Reddition et partition de l’Allemagne, mai-juin 1945

Dossier : Libres proposMagazine N°583 Mars 2003
Par René BONDOUX (Bâtonnier)

Avant-hier, dans le Jour­nal du Dimanche, j’ai lu qu’un jour­nal­iste avait posé à un cer­tain nom­bre de per­son­nal­ités la ques­tion : “Que faisiez-vous le 8 mai 1945 ?”

Pour ma part, je n’ai pas besoin de beau­coup réfléchir pour don­ner la réponse. Le sou­venir de ce 8 mai 1945 est présent dans ma mémoire avec une fidél­ité et une acuité extraordinaires.

Très sim­ple­ment, je vais vous décrire ce que j’ai vu à Berlin, en ce jour his­torique. Et, tan­dis que je vais par­ler, devant moi vont sur­gir et s’animer les per­son­nages, dans le décor qui fut le leur, je vais retrou­ver l’ex­pres­sion de leurs regards, la couleur de leurs vis­ages, de leurs uni­formes, comme si cela était, ici, cette salle, aujourd’hui.

À vrai dire, je ne pen­sais pas, le 8 mai 1945, que la Prov­i­dence me per­me­t­trait quar­ante-cinq ans plus tard, de vous racon­ter cette journée […].

8 mai 1945 !

N’ou­blions pas d’où nous venions et les cinq années vécues depuis 1940… N’ou­blions ni le drame ni la nuit ni la France sous les crêpes et sous les voiles noirs. Mais ayons garde de ne pas oubli­er l’ap­pel à la Résis­tance, puis l’é­ton­nante recon­sti­tu­tion de l’ar­mée française en Afrique du Nord.

Cette armée va d’abord, en Ital­ie, par son corps expédi­tion­naire de qua­tre divi­sions d’élite, sous le com­man­de­ment du général Juin, don­ner aux Alliés un mag­nifique exem­ple et jus­ti­fi­er d’une con­fi­ance retrouvée.

Puis, ces divi­sions, après la cam­pagne d’I­tal­ie, vont con­stituer aux côtés de la 1re et de la 5e Divi­sions et de la 1re Divi­sion des Français libres ain­si que d’u­nités con­sti­tuées non seule­ment avec des élé­ments d’Afrique du Nord, mais égale­ment avec des évadés de France que n’ont pas découragé les séjours ingrats dans les cel­lules des pris­ons espag­noles, l’essen­tiel du corps de bataille de la 1re armée française.

Cette 1re armée, à son tour, portée par son ent­hou­si­asme, sub­juguée par la volon­té de son chef, le général de Lat­tre de Tas­signy, va, sous les yeux admi­rat­ifs des chefs alliés, don­ner à tous une grande leçon d’héroïsme, de capac­ité manœu­vrière, d’ardeur aux com­bats, à tel titre que les accords de Yal­ta, à cause d’elle, vont dans une cer­taine mesure s’en trou­ver modifiés.

En effet, la vic­toire des Alliés et la red­di­tion de l’Alle­magne avaient bien été prévues à Yal­ta. Cepen­dant, le dénoue­ment du drame, selon ces accords, devait sim­ple­ment don­ner lieu à la réu­nion et aux déci­sions con­jointes des trois grands Alliés : États-Unis, Grande-Bre­tagne, Union sovié­tique. Et voici que sous l’au­torité et l’égide du général de Gaulle, la France, grâce aux com­bats vic­to­rieux du général Juin, en Ital­ie, grâce à la mag­nifique épopée de De Lat­tre avec la 1re armée française, libérant le tiers du ter­ri­toire, puis fran­chissant le Rhin et s’en­fonçant au cœur de l’Alle­magne, la France va s’im­pos­er comme 4e partenaire.

Évoquons donc les journées qui vont précéder le 8 mai.

Les événe­ments se bous­cu­lent. L’ar­mée améri­caine et les forces bri­tan­niques fon­cent dans le nord de l’Alle­magne. L’ar­mée française, elle, après la Forêt-Noire, a tra­ver­sé le Wurtem­berg et pousse vers la Bav­ière, le Tyrol ; les Sovi­ets, eux, assiè­gent Berlin, et voici qu’il est annon­cé que les Alle­mands vont capituler..

Pour ma part, depuis deux mois, j’as­sume les fonc­tions de chef de cab­i­net du général de Lat­tre. Je me trou­ve con­stam­ment à ses côtés. J’avais, je dois l’avouer, con­nu amer­tume et déso­la­tion lorsque j’avais dû, pour pren­dre ces fonc­tions, quit­ter le com­man­de­ment d’un escadron de blind­és avec lequel j’avais fait cam­pagne depuis l’Afrique du Nord. Mais ras­surez-vous, je n’al­lais pas longtemps regret­ter d’avoir été appelé auprès de lui par ce chef hors série.

Dans la nuit du 3 au 4 mai parvient au quarti­er général de la 1re armée un télé­gramme du général de Gaulle avisant de Lat­tre qu’il est désigné pour sign­er au nom de la France l’acte de capit­u­la­tion ou déc­la­ra­tion de ces­sa­tion des hos­til­ités et que toutes pré­ci­sions lui seront don­nées inces­sam­ment à ce sujet.

Ai-je besoin de vous dire la sat­is­fac­tion et la fierté qu’éprou­ve de Lat­tre. Le chemin par­cou­ru a été rude, mais quelle récom­pense pour la 1re armée française pour l’ef­fort fourni !

Cepen­dant, trois jours plus tard, dans la mat­inée nous apprenons par un mes­sage du général Eisen­how­er, que dans la nuit, la nuit du 7 mai, le général alle­mand Jodl avait apporté à Reims la capit­u­la­tion des forces alle­man­des à une délé­ga­tion com­posée des généraux Bedell Smith, Sus­la­parov et du général Sevez, sous-chef d’é­tat-major de l’ar­mée française.

Certes, en apprenant la nou­velle de la vic­toire et la capit­u­la­tion alle­mande sur le front de l’Ouest, tout au moins, de Lat­tre est joyeux, bien sûr. Mais serais-je franc ? Oui, cette joie est nuancée d’amer­tume et de regret.

De Lat­tre n’est pas telle­ment heureux de savoir que cette capit­u­la­tion, qu’il devait recevoir de l’en­ne­mi, c’est un autre qui avait béné­fi­cié de cet événe­ment excep­tion­nel. Dans ses Mémoires, de Lat­tre a écrit qu’il s’é­tait estimé privé “de la plus fière sat­is­fac­tion que puisse jamais con­naître un soldat”.

De Gaulle, du reste, a bien sen­ti qu’il en serait ain­si chez de Lat­tre. À cette occa­sion, je puis vous con­fi­er la pas­sion avec laque­lle j’ai été par­fois amené, en des cir­con­stances excep­tion­nelles, à analyser les rela­tions psy­chologiques entre ces trois hommes aux per­son­nal­ités fasci­nantes : de Gaulle, Juin, de Lat­tre. Entre ces trois hommes exis­tait une sorte de com­plic­ité ani­mée par l’amour de la France, la volon­té de lui apporter la vic­toire indis­pens­able à sa survie, la fac­ulté d’en­t­hou­si­asme sans lim­ites pour les couleurs français­es, mais dans le même temps, chez ces trois hommes la volon­té de se sur­pass­er, mieux que l’autre, peut-être, plus haut que l’autre, peut-être. Si bien qu’il était sous-jacent un sen­ti­ment, ne dis­ons pas de rival­ité, mais d’at­ten­tive sur­veil­lance réciproque, cha­cun con­nais­sant bien sûr les forces et les faib­less­es du car­ac­tère des deux autres.

Ain­si, de Lat­tre reçoit du général de Gaulle, peu de temps après le télé­gramme du général Eisen­how­er, un mes­sage quelque peu con­so­la­teur : “Étant don­né grade et per­son­nal­ité du général Bedell Smith et puisque le général Mont­gomery ne sig­nait pas, il n’au­rait pas con­venu que vous fussiez der­rière Bedell Smith… À tout pren­dre, je pense qu’il est mieux d’être le vain­queur que le sig­nataire — Stop — Ami­tiés — Général de Gaulle.”

Le style est con­den­sé, éblouis­sant. Certes, ce sont des fleurs pour de Lat­tre mais l’amer­tume demeure. De Lat­tre n’a tout de même pas été le sig­nataire. Heureuse­ment, cette amer­tume ne va pas être de longue durée car dans la nuit suiv­ante, la nuit du 7 au 8 mai, nous allons con­naître des heures qui ne seront pas de som­meil… mais qui seront fantastiques.

Pour ma part, le 7 mai, en fin d’après-midi, j’avais eu à vivre un événe­ment en soi déjà riche de sou­venirs et d’é­mo­tion. Plusieurs officiers améri­cains étaient venus à Lin­dau, à notre quarti­er général, pour y accom­pa­g­n­er un cer­tain nom­bre de per­son­nal­ités retenues en otage ou en cap­tiv­ité, tout au moins en cap­tiv­ité de forter­esse, en Alle­magne, et qu’une unité améri­caine avait délivrées. Il s’agis­sait de : Dal­adier, Paul Rey­naud, du général Gamelin, du général Wey­gand, de Jean Boro­tra, de Jouhaux, de Michel Clé­menceau ain­si que de la sœur et du beau-frère du général de Gaulle.

J’avais charge évidem­ment que ces per­son­nal­ités retrou­vant la liber­té, au quarti­er général même de l’ar­mée française vic­to­rieuse, y trou­vent l’ac­cueil qui con­ve­nait. Cepen­dant, dans la nuit, le général de Lat­tre rece­vait du général de Gaulle l’or­dre de met­tre en état d’ar­resta­tion le général Wey­gand, dont il avait été le chef d’é­tat-major, lui, de Lat­tre, et Jean Boro­tra parce que tant le général Wey­gand que Boro­tra avaient assumé, pen­dant un temps, des respon­s­abil­ités que leur avait con­fiées le gou­verne­ment de Vichy.

Ai-je besoin de vous dire que ma nuit fut agitée. Il est bon que vous sachiez que les ordres du général de Gaulle ont certes été exé­cutés, mais qu’ils l’ont été dans des cir­con­stances telles que le général Wey­gand comme Jean Boro­tra ont exprimé leur recon­nais­sance au général de Lat­tre pour la manière dont, en grand seigneur, il avait exé­cuté les ordres. Ain­si le général Wey­gand fut-il “con­duit” à Paris mais dans la voiture même du général de Lat­tre, avec un aide de camp du général de Lat­tre, et après que les hon­neurs mil­i­taires lui eussent été ren­dus par un batail­lon avec dra­peau et fanfare.

Or, voici que dans le même temps au cours de cette nuit arrive un nou­veau télé­gramme pour le général de Lat­tre, signé du chef d’é­tat-major de la Défense nationale : “Vous êtes désigné par le général de Gaulle pour par­ticiper à la sig­na­ture de l’acte solen­nel de la capit­u­la­tion à Berlin.”

Ain­si, tout était remis en cause. Sans doute parce que les Sovi­ets avaient con­sid­éré d’une part que la capit­u­la­tion en rase cam­pagne des armées du front occi­den­tal ne cor­re­spondait pas à la véri­ta­ble red­di­tion qu’on était en droit d’at­ten­dre de l’Alle­magne, et, parce que, d’autre part, ils esti­maient que le chef du IIIe Reich devait être par­tie à cette capit­u­la­tion pour bien offi­cialis­er que cette capit­u­la­tion serait celle du IIIe Reich État souverain.

Or, Hitler s’é­tait évanoui dans la nature. Évanoui, car nous ne savions pas encore et per­son­ne ne savait, à cette date, que Hitler avait mis fin à ses jours dans son bunker de Berlin, dans les cir­con­stances wag­néri­ennes que vous savez. À la suite de la dis­pari­tion de Hitler, l’ami­ral Dönitz avait pris en mains les des­tinées du IIIe Reich. Pour ce, il avait quit­té le com­man­de­ment de la Kriegs­ma­rine pour pren­dre les rênes du gouvernement.

À Dönitz à la tête de la Kriegs­ma­rine avait suc­cédé l’ami­ral Von Freuden­burg, tan­dis que Goer­ing, lui, qui avait égale­ment dis­paru, avait lais­sé le poste de com­man­dant de la Luft­waffe au général Stumpf. L’ami­ral Dönitz avait alors décidé que Kei­t­el, le généralis­sime de toutes les forces mil­i­taires du IIIe Reich, serait son représen­tant pour sign­er l’acte de red­di­tion incon­di­tion­nelle du IIIe Reich, à Berlin, et qu’il y serait accom­pa­g­né par l’ami­ral Von Freuden­burg et par le général Stumpf.

La céré­monie de la red­di­tion était prévue pour avoir lieu à Berlin, à l’é­tat-major du maréchal Joukov, com­man­dant le groupe d’ar­mées sovié­tiques qui avait libéré Berlin et qui, lui, représen­terait Staline.

Après donc une nuit agitée, à l’aube du 8 mai, le général de Lat­tre accom­pa­g­né de son chef d’é­tat-major, le colonel Demetz, et de votre servi­teur, son chef de cab­i­net, par­tait pour l’aéro­port de Wen­gen où un avion Dako­ta, envoyé per­son­nelle­ment par le général Eisen­how­er, devait nous emmen­er vers Berlin.

Berlin !

Son sur­vol, avant notre atter­ris­sage à Tem­pel­hof, me laisse le sou­venir d’une vision apoc­a­lyp­tique. Berlin n’é­tait qu’a­mon­celle­ment de ruines, de ruines vom­ies de bâti­ments anéan­tis recou­vrant la trace même des rues à peine dis­cern­ables. Les gros murs de cer­taines maisons tenaient encore debout mais, sur­volées, ces maisons sans toit, décapitées, appa­rais­saient comme des car­cass­es vides…

À Tem­pel­hof, des officiers sovié­tiques nous attendaient et rapi­de­ment nous con­dui­saient, en voiture, vers une des­ti­na­tion incon­nue. En réal­ité, c’est vers un petit vil­lage, à l’est de Berlin, à Karl­shorst, que nous nous ren­dions. Pourquoi Karlshorst ?

Sim­ple­ment en rai­son du fait que cette petite aggloméra­tion avait été mirac­uleuse­ment épargnée par les bom­barde­ments et que le maréchal Joukov y avait implan­té son quarti­er général. L’essen­tiel de ce vil­lage était con­sti­tué de bâti­ments qui, autre­fois, abri­taient une école de sous-officiers de l’ar­mée alle­mande, bâti­ments que les unités sovié­tiques avaient immé­di­ate­ment occupés. Or, tout autour de cette école se trou­vaient des pavil­lons, dis­ons de petites vil­las, qui avaient abrité, sans doute, les officiers et le per­son­nel d’encadrement.

Si bien que Joukov dis­po­sait de vil­las pour lui-même et pour son état-major et que d’autres vil­las allaient se trou­ver disponibles pour les délé­ga­tions des autres armées alliées… délé­ga­tions, du reste, peu nom­breuses. Bien sûr, la délé­ga­tion sovié­tique était, elle, com­posée du maréchal Joukov entouré de plusieurs de ses généraux. Le maréchal Joukov com­mandait le groupe d’ar­mées qui avait pris Berlin. Il avait mené de main de maître cette manœu­vre remar­quable d’encer­clement de la cap­i­tale allemande.

Puis, il y avait les délégués alliés, le maréchal de l’Air Ted­der, Bri­tan­nique, com­man­dant en chef des forces d’avi­a­tion sur le front de l’Ouest et qui avait été désigné par le général Eisen­how­er pour le représen­ter. Il y avait le général Spaatz, général d’avi­a­tion améri­cain, représen­tant les États-Unis, enfin, le général de Lat­tre, représen­tant la France.

Quand la délé­ga­tion française est arrivée, c’est-à-dire le général de Lat­tre, le colonel Demetz et moi-même, je peux dire qu’elle n’é­tait guère atten­due, à tel point que lorsque je me suis ren­du, par curiosité, pour voir la salle en laque­lle aurait lieu la céré­monie de red­di­tion, j’ai décou­vert qu’au mur de cette grande salle (cor­re­spon­dant sans doute à la salle d’hon­neur ou à la salle des fêtes de cette école de sous-officiers) se trou­vait un fais­ceau avec trois dra­peaux, mais le dra­peau français en était absent ! Et, lorsque m’adres­sant à un offici­er bri­tan­nique, lui aus­si venant recon­naître les lieux, j’ai eu pour réponse une inter­ro­ga­tion : “Mais que faites-vous ici ?” Et comme je lui pré­ci­sais que nous étions venus pour sign­er et recevoir la capit­u­la­tion alle­mande, il a eu cette expres­sion char­mante : “Mais pourquoi pas les Chinois ?”

C’est pour vous décrire l’at­mo­sphère. Atmo­sphère telle qu’il a été néces­saire que de Lat­tre, qui était un seigneur et qui avait ce don extra­or­di­naire de savoir être à la fois l’homme des grandes colères, mais aus­si l’homme des grandes séduc­tions, a dû pen­dant toute une journée plaider la cause de la France pour que celle-ci ait vrai­ment sa place à la table de la signature.

Je dois dire qu’il avait trou­vé auprès du maréchal Joukov une oreille très favor­able. Entre les deux hommes très spon­tané­ment est née une ami­tié qui a demeuré et qui était réelle. De plus, il a trou­vé auprès du maréchal Ted­der un ami très loy­al pour la France.
Joukov et Ted­der s’é­taient lais­sés gag­n­er par les argu­ments de De Lat­tre. Ils étaient pleine­ment con­scients que l’ef­fort fan­tas­tique accom­pli par la France pour se libér­er et recon­stituer une armée et par­ticiper aux com­bats de la vic­toire jus­ti­fi­ait qu’elle fut présente à la table de capit­u­la­tion et que cette présence y soit offi­cial­isée par la sig­na­ture et son représen­tant. Assez rapi­de­ment, de Lat­tre avait obtenu de Joukov et de Ted­der ce qui avait été à l’o­rig­ine prévu, à savoir que la capit­u­la­tion alle­mande serait reçue par Joukov pour les Forces de l’Est, par Ted­der représen­tant Eisen­how­er, pour les Forces de l’Ouest, les deux pays Amérique et France devant sign­er comme témoins alors que Joukov et Ted­der sign­eraient comme parties.

Cepen­dant, dans l’après-midi même, survint, venant de Moscou, celui qui était l’œil et le bras droit de Staline, Vychin­s­ki, Vychin­s­ki le ter­ri­ble. Pro­cureur général des procès des grandes purges de l’ar­mée sovié­tique avant-guerre, Vychin­s­ki vice-min­istre des Affaires étrangères, l’homme de Molo­tov. Et Vychin­s­ki sur­venant de Moscou a immé­di­ate­ment déclaré : “Que la France signe comme témoin, c’est nor­mal, compte tenu de l’ef­fort que la France vient d’ac­com­plir pour sa recon­quête et pour se join­dre au con­cert des Alliés de Yal­ta, mais que les États-Unis, eux, vien­nent à sign­er comme témoins, cela est inad­mis­si­ble, pourquoi ? Sim­ple­ment parce qu’ils sont représen­tés par le général Eisen­how­er qui a envoyé son délégué, le maréchal Ted­der.” Et de nou­veau tout fut à recom­mencer parce qu’à par­tir du moment où Vychin­s­ki refu­sait la sig­na­ture du représen­tant des États-Unis, le général Spaatz, lui, refu­sait la sig­na­ture de la France.
Alors, tout fut recom­mencé. Il a fal­lu repren­dre la bagarre à zéro et que de Lat­tre, pen­dant des heures, exprime et développe son exi­gence et se fasse l’av­o­cat de la France.

La nuit arrivait et le protocole n’était pas signé…

Enfin, au début de la nuit, l’ac­cord étant finale­ment sur­venu et Vychin­s­ki s’é­tant incliné, les pro­to­coles ayant été tapés en trois langues et en huit exem­plaires de chaque langue, avec les préséances dif­férentes dans cha­cun des pro­to­coles, put être envis­agée la sig­na­ture offi­cielle. Et cette céré­monie fut un spec­ta­cle extraordinaire.

Dans cette salle très banale d’une école de cadres se trou­vait dis­posée, devant le mur du fond, une table avec cinq sièges où pren­nent place le maréchal Joukov au milieu, le maréchal Ted­der à sa droite, Vychin­s­ki à la droite de Ted­der. À la gauche de Joukov, le général Spaatz, à la gauche de celui-ci, de Lat­tre. Enfin, à la gauche de De Lat­tre, un six­ième siège réservé au sig­nataire alle­mand. Per­pen­dic­u­laire­ment à cette table du fond, une longue table en fer à cheval, avec des sièges pour les officiers alliés. Nous étions peut-être une cinquan­taine en tout, surtout Sovié­tiques, quelques Améri­cains, quelques Anglais et deux Français. Enfin, près de la porte d’en­trée, une sim­ple table pré­parée pour la délé­ga­tion alle­mande avec trois sièges.

Lorsque nous avons pris place et gag­né les sièges qui nous étaient réservés, Joukov a pronon­cé quelques mots de bien­v­enue à l’é­gard des délé­ga­tions. Puis, il nous a fait signe de nous asseoir. Quelques sec­on­des après s’ou­vrait à dou­ble bat­tant la porte d’en­trée et sur­gis­sait, je le vois encore en ce moment, le maréchal Kei­t­el avec son uni­forme à pare­ments rouges, ses galons d’or, son bâton de maréchal à la main, sa cape sur le dos, salu­ant Joukov, salu­ant l’as­sis­tance et nous tous de son bâton de maréchal. Alors, bien sûr, nous avons tous fixé les yeux sur le maréchal Joukov en nous inter­ro­geant : va-t-il se lever ? Joukov est resté de mar­bre, assis, nous sommes donc restés assis et Kei­t­el a lais­sé tomber son bâton de maréchal sur la table avec vrai­ment le sen­ti­ment que les hon­neurs ne seraient pas ren­dus aux vaincus.

À ses côtés prirent place l’ami­ral Von Freuden­burg et le général Stumpf, c’est-à-dire les chefs de la Marine et de l’Avi­a­tion. Enfin, der­rière eux trois, se tenaient debout six officiers alle­mands, tous de gabar­it impres­sion­nant, en grande tenue, por­teurs de déco­ra­tions mul­ti­ples, croix de fer avec glaive et dia­mants, et l’on dis­cer­nait que ces sol­dats vivaient inten­sé­ment l’ef­fon­drement de leur pays, sa mort, son désastre.

La séance a été extrême­ment dépouil­lée. Joukov s’est levé, a posé à Kei­t­el des ques­tions très sim­ples : “Avez-vous les pou­voirs de votre gou­verne­ment, de l’ami­ral Dönitz pour représen­ter le IIIe Reich ?” Pour répon­dre, Kei­t­el — sans doute était-ce sa revanche — est demeuré assis. Il a répon­du : “Oui.”
“Vous avez pris con­nais­sance de l’acte de red­di­tion inconditionnelle ?”
“Oui.”
“Avez-vous une obser­va­tion à présenter ?”
“Non.”
“Eh bien, venez donc signer.”

Et alors s’est instal­lé un véri­ta­ble bal­let puisque aus­si bien à côté de De Lat­tre se trou­vait la place libre pour que cha­cun des sig­nataires du IIIe Reich vienne y pren­dre place. Ain­si, suc­ces­sive­ment, Kei­t­el puis Von Freuden­burg, puis Stumpf sont allés sign­er tous les exem­plaires de l’acte de red­di­tion. C’est du reste au moment où Kei­t­el se dirigeait vers cette table que je l’ai enten­du, étant tout proche de lui, assis à une des places d’une des tables per­pen­dic­u­laires, à côté de la table des plénipo­ten­ti­aires alle­mands, pas­sant à côté de moi, pronon­cer une phrase puis dis­cern­er le mot “franzö­sisch”. Je me suis penché vers mon inter­prète et celui-ci m’a dit : “Il vient de dire : Oh, sign­er à côté d’un Français, c’est vrai­ment un comble !”

La vérité est qu’il allait sign­er non seule­ment à côté d’un Français, mais sign­er sous le dra­peau français. En effet, l’après-midi, avec le colonel Demetz, nous avions pu faire le néces­saire pour trou­ver un bleu de chauffe, un linge blanc et un dra­peau rouge (ce qui n’é­tait pas dif­fi­cile à Karl­shorst), et nous avons pu faire coudre rapi­de­ment par des petites ouvrières sovié­tiques un dra­peau français qui fut par la suite placé au cen­tre du fais­ceau. Les Russ­es avaient fait le néces­saire pour que le dra­peau sovié­tique sur­monte le fais­ceau, et que les dra­peaux des trois autres Alliés se trou­vent sur le même plan, la ban­nière étoilée à gauche, l’U­nion Jack à droite, le dra­peau français au milieu.

Après la sig­na­ture par les plénipo­ten­ti­aires alle­mands, Joukov, avant le départ de ceux-ci, a posé une nou­velle ques­tion à Kei­t­el : “Avez-vous une remar­que à faire ?” Et Kei­t­el a répon­du : “Oui, je viens de sign­er que la red­di­tion prendrait effet à minu­it, com­ment voulez-vous qu’il en soit ain­si et que les trans­mis­sions puis­sent exé­cuter en temps utile, je demande vingt-qua­tre heures de délai pour l’exé­cu­tion.” Joukov s’est penché rapi­de­ment vers ses voisins : “Requête rejetée”.

Alors Kei­t­el a salué de son bâton de maréchal et quit­té la salle avec les plénipo­ten­ti­aires alle­mands. Les portes se sont refer­mées sur eux.

La reddition était consommée.

Alors, à ce moment, s’est déroulé un spec­ta­cle que je n’ou­blierai jamais dans son inten­sité et sa spontanéité.

Les officiers sovié­tiques, les Anglais, qui pour­tant d’habi­tude sont réservés, les officiers améri­cains se sont véri­ta­ble­ment jetés les uns sur les autres dans un con­cert de “Hour­ra”, de cris et de chants d’en­t­hou­si­asme. J’avais l’im­pres­sion que nous nous trou­vions en présence de sup­port­ers d’une équipe de foot­ball venant de gag­n­er une épreuve.

Pour ma part, je dois le dire, j’ob­ser­vais de Lat­tre du coin de l’œil, j’ex­am­i­nais Demetz et savais ce qu’ils pen­saient. Sans doute, comme moi-même, pen­saient-ils que le temps était à la joie bien sûr, que les hurlements de joie se jus­ti­fi­aient évidem­ment, mais qu’il y avait aus­si à évo­quer les sou­venirs de beau­coup de peines, de beau­coup de larmes, de beau­coup de morts et de déportés, et de beau­coup de tristesse à apais­er avant de crier trop fort notre joie.

Telle que je m’en sou­viens, voici pour évo­quer rapi­de­ment cette céré­monie de la red­di­tion du 8 mai.

Main­tenant, […] je vais vous dire quelques mots de ce qui s’est passé à Berlin, trois semaines plus tard, le 5 juin.

Dès le lende­main du 8 mai nous étions entrés véri­ta­ble­ment dans l’ère de l’exé­cu­tion de la red­di­tion incon­di­tion­nelle de l’Alle­magne. Le 2 juin au quarti­er général de De Lat­tre, nous rece­vions un mes­sage nous avisant de l’ac­cord des qua­tre gou­verne­ments USA, URSS, Grande-Bre­tagne et France pour la sig­na­ture et la pro­mul­ga­tion à Berlin, le 4 ou le 5 juin, par les com­man­dants en chef des armées de la mise en œuvre des organ­ismes de con­trôle en Allemagne.

De nouveau, nous allions nous rendre à Berlin.

Mais ce 5 juin l’at­mo­sphère était tout à fait dif­férente. Ce n’é­tait plus à Karl­shorst qu’avait lieu la réu­nion, mais à Berlin même où Joukov avait trou­vé le moyen d’avoir à sa dis­po­si­tion une vil­la, mal­gré les bom­barde­ments, fort agréable­ment retapée, au bord de pelous­es et d’un lac.

Cette fois-ci, Joukov accueil­lait pour les Alliés le général Eisen­how­er accom­pa­g­né d’un con­seiller diplo­ma­tique Bob Mur­phy, l’An­gleterre était représen­tée par le maréchal Mont­gomery accom­pa­g­né, lui aus­si, d’un con­seiller diplo­ma­tique. Joukov avait à ses côtés, bien enten­du, Vychin­s­ki, quant à de Lat­tre, il s’é­tait entouré pour ce voy­age du général Kolz, de Jacques Rueff comme con­seiller économique et financier et de M. de La Tour­nelle, ambassadeur.

Nor­male­ment tout aurait dû baign­er dans l’huile.

Il était, en effet, prévu de sign­er sim­ple­ment une con­ven­tion com­mune dont le texte avait été antérieure­ment établi. Cepen­dant, une séance de tra­vail était néces­saire pour met­tre au point la com­mis­sion de con­trôle et les con­di­tions dans lesquelles l’Alle­magne serait gou­vernée avec le con­trôle de la Com­mis­sion inter­al­liée dans cha­cune des zones prévues.

Or, le drame allait naître car tan­dis que le général Eisen­how­er demandait à met­tre immé­di­ate­ment, noir sur blanc, les pre­scrip­tions, à don­ner à la Com­mis­sion de con­trôle et les con­di­tions de tra­vail de celle-ci, Joukov et Vychin­s­ki répondaient que cette exi­gence était pré­maturée : “Non, dis­aient-ils, pas main­tenant, plus tard.” “Mais pourquoi, répli­quait Eisen­how­er, pourquoi pas tout de suite ?” “Ah ! répli­quait Joukov, parce que les Alliés occi­den­taux, en par­ti­c­uli­er, vous, les Améri­cains, vous occu­pez encore mil­i­taire­ment par vos unités des régions qui sont réservées à l’oc­cu­pa­tion sovié­tique. Aus­si, je con­sid­ère que nous ne pou­vons rien faire d’u­tile avant le repliement des armées alliées occi­den­tales sur leurs zones et que les zones réservées à l’oc­cu­pa­tion sovié­tique (c’est-à-dire tout le glacis prévu par Staline) soient libérées de vos armées occi­den­tales et que les Sovi­ets soient chez eux.”

Alors Eisen­how­er réplique : “Mais si c’est cela, on ne peut pas tra­vailler immé­di­ate­ment.” Et Joukov de répon­dre : “Eh bien, on ne va pas tra­vailler.” Et Vychin­s­ki de con­firmer : “On ne peut pas tra­vailler.” “Alors, con­clut Eisen­how­er, qu’ai-je donc à faire ici, puisqu’il en est ain­si je m’en vais.”

Et alors que l’on pas­sait à table pour un grand dîn­er offi­ciel, Eisen­how­er et Mont­gomery demeu­raient assis pen­dant quelques min­utes seule­ment, sim­ple­ment, sym­bol­ique­ment, le temps néces­saire pour que Mont­gomery ait le temps de dire à Joukov qui lui offrait un verre de vod­ka : “Non, pas de vod­ka, je la crache !”

Ensuite, dans les min­utes qui vont suiv­re, Eisen­how­er se lève, Mont­gomery en fait autant comme tous les officiers améri­cains et bri­tan­niques. Tous quit­tent la table. Et Joukov, à son tour, se lève pour les accom­pa­g­n­er jusqu’à l’aéro­port nous lais­sant, nous les Français, en tête à tête avec les Soviétiques.

Ainsi, le 5 juin commence après la joyeuse et formidable union du 8 mai, entre les Alliés, la guerre froide.

Pour ter­min­er, voici deux anecdotes.

Je vous dis­ais que Mont­gomery avait dit à Joukov en cette soirée : “La vod­ka, je la crache !” C’é­tait bien vrai, à tel point que plusieurs années après lorsque le gou­verne­ment bri­tan­nique, soucieux de repren­dre des rela­tions un peu moins ten­dues avec le gou­verne­ment sovié­tique, a dépêché le maréchal Mont­gomery pour une mis­sion excep­tion­nelle de quelques jours en URSS, Mont­gomery étant invité à dîn­er par Staline et se trou­vant à la droite du Sovié­tique s’en­ten­dit dire par Staline : “Mon­sieur le Maréchal, je ne vous offre pas de vod­ka, parce que je sais que vous la crachez.”

C’est ain­si ! Même chez les grands, rien ne s’oublie.

Et cette autre anec­dote, celle de l’in­ter­prète que de Lat­tre avait emmené avec lui le 5 juin.

En effet lors de la céré­monie du 8 mai, nous n’avions pas d’in­ter­prète avec nous. De Lat­tre l’avait regret­té et le 5 juin il déci­da d’avoir auprès de lui un offici­er — c’é­tait un lieu­tenant d’une quar­an­taine d’an­nées — capa­ble d’as­sumer cette fonc­tion d’in­ter­prète. Cet offici­er était d’o­rig­ine russe, issu d’une grande famille. Avant la Révo­lu­tion, en 1917, il apparte­nait même à l’É­cole des cadets des Tsars. À la Révo­lu­tion, sa famille quit­ta la Russie pour gag­n­er l’Oc­ci­dent. Nous retrou­vons cet homme comme lieu­tenant dans un rég­i­ment de para­chutistes de la Légion étrangère et de Lat­tre l’ap­pelle auprès de lui comme inter­prète car il par­lait un russe par­fait, et le voici avec nous à Berlin.

Le maréchal Joukov fort éton­né de la qual­ité de la tra­duc­tion du lan­gage de cet offici­er, sans doute très vite ren­seigné par ses Ser­vices spé­ci­aux sur la per­son­nal­ité de notre inter­prète, fit venir auprès de lui celui-ci : “Dites-moi, lieu­tenant, vous par­lez très bien le russe.” “Mer­ci, mon­sieur le Maréchal répond notre inter­prète au garde-à-vous, je suis très flat­té de votre com­pli­ment.” “Mais pour si bien par­ler, vous con­nais­sez la Russie, vous avez vécu en Russie ?” “Non, non, mon­sieur le Maréchal, je ne con­nais pas la Russie, mais dans ma famille d’o­rig­ine loin­taine slave nous par­lons un peu le russe.” “Ah bon !” reprend Joukov : “Alors écoutez-moi bien, je vois que vous par­lez un russe très cor­rect, assez clas­sique, mais tout de même, vous auriez intérêt à per­fec­tion­ner sous l’an­gle du lan­gage mod­erne. Tenez, je vais faire quelque chose pour vous, je vais vous faire porter à l’avion du général de Lat­tre les œuvres com­plètes de notre génial chef le maréchal Staline, ses dis­cours, ses écrits. Vous pour­rez ain­si vous en inspir­er utile­ment et vous fer­ez des pro­grès en langue russe moderne.”

Ain­si fut fait, à l’avion lorsque nous sommes par­tis pour l’en­vol vers le lac de Con­stance, deux caiss­es con­tenant les dis­cours du maréchal Staline étaient déjà chargées.

J’en ter­mine avec un dernier pro­pos, je ne veux pas dire d’une con­fi­dence, c’est plus que cela, d’une déc­la­ra­tion presque solen­nelle faite par Vychin­s­ki à de Lat­tre en ma présence, le 5 juin, déc­la­ra­tion qui, aujour­d’hui, mérite votre réflexion.

De Lat­tre, à l’is­sue de la céré­monie du 8 mai, avait porté, lors des 27 toasts que nous avions enten­dus dans la nuit au cours d’un somptueux repas en buvant force vod­ka, avait porté un toast dédié au main­tien néces­saire de l’u­nion entre les Alliés et en dis­ant : “Prenez garde, aujour­d’hui, nous voyons des ruines à Berlin, mais les ruines se relèvent… Les Alliés doivent demeur­er vig­i­lants et unis.” Est-ce que Vychin­s­ki avait inter­prété ce pro­pos comme une crainte de la résur­rec­tion allemande ?

Je ne sais, tou­jours est-il que le 5 juin, Vychin­s­ki dit à de Lat­tre : “J’ai beau­coup pen­sé à votre toast du 8 mai et je peux vous ras­sur­er et vous prédire que tant qu’ex­is­tera un jeune Sovié­tique ou une jeune Sovié­tique ayant con­nu les années d’épreuves que nous venons de vivre, je puis vous dire, vous affirmer avec cer­ti­tude qu’en aucune cir­con­stance il n’y aura de réu­ni­fi­ca­tion allemande.”

Aujour­d’hui, en présence des événe­ments actuels, vous en tir­erez, chers amis, comme nous dis­ons dans notre jar­gon du Palais “toutes con­séquences que de droit”.

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