Réflexions sur la mise en concurrence de la production d’électricité

Dossier : ÉnergiesMagazine N°601 Janvier 2005
Par Jacques CLADÉ (52)

Dans le numéro d’août-sep­tem­bre de La Jaune et la Rouge, Stéphane Mat­ta­tia a analysé avec beau­coup de per­ti­nence les prin­ci­paux prob­lèmes posés par la mise en con­cur­rence de l’électricité.

Le sujet est cepen­dant vaste et com­plexe. Dans un arti­cle qui va à l’essen­tiel, cer­taines expli­ca­tions n’ont pu être don­nées, cer­tains aspects n’ont pu être qu’­ef­fleurés. Or l’ex­péri­ence de con­ver­sa­tions sur ce sujet avec des amis de for­ma­tions divers­es, y com­pris des ingénieurs, m’a révélé de fortes incom­préhen­sions, traduites par des ques­tions du genre : “Mais pourquoi faites-vous tout un plat d’une mise en con­cur­rence qui, certes, ren­con­tre des oppo­si­tions de nature poli­tique, pour ne pas dire idéologique, alors que la con­cur­rence, quand même, c’est bien et ça se met ou se met­tra en pra­tique dans bien d’autres domaines, y com­pris dans ceux qu’on a tou­jours appelés ser­vices publics.”

Il faut répon­dre à cette ques­tion autrement que par “le kWh n’est pas un pro­duit comme les autres, il n’est pas stock­able, sans quoi l’in­ter­locu­teur s’ob­stin­era à ne pas com­pren­dre et le débat versera effec­tive­ment dans l’idéolo­gie, cha­cun s’ac­crochant à des idées a pri­ori le dis­pen­sant de réfléchir.

Un peu de technique

Il est courant de se représen­ter l’élec­tric­ité comme une marchan­dise, un flu­ide qui, par un réseau de lignes et de câbles, s’é­coule d’usines dites “cen­trales”, qui la pro­duisent, vers des con­som­ma­teurs qui l’u­tilisent. L’u­nité de mesure en est le kWh, tout comme l’u­nité de mesure de l’eau et du gaz est le m3.

Or cette image cache la véri­ta­ble nature de l’élec­tric­ité. Elle n’est pas flu­ide, mais sup­port d’une trans­mis­sion qua­si instan­ta­née vers ses util­isa­teurs de l’én­ergie noble élaborée sous forme mécanique, à par­tir de sources pri­maires divers­es, par les cen­trales. À cet égard, la bonne analo­gie est celle des sys­tèmes de poulies, cour­roies, axes tour­nants qui, au XIXe siè­cle, trans­met­taient aux dif­férents postes de tra­vail d’un ate­lier l’én­ergie mécanique dévelop­pée par la machine à vapeur “cen­trale”.

De là découle l’év­i­dence que “le kWh n’est pas stock­able”. Il ne l’est pas plus que ne l’é­tait la force motrice dans les trans­mis­sions mécaniques du XIXe siè­cle. De cette non-stock­a­bil­ité découlent les con­séquences pra­tiques que l’on sait :

  • grande volatil­ité des coûts de pro­duc­tion, qui changent d’heure en heure, de jour en jour, de sai­son en sai­son, au gré des vari­a­tions de con­som­ma­tion et de disponi­bil­ité des centrales ;
  • néces­sité absolue d’adapter à chaque instant la pro­duc­tion à la con­som­ma­tion con­statée, en ten­ant compte en out­re des risques de rup­ture d’élé­ments trop con­traints du réseau ; une ges­tion cen­tral­isée de la pro­duc­tion est ain­si indis­pens­able, qui se super­pose inévitable­ment à toute régu­la­tion par la con­cur­rence via les prix et a le pas sur elle ;
  • néces­sité aus­si d’un suréquipement glob­al con­séquent et coû­teux, per­me­t­tant de faire face sans coupure aux aléas de con­som­ma­tion (tem­péra­ture, niveau de l’ac­tiv­ité économique…) et aux aléas de disponi­bil­ité des centrales.


Mais il est une autre car­ac­téris­tique de l’élec­tric­ité, moins sou­vent citée quoique au moins aus­si impor­tante par ses con­séquences : la totale fon­gi­bil­ité des kWh pro­duits sur un réseau par toutes les cen­trales qui y sont con­nec­tées. C’est en fait la col­lec­tiv­ité des pro­duc­teurs qui, via cet out­il col­lec­tif qu’est le réseau, ali­mente l’ensem­ble des con­som­ma­teurs. Dès qu’il y a pro­duc­tion inter­con­nec­tée il n’est pas de règle physique qui per­me­tte de reli­er une con­som­ma­tion à une pro­duc­tion par­ti­c­ulière. On ne peut savoir qui ali­mente qui.

On com­prend cette loi et ses con­séquences par l’analo­gie de la dili­gence du XIXe siè­cle. Un atte­lage de chevaux (c’est-à-dire les cen­trales) trans­met­tait aux voyageurs (c’est-à-dire les con­som­ma­teurs d’élec­tric­ité) via la voiture de dili­gence (c’est-à-dire le réseau) l’én­ergie néces­saire pour les déplac­er. Vouloir affecter tel cheval ou telle pat­te de cheval à tel voyageur n’au­rait eu aucun sens. Tout au plus aurait-on pu imag­in­er d’oblig­er chaque voyageur à louer le morceau de cheval cen­sé le tirer.

À charge pour le cocher, rémunéré à part, d’assem­bler les morceaux de chevaux en atte­lage. Ce n’au­rait pas été sim­ple, et on ne le fai­sait pas. Mais c’est exacte­ment ce qu’on est obligé de faire en élec­tric­ité si on veut que les con­som­ma­teurs puis­sent met­tre en con­cur­rence les pro­duc­teurs, donc par­tic­u­laris­er leurs paiements. La fonc­tion de cocher est alors jouée par ce qu’on appelle un GRT, “Ges­tion­naire du réseau de trans­port”, rôle con­fié en France au RTE (Réseau de trans­port d’élec­tric­ité), assisté par des “four­nisseurs”, comme nous allons le voir.

Passer par la sphère financière

Pour installer de la con­cur­rence dans les con­di­tions rap­pelées ci-dessus, il faut en effet s’ab­straire totale­ment des réal­ités physiques et pass­er dans la sphère financière.

À savoir faire inter­venir des acteurs aux­il­i­aires nom­més ” four­nisseurs “, inter­mé­di­aires financiers entre les con­som­ma­teurs, qui s’adressent à eux pour obtenir une garantie de livrai­son à des prix sta­bles, et les pro­duc­teurs. Les four­nisseurs ont vis-à-vis du RTE l’oblig­a­tion de trou­ver la pro­duc­tion cor­re­spon­dant aux engage­ments qu’ils ont pris, pour cela, ils s’adressent à leur tour aux pro­duc­teurs soit par des con­trats bilatéraux, soit à tra­vers un marché organ­isé entre eux, soit par une com­bi­nai­son des deux moyens. Le ges­tion­naire de réseau coor­donne le tout de façon à assur­er le fonc­tion­nement tech­nique du réseau, une coor­di­na­tion des mécan­ismes financiers de final­i­sa­tion des paiements aux pro­duc­teurs est égale­ment nécessaire.

Le con­trat bilatéral le plus sûr est évidem­ment la fusion au sein d’une même société des fonc­tions de four­nisseur et de pro­duc­teur. On a alors affaire à un four­nisseur-pro­duc­teur. Mais un four­nisseur peut aus­si ne pas pos­séder le moin­dre moyen de pro­duc­tion et compter sur le marché pour assur­er les four­ni­tures qu’il a garanties à ses clients. Il prend alors une allure de spécu­la­teur pure­ment financier accep­tant les risques de ruine que cela com­porte pour lui (voir affaire Enron). Un four­nisseur peut enfin jouer sur les deux tableaux en com­bi­nant une capac­ité de pro­duc­tion pro­pre avec un appel au marché lorsque cette capac­ité n’est plus suff­isante ou d’ex­ploita­tion trop coûteuse.

C’est d’ailleurs sur cette base de com­bi­nai­son entre un parc pro­pre et un appel mar­gin­al aux moyens de con­frères que fonc­tion­nait l’or­gan­i­sa­tion tra­di­tion­nelle du secteur de la pro­duc­tion d’élec­tric­ité. Prenons l’ex­em­ple d’EDF, par­ti­c­ulière­ment clair par sa forme institutionnelle.

Ce qui change

EDF anci­enne manière était en France le ges­tion­naire du réseau de trans­port. Cette fonc­tion, recon­nue mono­pole “naturel”, est main­tenue telle, mais trans­férée à l’or­gan­isme indépen­dant sur le plan de la ges­tion tech­nique et finan­cière qu’est le RTE. EDF était aus­si, de par la loi, le four­nisseur d’élec­tric­ité unique en France au niveau du réseau de trans­port. En con­trepar­tie du mono­pole qui lui était ain­si offi­cielle­ment attribué, c’est sous le con­trôle étroit de la puis­sance publique qu’elle étab­lis­sait ses con­di­tions de vente, alias ses tar­ifs. Notons que ceux-ci inclu­aient, par le biais de la prise en compte du coût mar­gin­al de développe­ment, les charges d’in­vestisse­ment, ain­si était-il répon­du au souci du finance­ment des cen­trales, qui pose prob­lème en régime de con­cur­rence en rai­son de son poids dans les coûts et des longs délais de réal­i­sa­tion. Ce mono­pole de four­ni­ture est en cours de suppression.

Enfin EDF appuyait la garantie de bonne desserte de sa clien­tèle sur un parc de pro­duc­tion vaste et diver­si­fié, lui appar­tenant ou con­trôlé par elle, qui lui per­me­t­tait de faire face à la plu­part des aléas. Cela ne l’empêchait pas de faire appel, via ses con­frères ges­tion­naires de réseau étrangers et avec réciproc­ité, à de la pro­duc­tion hors de France lorsque cela per­me­t­tait aux deux par­ties des économies ou des garanties com­plé­men­taires. EDF con­serve cette fonc­tion de pro­duc­tion, mais dans des con­di­tions où elle ne sera plus en sit­u­a­tion de mono­pole, ni en France ni vis-à-vis des autres pro­duc­teurs européens.

Quel avenir pour la concurrence ?

À l’is­sue de cette analyse, une pre­mière con­clu­sion s’im­pose : la mise en con­cur­rence des pro­duc­teurs d’élec­tric­ité délivrée à ses util­isa­teurs par un réseau pub­lic est fort peu naturelle. Cela tient aux car­ac­téris­tiques tech­niques de ce qu’on peut appel­er le “kWh réseau” :

  • non stock­able, fût-ce une minute,
  • dont l’o­rig­ine, vue de son con­som­ma­teur, est stricte­ment indiscernable,
  • néces­si­tant le main­tien d’une ges­tion cen­tral­isée ayant le pas sur toute autre con­sid­éra­tion si on veut éviter des écroule­ments de réseau, comme celui qui a affec­té le réseau ital­ien en sep­tem­bre 2003.


Sous réserve de cette ges­tion, com­pliquée et coû­teuse lorsqu’on veut la com­bin­er à de la con­cur­rence, mais maîtris­able quand on en a comme en France la com­pé­tence, on peut établir de la con­cur­rence à court terme par le procédé du pas­sage inté­gral par la sphère financière.

Il n’est toute­fois pas acquis que la con­cur­rence ain­si obtenue favorise les con­som­ma­teurs, tout dépen­dra du posi­tion­nement que les four­nisseurs adopteront entre des con­som­ma­teurs extrême­ment dis­per­sés et des pro­duc­teurs inévitable­ment peu nombreux.

Mais il se pose une autre ques­tion : la régu­la­tion des prix et des investissements.

Rap­pelons que la théorie de la con­cur­rence dit que celle-ci régule les investisse­ments par les prix. Lorsque les capac­ités de pro­duc­tion dépassent la demande, le niveau de prix est gou­verné par les coûts plus ou moins immé­di­ats de pro­duc­tion, il est donc bas et peut fort bien ne pas per­me­t­tre un amor­tisse­ment nor­mal d’in­vestisse­ments lourds immo­bil­isés pour longtemps.

Quand la capac­ité de pro­duc­tion devient insuff­isante, le prix aug­mente. Cela a le dou­ble effet de frein­er la demande et de ren­dre l’in­vestisse­ment attrac­t­if, ce qui va per­me­t­tre d’a­juster offre et demande à l’op­ti­mum commun.

Mais cette régu­la­tion ne fonc­tionne cor­recte­ment que si la demande est suff­isam­ment sen­si­ble au prix et si la con­tre-réac­tion par l’in­vestisse­ment est suff­isam­ment rapi­de. Deux con­di­tions qui ne sont absol­u­ment pas respec­tées dans le cas de l’élec­tric­ité, dev­enue indis­pens­able, donc à demande inélas­tique, et néces­si­tant des investisse­ments lourds à longs délais de mise en œuvre.

Il en résulte que si on laisse faire la con­cur­rence les prix vont pass­er bru­tale­ment de valeurs trop faibles pour amor­tir les investisse­ments à des valeurs beau­coup trop élevées pour être sociale­ment et économique­ment accept­a­bles. Les pou­voirs publics doivent inter­venir pour sta­bilis­er les prix… et adieu la concurrence !

Ce n’est pas là une vue de l’e­sprit. L’ex­em­ple de la Cal­i­fornie, d’autres aus­si tel le Brésil dont on a moins par­lé, la con­forte sur le ter­rain. En France même, la con­trainte excep­tion­nelle sur les moyens de pro­duc­tion due à la canicule de l’été 2003, dou­blée d’une aug­men­ta­tion de la con­som­ma­tion, a fait mon­ter à un niveau tout à fait déraisonnable le prix du kWh du secteur con­cur­ren­tiel, qui exis­tait déjà pour les gros con­som­ma­teurs. Cette mon­tée a été assez brève pour qu’elle puisse être absorbée par le sys­tème financier. Mais ce ne sera plus le cas lorsqu’il fau­dra réin­ve­stir pour main­tenir une marge nor­male de suréquipement. Ce qui sem­ble, dis­ent les spé­cial­istes, devoir être le cas à la fin de la décennie.

Notons que ces prob­lèmes de régu­la­tion sont com­muns à tout le domaine de l’én­ergie, tout sim­ple­ment parce que la demande en énergie est peu élas­tique et que les investisse­ments, même amor­tis sur longue péri­ode, y pèsent beau­coup dans les coûts. En pro­duc­tion d’élec­tric­ité, cela s’ag­grave du fait de la non-stock­a­bil­ité. Par con­tre les solu­tions sont plus locales que, par exem­ple, pour le pét­role dont l’é­conomie doit être régulée au niveau mondial.

Notons enfin que l’or­gan­i­sa­tion tra­di­tion­nelle du secteur élec­trique était conçue pour éviter les prob­lèmes ci-dessus men­tion­nés. Mais elle n’ex­clu­ait pas une con­cur­rence avec d’autres moyens d’u­tilis­er les sources pri­maires qu’une con­ver­sion en élec­tric­ité répar­tie par un réseau public.

Il n’est pas inutile de dire, car cela sem­ble un peu oublié, que cette forme de con­cur­rence était un aigu­il­lon auquel les élec­triciens étaient sen­si­bles, en tout cas en France.

Il ne peut en être de même dans une organ­i­sa­tion qui mul­ti­plie les acteurs élec­triques et les ori­ente vers une con­cur­rence entre eux.

En résumé

La mise en con­cur­rence des pro­duc­teurs d’élec­tric­ité con­nec­tés à un réseau pub­lic est peu naturelle mais pos­si­ble moyen­nant un encadrement tech­nique strict.

On ne peut aujour­d’hui préjuger de son influ­ence à court terme sur les niveaux moyens de prix tels que con­statés par les con­som­ma­teurs. Par con­tre il est qua­si cer­tain que de sérieux prob­lèmes de sta­bil­ité des prix et de finance­ment des investisse­ments se poseront à moyen terme si la con­cur­rence à court terme fonc­tionne bien.

Quoi qu’il en soit, la mise en con­cur­rence des pro­duc­teurs d’élec­tric­ité est un proces­sus main­tenant engagé irréversible­ment en Europe.
Les respon­s­ables poli­tiques et indus­triels vont devoir le gér­er en ten­ant compte de ce qu’est vrai­ment l’élec­tric­ité dis­tribuée par réseau au public :

  • tech­nique­ment, un moyen de trans­mis­sion instan­ta­née d’une énergie indis­cern­able­ment pro­duite par toutes les cen­trales con­nec­tées au réseau,
  • économique­ment, une grande con­som­ma­trice d’in­vestisse­ments lourds immo­bil­isés très longtemps, qui représen­tent une impor­tante par­tie de son coût,
  • poli­tique­ment, une indus­trie du secteur de l’én­ergie, avec les con­traintes économiques et sociales que cela entraîne.

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