à ce point prof­itable à celui qui la fait.

La dis­pro­por­tion paraît extrême entre les don­nées con­crètes de la ques­tion — le prob­lème de “l’an­née à deux chiffres et non qua­tre” — et l’in­cer­ti­tude glob­ale rég­nant aujour­d’hui sur le com­porte­ment des ordi­na­teurs au pas­sage de l’an prochain. Cha­cun con­naît les méfaits plutôt cocass­es de “l’an­née à deux chiffres” tels qu’ils se sont déjà man­i­festés — sans atten­dre l’an 2000 — dans les ser­vices de l’é­tat civ­il : la vieille dame de 106 ans rece­vant les gen­darmes parce qu’elle n’al­lait pas à l’é­cole. De là aux ascenseurs qui s’ar­rê­tent, aux avions qui s’écrasent, à l’oxygène qui manque dans les hôpitaux…

Quels sont les risques ?

Notre atti­tude à l’é­gard du “bogue de l’an 2000” me fait l’ef­fet d’un pari pas­calien à rebours. Dans cette affaire le risque, pen­sons-nous, est infi­ni : parce qu’il est mal con­nu et parce qu’il met en jeu notre sécu­rité, notre vie peut-être. Le coût, lui, même s’il peut être élevé, est fini.

Il s’ag­it donc de pay­er un coût fini pour échap­per à un risque infi­ni. Quelle autorité publique, quel PDG de société hésit­erait un moment ? D’au­tant plus que, comme chez Pas­cal, “il faut pari­er”, l’an 2000 arrivera, de cela nous sommes sûrs. Qui pren­dra la respon­s­abil­ité de tenir le pari contraire !

Et pour­tant… On peut s’in­ter­roger sur les inci­dences effec­tives de “l’an­née à deux chiffres”.

N’est-il pas logique de penser que dans la majorité des cas l’hor­loge incor­porée à un pro­gramme (qui à la façon d’un comp­teur de voiture repasse au zéro quand elle a atteint son max­i­mum affich­able sans que sa marche soit affec­tée pour autant) n’a qu’une fonc­tion d’in­for­ma­tion ? Il n’y a alors aucune rai­son pour que l’heure ou le jour ou l’an­née qu’il est per­turbent ou inter­rompent en quoi que ce soit le fonc­tion­nement de l’or­di­na­teur et des mécan­ismes qu’il commande.

Tel est le cas en par­ti­c­uli­er s’agis­sant de moyens de trans­port. L’in­for­ma­tique peut envoy­er un sig­nal dans des cir­con­stances don­nées : excès de vitesse, défi­cience de flu­ides, échauf­fe­ment de pièces, trou­bles atmo­sphériques, etc., quel que soit le moment où se pro­duisent ces cir­con­stances. Le fait que l’hor­loge indique “00” au lieu de “99” ne peut déclencher de réac­tion que si ladite réac­tion a été préal­able­ment et sci­em­ment inté­grée au pro­gramme — par exem­ple pour souhaiter la bonne année au con­duc­teur et aux pas­sagers -, ce qui élim­ine ipso fac­to l’idée d’un déclenche­ment incer­tain ou imprévu.

Il existe bien enten­du égale­ment des “pro­grammes à cal­en­dri­er” et des “pro­grammes à exé­cu­tion péri­odique” : dates de révi­sion d’un moteur par exem­ple ou encore appareil élec­trique qu’on ne fait fonc­tion­ner qu’à cer­tains inter­valles. Deux cas sont alors pos­si­bles. Ou bien ces pro­grammes sont activés à un moment cal­endaire pré­cis et on ne voit pas pourquoi une année à deux chiffres au lieu de qua­tre les con­trari­erait en 2001 s’ils ne l’ont pas été en 1998. Ou bien ils obéis­sent à un proces­sus séquen­tiel — ils sont sen­si­bles à l’en­reg­istrement du temps passé et non au moment absolu — et peu leur importe qu’on soit au XXIe ou au XXe siècle.

L’in­for­ma­tique est à sa manière une auberge espag­nole : on n’y trou­ve que ce qu’on y met. Quit­tons main­tenant les machines pour en venir aux opéra­tions finan­cières et voyons com­ment peut se com­porter sur ordi­na­teur un emprunt à vingt ans 1988–2008. Si, ayant souscrit à cet emprunt, je suis rem­boursé par annu­ités, dois-je crain­dre de ne plus l’être à par­tir de l’an prochain — ou de ne l’être qu’avec retard, après que des cor­rec­tions appro­priées ont été apportées par l’emprunteur à son dis­posi­tif de traite­ment ? Non certes.

Car com­ment se feraient les cal­culs notam­ment actu­ar­iels liés à la ges­tion de cet emprunt si toutes les don­nées le con­cer­nant n’avaient pas été pris­es en compte dès le début y com­pris les échéances postérieures à l’an 2000 ? S’il y a eu prob­lème c’est au moment de la créa­tion du fichi­er qu’il s’est posé et qu’il a été néces­saire­ment résolu.

J’en viens à ma con­clu­sion. Et si le “bogue de l’an 2000” n’é­tait qu’une mys­ti­fi­ca­tion réussie, un can­u­lar plané­taire, ayant “marché” au-delà des espérances de ses auteurs ? Ou bien si nous étions en présence d’une vaste opéra­tion com­mer­ciale de la pro­fes­sion infor­ma­tique, prob­a­ble­ment non délibérée à l’o­rig­ine mais entretenue aujour­d’hui en atti­sant plutôt qu’en cal­mant les peurs des respon­s­ables et du public ?

Et si les docteurs Knock de l’ordinateur avaient trouvé un terrain idéal ?

Les pays dévelop­pés peu­vent sans doute s’of­frir des con­trôles an 2000 tous azimuts et c’est même peut-être un moyen de sus­citer un petit sup­plé­ment de crois­sance. Mais les pays en développe­ment sont égale­ment atteints du mal. Mon pays de rési­dence va dépenser 1 % de son bud­get annuel pour faire face au prob­lème. Je crois sincère­ment que cet argent — qu’il soit le leur ou celui des bailleurs de fonds — pour­rait être employé à des besoins plus urgents. Il est vrai que d’autres cas d’af­fec­ta­tions dis­cuta­bles sont plus cri­ants encore. Mais ceci nous entraîn­erait trop loin…

Je vous pose donc la ques­tion, mes chers cama­rades. Beau­coup d’en­tre vous sont des infor­mati­ciens dis­tin­gués. Je fais appel à votre sens des respon­s­abil­ités. Cessez d’en­tretenir cette peur vague et uni­verselle. Ne par­lez plus de check-up général de toutes les machines, de tous les sys­tèmes. Soyez con­crets, soyez précis.

Si, comme je le crois, le “bogue” est l’ex­cep­tion et non la règle, une excep­tion au demeu­rant d’am­pleur très lim­itée, dites-le nous.

Vous y per­drez peut-être quelques con­trats. Mais la con­science et l’e­sprit humains y gagneront.

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