L’opérateur historique et la concurrence.

Dossier : Télécommunications : la libéralisationMagazine N°585 Mai 2003Par Jean-Daniel LALLEMAND (70)

Dans le jeu de la concur­rence dans les télé­com­mu­ni­ca­tions France Télé­com tient le rôle de « l’o­pé­ra­teur his­to­rique » – tout au moins en France, car dans les autres pays d’Eu­rope ou d’ailleurs ses filiales se com­portent bien sûr comme des « nou­veaux entrants ». C’est un grand rôle. Mais ce n’est pas le beau rôle. En tout cas, c’est un rôle bien dif­fi­cile, qui néces­site beau­coup d’exer­cices, de répé­ti­tions et d’ef­forts. Et c’est un rôle ingrat, car mal­gré tout le talent que l’on peut y mettre, les par­te­naires (les concur­rents) et les cri­tiques (les auto­ri­tés en charge de la régu­la­tion ou de la concur­rence) se déclarent rare­ment satis­faits de la performance.

Heu­reu­se­ment, les spec­ta­teurs (les clients), eux, semblent appré­cier, puis­qu’ils res­tent majo­ri­tai­re­ment fidèles à ce « bon vieil opé­ra­teur his­to­rique », tout en se réjouis­sant tout de même qu’il ne soit plus seul en scène.

Historique

France Télé­com, issue de la Direc­tion géné­rale des télé­com­mu­ni­ca­tions, admi­nis­tra­tion cen­trale rele­vant du minis­tère des PTT, a été pen­dant long­temps – un siècle – en situa­tion de mono­pole, sauf sur cer­taines de ses acti­vi­tés comme la vente des ter­mi­naux ou des cen­traux d’en­tre­prises. Sa mise en concur­rence totale s’est effec­tuée en deux étapes.

  • Les lois de 1990 ont doté France Télé­com d’un sta­tut d’é­ta­blis­se­ment auto­nome de droit public char­gé de mis­sions de ser­vice public. Elles ont aus­si défi­ni stric­te­ment le champ res­pec­tif des acti­vi­tés res­tant en mono­pole, comme la télé­pho­nie vocale, des acti­vi­tés en concur­rence sou­mises à auto­ri­sa­tion et des acti­vi­tés tota­le­ment libres.
  • Les lois de 1996, confor­mé­ment aux déci­sions prises au niveau com­mu­nau­taire, ont abro­gé tout mono­pole en matière de télé­com­mu­ni­ca­tions à par­tir du 1er jan­vier 1998. Mais cela seul n’au­rait pas suf­fi. Pour per­mettre à de nou­veaux acteurs d’in­ter­ve­nir sur ce mar­ché jusque-là domi­né par un opé­ra­teur dont les per­for­mances, et cela ne faci­li­tait pas les choses, étaient lar­ge­ment recon­nues et appré­ciées des clients, il a fal­lu ins­tau­rer toute une régle­men­ta­tion spé­ci­fique, extrê­me­ment com­plexe, for­te­ment asy­mé­trique, impo­sant à l’o­pé­ra­teur his­to­rique des contraintes particulières. 
    Une ins­tance admi­nis­tra­tive d’un type nou­veau, l’Au­to­ri­té de régu­la­tion des télé­com­mu­ni­ca­tions (ART), était mise en place pour veiller, aux côtés du ministre char­gé des télé­com­mu­ni­ca­tions, au res­pect et au bon fonc­tion­ne­ment de cette régle­men­ta­tion sec­to­rielle. Dans le même temps, ces lois ont don­né à France Télé­com le sta­tut de socié­té ano­nyme à capi­tal déte­nu majo­ri­tai­re­ment par l’État.


Et le résul­tat est spectaculaire.

Les objec­tifs pour­sui­vis en 1996 ont été par­fai­te­ment atteints. Il faut se rap­pe­ler – mais que tout cela paraît loin­tain, aujourd’­hui ! – les nom­breux débats de l’é­poque : que d’in­ter­ro­ga­tions, de scep­ti­cisme, voire d’op­po­si­tions à pro­pos de l’ou­ver­ture de la télé­pho­nie à la concur­rence, ou encore de la pos­si­bi­li­té de trans­for­mer l’ad­mi­nis­tra­tion des télé­com­mu­ni­ca­tions en une véri­table entreprise !

En quelques années, les nou­veaux opé­ra­teurs se sont mul­ti­pliés, jus­qu’à dépas­ser lar­ge­ment la cen­taine. Après l’i­né­vi­table phase de conso­li­da­tion, ils sont main­te­nant plu­sieurs dizaines et ont pris des parts de mar­ché tout à fait signi­fi­ca­tives, ain­si dans la télé­pho­nie mobile où ils dépassent au total les 50 %.

Quant à France Télé­com, l’ac­tua­li­té des der­niers mois s’est mal­heu­reu­se­ment char­gée de démon­trer à ceux qui pou­vaient encore en dou­ter qu’elle avait à pré­sent tous les attri­buts d’une » vraie entre­prise « , c’est-à-dire en par­ti­cu­lier qu’elle n’est plus immortelle…

Le cadre juri­dique mis en place en 1996 a donc bien joué son rôle qui consis­tait à assu­rer le pas­sage d’une situa­tion de mono­pole à un régime concur­ren­tiel, en évi­tant que l’o­pé­ra­teur his­to­rique ne tente d’a­bu­ser de sa posi­tion domi­nante pour empê­cher le déve­lop­pe­ment d’o­pé­ra­teurs concur­rents et en évi­tant que les consom­ma­teurs les moins favo­ri­sés, géo­gra­phi­que­ment ou éco­no­mi­que­ment, fassent les frais de la fin du mono­pole public. C’est cette der­nière pré­oc­cu­pa­tion qui a conduit à la notion de » ser­vice universel « .

L’asymétrie

Le cadre juri­dique a bien joué son rôle. Le régu­la­teur aus­si. Mais pour­quoi ne pas le dire : France Télé­com aus­si a bien joué son rôle. Un rôle ô com­bien sub­til et paradoxal !

Car, d’un côté, du fait de son pas­sé d’ad­mi­nis­tra­tion, de la pro­prié­té majo­ri­tai­re­ment publique de son capi­tal et des mis­sions de ser­vice public qu’on lui a confiées, la socié­té conti­nue à attendre plus ou moins confu­sé­ment de l’en­tre­prise natio­nale qu’elle pro­pose tous ses ser­vices un peu comme avant, lors­qu’elle était encore » le ser­vice public » natio­nal et en mono­pole. On attend d’elle notam­ment qu’elle ait un rôle émi­nent en matière d’a­mé­na­ge­ment du ter­ri­toire : il paraît encore évident à tous que ses pres­ta­tions doivent être dis­po­nibles sur l’en­semble du ter­ri­toire, et, plus encore, que les prix qu’elle pra­tique soient par­tout iden­tiques, alors même que ses coûts de revient varient for­te­ment en fonc­tion de la den­si­té de population.

En même temps, on lui demande de jouer plei­ne­ment le jeu de la concur­rence et même de se plier de bon gré, de façon à faire de la place à ses concur­rents, à une régle­men­ta­tion asy­mé­trique qui est à son détri­ment. Or ses concur­rents, eux aus­si, ont des coûts bien plus faibles dans les zones les plus denses ; mais eux, ils n’offrent leurs ser­vices que dans ces seules zones, à des prix, du coup, struc­tu­rel­le­ment plus com­pé­ti­tifs que ceux, sou­mis à péréqua­tion, de l’o­pé­ra­teur historique.

Il a fal­lu apprendre. En par­ti­cu­lier l’au­teur de l’ar­ticle, qui fer­raille chez l’o­pé­ra­teur his­to­rique sur le front régle­men­taire, a beau­coup appris.

Que la régu­la­tion ex ante (c’est-à-dire l’im­po­si­tion d’o­bli­ga­tions à rem­plir a prio­ri, comme la four­ni­ture de ser­vices à ses concur­rents), qui était pré­sen­tée comme une étape tran­si­toire vers le régime nor­mal du droit de la concur­rence, bien loin de s’al­lé­ger au fur et à mesure du déve­lop­pe­ment de la com­pé­ti­tion, ne fait que se com­plexi­fier, se rami­fier, se raf­fi­ner…, se ren­for­cer pour tout dire, puisque chaque nou­velle règle du jeu néces­site iné­luc­ta­ble­ment d’être com­plé­tée par un nou­vel ensemble de règles qui sont seules à même de garan­tir le bon fonc­tion­ne­ment de la pre­mière règle…

Que le res­pect d’o­bli­ga­tions ex ante, impo­sées par le régu­la­teur, ne met pas à l’a­bri de pour­suites au titre du droit de la concur­rence ex post, et que si ce der­nier pro­hibe l’a­bus de posi­tion domi­nante, et non la posi­tion domi­nante en elle-même, l’o­pé­ra­teur his­to­rique » jouit » en la matière d’une pré­somp­tion géné­rale d’abus…

Que les hausses de tarifs sont mal venues de qui a la charge du ser­vice uni­ver­sel et doit à ce titre four­nir un ser­vice de qua­li­té à un prix abor­dable à l’en­semble des citoyens. Que, d’un autre côté, les baisses de tarifs sont inop­por­tunes si, moyen­nant cer­taines hypo­thèses qui ne pour­ront jamais être véri­fiées puisque l’ex­pé­rience réelle en sera empê­chée, elles risquent de pro­vo­quer ce que l’on appelle un « effet de ciseaux », c’est-à-dire de concur­ren­cer un tant soit peu vigou­reu­se­ment les offres des autres opé­ra­teurs, les » nou­veaux entrants « …

Que les seg­ments élé­men­taires d’ac­ti­vi­té étant très nom­breux dans le sec­teur des télé­com­mu­ni­ca­tions, et puis­qu’il faut lais­ser une place à tout opé­ra­teur qui déclare vou­loir concur­ren­cer l’o­pé­ra­teur his­to­rique sur tel ou tel de ces seg­ments par­ti­cu­liers, le métier d’un opé­ra­teur glo­bal comme France Télé­com se retrouve de fait décou­pé en un grand nombre d’ac­ti­vi­tés, régu­lées de manière sépa­rée, avec pour seul déno­mi­na­teur com­mun la qua­si-inter­dic­tion faite à l’o­pé­ra­teur glo­bal de faire béné­fi­cier le client final des syner­gies qu’il est seul sus­cep­tible de déga­ger, que ce soit en termes de struc­tures d’offres (cou­plages) ou plus encore de prix…

Que la com­plexi­té crois­sante de la régu­la­tion, asso­ciée à celle de la tech­no­lo­gie qui carac­té­rise le sec­teur, conduit à la para­ly­sie des mar­ke­teurs et à la prise de pou­voir par une nou­velle race d’ex­perts : les « tech­ni­co-régle­men­teurs », qui dis­posent d’une sorte de droit de veto dans l’en­tre­prise (« ça ne pas­se­ra pas » !) et sont les seuls à même de lire, com­prendre et tra­duire des déci­sions du régu­la­teur dont cer­taines font plus de 60 pages…

Que pour lever les ultimes réti­cences des nou­veaux entrants à se lan­cer dans une acti­vi­té qui sup­pose que l’on prenne le risque d’in­ves­tir, l’o­pé­ra­teur his­to­rique peut être conduit à offrir à ses concur­rents l’u­sage, pour un tarif sym­bo­lique, qua­si gra­tuit, de la prin­ci­pale de ses res­sources, la paire de cuivre du réseau local…

Que lors­qu’il existe un fichier de 33 mil­lions de clients qui sont fac­tu­rés très régu­liè­re­ment pour l’a­bon­ne­ment télé­pho­nique, il serait dom­mage pour les opé­ra­teurs concur­rents de ne pas en pro­fi­ter pour ajou­ter à la fac­ture de l’o­pé­ra­teur his­to­rique leurs propres pres­ta­tions, sans que leur nom appa­raisse, et en béné­fi­ciant d’une garan­tie de paie­ment, même en cas de conten­tieux avec les clients finals…

Que lors­qu’on est nou­vel entrant et que l’on sup­porte des coûts de struc­ture réduits, sans com­mune mesure avec ceux d’un opé­ra­teur ins­tal­lé, qui dis­pose entre autres d’un centre de recherches recon­nu mon­dia­le­ment, une manière de faire du chiffre d’af­faires consiste à obte­nir que l’o­pé­ra­teur his­to­rique soit contraint de vous vendre en gros un de ses ser­vices, y com­pris un des ser­vices déve­lop­pés dans son centre de recherches, à un tarif suf­fi­sam­ment bas pour pou­voir le revendre au client final moins cher que lui, tout en déga­geant une marge…

Que la concur­rence ne peut avoir pour seul effet que le départ de clients – jus­qu’a­lors mal infor­més, for­cé­ment – de l’o­pé­ra­teur his­to­rique vers un de ses concur­rents, et que si l’in­verse devait adve­nir, ce serait évi­dem­ment le signe, au mieux d’un défaut de concur­rence, et plus pro­ba­ble­ment d’une concur­rence déloyale de la part de l’o­pé­ra­teur historique…

Des règles pas toujours évidentes

On a beau­coup appris, à France Télé­com. Et on en a tiré quelques enseignements.

Tout d’a­bord, que la concur­rence n’est pas chose natu­relle dans le sec­teur des télé­com­mu­ni­ca­tions, acti­vi­té de réseaux par essence. La concur­rence doit être » for­cée » : il lui faut, pour exis­ter, une régle­men­ta­tion spé­ci­fique, for­te­ment asy­mé­trique, et un régu­la­teur vigi­lant et inter­ven­tion­niste. N’é­tant guère » natu­relles « , les règles de la concur­rence sec­to­rielle ne vont pas tou­jours de soi, et il est inévi­table que l’on se trompe par­fois. Le régu­la­teur peut se trom­per, ou tout du moins tâton­ner quelque peu avant de trou­ver le méca­nisme qui va conduire à l’é­qui­libre qu’il recherche.

Et l’o­pé­ra­teur his­to­rique peut se trom­per, lui aus­si. Au quo­ti­dien, tout d’abord.

Il faut que chaque mar­ke­teur ait le réflexe et la dis­ci­pline d’exa­mi­ner si telle inno­va­tion, qui répond aux attentes des clients, et doit per­mettre à France Télé­com, et par­fois même au-delà à tout le sec­teur, de se déve­lop­per et de pro­gres­ser, ne risque pas d’être consi­dé­rée comme anti­con­cur­ren­tielle à un titre ou à un autre. Mal­gré des débats internes nom­breux, la » véri­té » est loin d’ap­pa­raître évi­dente en ces matières. Des choix sont faits, qui par­fois se révèlent erronés.

Il faut que chaque ven­deur, à qui il est deman­dé d’at­teindre des objec­tifs com­mer­ciaux ambi­tieux tout en conti­nuant à hono­rer la mis­sion de ser­vice public qui est confiée à France Télé­com et qu’at­tend au demeu­rant la grande majo­ri­té de ses clients, soit atten­tif à res­pec­ter scru­pu­leu­se­ment, non pas les règles – il y en a peu -, mais bien plu­tôt les atti­tudes pres­crites par le droit de la concur­rence. Il peut arri­ver qu’un huis­sier man­da­té par un concur­rent constate ici ou là une petite entorse.

Mais l’o­pé­ra­teur his­to­rique peut se trom­per éga­le­ment sur le plan stratégique.

A‑t-il inté­rêt à faire por­ter tel ser­vice ou telle offre par sa filiale de télé­pho­nie mobile, ou par sa filiale Inter­net, ou encore par la mai­son mère (en charge de la télé­pho­nie fixe) ? Au-delà de ces ques­tions clas­siques, un opé­ra­teur his­to­rique doit en plus prendre en consi­dé­ra­tion la dimen­sion régle­men­taire et concur­ren­tielle car ses impli­ca­tions peuvent être très dif­fé­rentes. Quelle place doit-il occu­per sur le mar­ché inter­mé­diaire, c’est-à-dire le mar­ché des offres de gros qui per­mettent à ses concur­rents de lui prendre des parts de mar­ché sur le mar­ché de détail ? Ces ques­tions sont extrê­me­ment com­plexes et le fait que la méca­nique concur­ren­tielle n’o­béit pas, ici, à des lois natu­relles, ne fait que leur adjoindre une incon­nue majeure.

La « bonne » et la « mauvaise » concurrence

De l’ex­pé­rience de ces cinq années de concur­rence com­plète, on a éga­le­ment tiré l’en­sei­gne­ment que la « bonne » concur­rence, c’est-à-dire la concur­rence qui béné­fi­cie dura­ble­ment aux clients finals, est celle qui s’ins­talle entre des opé­ra­teurs « du métier ». Et ce métier consiste fon­da­men­ta­le­ment à offrir au client « l’ac­cès » au monde des com­mu­ni­ca­tions électroniques.

C’est l’ac­cès qui est pri­mor­dial ici, le reste – les com­mu­ni­ca­tions – en découle.

Un opé­ra­teur qui four­nit l’ac­cès a un com­por­te­ment sain : il cherche à déve­lop­per l’u­sage que peut faire son client de son accès au monde des com­mu­ni­ca­tions élec­tro­niques en pro­mou­vant tous les ser­vices, car tous les ser­vices lui rap­portent, direc­te­ment ou indi­rec­te­ment (ain­si le méca­nisme des ter­mi­nai­sons d’ap­pel qui inté­resse l’o­pé­ra­teur au tra­fic arri­vée). Ce modèle conduit à une concur­rence entre des opé­ra­teurs qui, tout en cher­chant cha­cun à aug­men­ter ses propres parts de mar­ché, ont tous inté­rêt à faire croître le même mar­ché, à l’ins­tar des construc­teurs auto­mo­biles qui œuvrent tous à la crois­sance du mar­ché auto­mo­bile dans son ensemble : c’est le cas, pour les télé­com­mu­ni­ca­tions, des mobiles.

Par contre une concur­rence qui consiste à ouvrir, plus ou moins arti­fi­ciel­le­ment, des espaces entre dif­fé­rents seg­ments du réseau ou des ser­vices pour per­mettre à une myriade de four­nis­seurs de ser­vices de pros­pé­rer sur cha­cune des sous-acti­vi­tés élé­men­taires, emporte tous ses acteurs dans une spi­rale de des­truc­tion de la valeur, dont l’o­pé­ra­teur his­to­rique est la pre­mière vic­time, tout en étant contraint d’en être éga­le­ment un acteur. Un tel modèle peut sem­bler pro­fi­table à court terme aux clients finals : il se tra­duit en effet par une guerre des prix dont ils sont les béné­fi­ciaires. Mais force est de consta­ter qu’il tue à moyen terme toute inno­va­tion – en dehors des seules inno­va­tions « mar­ke­ting » – et décou­rage l’investissement.

Cette ques­tion du modèle de concur­rence peut être illus­trée par le cas du haut débit. La tech­no­lo­gie dite « ADSL » (Asym­me­tric Digi­tal Sub­scri­ber Line) per­met de trans­mettre sur la paire de cuivre uti­li­sée pour le télé­phone des infor­ma­tions numé­riques à haut débit (typi­que­ment 512 kbits/seconde). Elle sup­pose la mise en place d’é­qui­pe­ments spé­ci­fiques (les « DSLAM » : Digi­tal Sub­scri­ber Line Access Mul­ti­plexer) dans les répar­ti­teurs où se concentrent les lignes d’a­bon­nés. Le tra­fic haut débit est ensuite véhi­cu­lé à tra­vers un réseau numé­rique jus­qu’aux plates-formes des four­nis­seurs de ser­vices correspondants.

Aujourd’­hui, cette tech­no­lo­gie est uti­li­sée pour offrir au client final un accès haut débit à l’In­ter­net. Pour per­mettre la concur­rence sur ce ser­vice d’ac­cès haut débit à Inter­net, France Télé­com a été contrainte d’é­la­bo­rer de mul­tiples offres de gros : la paire de cuivre nue (ce que l’on appelle le dégrou­page total) ; les fré­quences hautes de la paire de cuivre (ce que l’on appelle le dégrou­page par­tiel) ; la ligne d’a­bon­né équi­pée de sa carte DSLAM ; la ligne d’a­bon­né équi­pée de sa carte DSLAM et le trans­port des don­nées cor­res­pon­dantes sur le réseau numé­rique. Les four­nis­seurs d’ac­cès à Inter­net (les FAI) et les opé­ra­teurs font leur mar­ché dans cet éven­tail d’offres unique en Europe. Le régu­la­teur veille, pour sa part, à ce que tout acteur se posi­tion­nant sur tel seg­ment puisse concur­ren­cer France Télé­com sur le mar­ché des offres qui se situent immé­dia­te­ment en aval. La com­plexi­té des équa­tions – ou plu­tôt des inéqua­tions – à véri­fier est telle à pré­sent qu’il faut comp­ter de six à neuf mois si l’on veut en chan­ger quelques paramètres.

Et on n’a encore rien vu. Car l’au­dio­vi­suel ne fait qu’ar­ri­ver sur le haut débit. Les pre­mières expé­riences de vidéo sur ligne télé­pho­nique démarrent. De nou­veaux acteurs vont appa­raître : les four­nis­seurs de conte­nus audio­vi­suels et les bou­quets de chaînes. Leurs ser­vices coha­bi­te­ront avec ceux des four­nis­seurs d’ac­cès à Inter­net, sur la même paire de cuivre et à tra­vers le même équi­pe­ment DSLAM.
Com­ment le modèle actuel pour­ra-t-il faire fonc­tion­ner tout cela ? Com­ment répar­tir le coût de la ligne et du réseau entre l’In­ter­net et la vidéo ? et qui va déci­der de cette répar­ti­tion ? le régu­la­teur ? À qui « appar­tien­dra » le client final : au four­nis­seur d’ac­cès à Inter­net ? au bou­quet de chaînes ? à l’o­pé­ra­teur de télécommunications ?

Peut-être fau­dra-t-il aller vers un modèle dans lequel le client n’au­ra qu’un four­nis­seur d’ac­cès haut débit, qui lui offri­ra la pos­si­bi­li­té de consom­mer ensuite, en s’a­dres­sant à dif­fé­rents pres­ta­taires, de l’In­ter­net ou de la vidéo. C’est ce four­nis­seur d’un accès glo­bal haut débit qui défi­ni­ra sa propre poli­tique de répar­ti­tion des coûts de l’ac­cès entre l’In­ter­net et la vidéo. Et la concur­rence joue­ra, d’un côté entre opé­ra­teurs d’ac­cès (l’o­pé­ra­teur his­to­rique et les « dégrou­peurs »), et d’un autre côté entre four­nis­seurs de ser­vices (Inter­net et vidéo).

Une nouvelle loi

L’ex­pé­rience de la concur­rence dans le sec­teur des télé­com­mu­ni­ca­tions acquise depuis plus de cinq ans va pou­voir être mise pro­chai­ne­ment à pro­fit. En effet, pour la troi­sième fois en qua­torze ans, le Par­le­ment va être sol­li­ci­té pour redé­fi­nir le cadre légis­la­tif régis­sant les télé­com­mu­ni­ca­tions, confor­mé­ment aux déci­sions prises au niveau com­mu­nau­taire : de nou­velles direc­tives euro­péennes qui défi­nissent un nou­veau cadre régle­men­taire doivent être trans­po­sées dans la loi natio­nale cette année.

Quel est l’ob­jec­tif fon­da­men­tal que le légis­la­teur doit avoir à l’es­prit en rédi­geant ce nou­veau cor­pus réglementaire ?

La loi de 1996 avait abo­li tout mono­pole dans le sec­teur des télé­com­mu­ni­ca­tions. Il n’y a donc pas de nou­velle étape à fran­chir dans l’a­bo­li­tion de quel­conques » droits exclu­sifs « , sans par­ler de » monopoles « .

La loi de 1996 avait été conçue, il faut le rap­pe­ler, pour per­mettre le pas­sage du mono­pole à la concur­rence. Ce pas­sage ayant été réus­si, elle doit main­te­nant faire place à une légis­la­tion assu­rant en régime per­ma­nent le fonc­tion­ne­ment har­mo­nieux d’un sec­teur plei­ne­ment ouvert, sec­teur qui garde cepen­dant un cer­tain nombre de spé­ci­fi­ci­tés jus­ti­fiant une régle­men­ta­tion sec­to­rielle appro­priée. Il sera tou­jours néces­saire d’as­su­rer l’in­ter­con­nexion et l’in­ter­fonc­tion­ne­ment des réseaux, de rendre acces­sibles à tous cer­tains ser­vices jugés essen­tiels, d’op­ti­mi­ser la ges­tion de cer­taines res­sources rares, de pré­ve­nir cer­tains risques de com­por­te­ments anti­con­cur­ren­tiels, etc.

Et puis, l’en­vi­ron­ne­ment a chan­gé. Pro­fon­dé­ment. La bulle finan­cière de l’In­ter­net et des télé­com­mu­ni­ca­tions s’est for­mée… et a écla­té. Le sec­teur est encore sous le choc. L’en­jeu de la nou­velle loi est de créer les condi­tions de la conva­les­cence puis du retour à la pleine san­té pour tous les acteurs, y com­pris celui qui joue le rôle d’o­pé­ra­teur his­to­rique, dont on a décou­vert que la capa­ci­té à absor­ber tous les à‑coups d’une part, et de ser­vir de réserves de res­sources pour ses concur­rents d’autre part, n’é­tait pas sans limites.

La loi de 1996 avait pour fina­li­té la » libé­ra­li­sa­tion » des télé­com­mu­ni­ca­tions, c’est-à-dire l’ou­ver­ture à la concur­rence. Il fal­lait empê­cher l’an­cien mono­pole de s’op­po­ser à l’ar­ri­vée des nou­veaux entrants.

La loi de 2003 doit avoir pour fina­li­té de » libé­rer » toutes les forces du mar­ché, notam­ment d’innovation.

Le pre­mier acteur de ce mar­ché, France Télé­com, doit à pré­sent recou­vrer sa liber­té de mou­ve­ment pour jouer son rôle de loco­mo­tive au béné­fice de la crois­sance de tout le secteur.

La régu­la­tion doit bien enten­du veiller à ne pas lais­ser se recons­ti­tuer des mono­poles ; mais, à cette condi­tion près, elle doit avoir pour pré­oc­cu­pa­tion prin­ci­pale de lais­ser agir le marché.

Le risque majeur est de cares­ser la chi­mère que toutes les ques­tions peuvent ou doivent être réso­lues par la régu­la­tion : c’est alors à une éco­no­mie admi­nis­trée et non à un mar­ché dyna­mique que l’on abou­ti­rait. Ce n’est pas ce dont le sec­teur des télé­com­mu­ni­ca­tions a besoin.

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