Chômage ou inégalités : est-ce la seule alternative ?

Dossier : L'emploiMagazine N°527 Septembre 1997
Par Pierre-Noël GIRAUD (67)

N’avons-nous vrai­ment pas d’autre choix que de per­sis­ter dans le mod­èle social-démoc­rate d’Eu­rope con­ti­nen­tale, apparem­ment inca­pable de réduire le chô­mage de masse, ou d’adopter la voie anglo-sax­onne, améri­caine ou bri­tan­nique, qui réduit le chô­mage, mais au prix d’une iné­gal­ité rapi­de­ment crois­sante des revenus ?

Cet arti­cle pro­pose quelques élé­ments d’analyse de cette ques­tion. Pour le faire, il nous sem­ble indis­pens­able de rompre avec les sché­mas macro-économiques issus du keynésian­isme, qui, mal­gré les déjà anci­ennes procla­ma­tions de la mort de Keynes, con­tin­u­ent à influ­encer notre pen­sée, ne serait-ce que parce qu’ils ont fondé les compt­abil­ités nationales, seuls instru­ments avec lesquels nous pou­vons mesur­er les phénomènes actuels. Ces sché­mas étaient adéquats aux types de crois­sance prin­ci­pale­ment auto­cen­trés qu’ont con­nus les pays indus­tri­al­isés rich­es après la Sec­onde Guerre mon­di­ale. Ils ne le sont plus. Ces sché­mas sup­posent que les dif­férentes com­posantes d’une économie nationale for­ment un tout inter­dépen­dant. Qu’une par­tie se porte mal et le tout s’en ressent. D’où la néces­sité d’une forte cohé­sion économique, mais aus­si sociale, au sein d’un territoire.

Nous ten­terons ici d’esquiss­er les grandes lignes d’une autre macro-économie des ter­ri­toires soumis à la mon­di­al­i­sa­tion et d’en tir­er quelques con­séquences quant à la poli­tique économique aujourd’hui.

Compétitifs et protégés

Par­tons d’une dis­tinc­tion clas­sique entre les biens et ser­vices échange­ables inter­na­tionale­ment et ceux qui ne le sont pas, que ce soit pour des raisons tech­ni­co-économiques ou en rai­son d’ob­sta­cles éta­tiques mis à leur cir­cu­la­tion à tra­vers les frontières.

À par­tir de là, dis­tin­guons, au sein de la pop­u­la­tion active d’un ter­ri­toire, deux caté­gories de per­son­nes actives : les “com­péti­tifs” et les “pro­tégés”. Il ne s’ag­it en aucune façon d’un juge­ment de valeur. Cette dis­tinc­tion ne fait que définir la posi­tion de cha­cun dans le sys­tème pro­duc­tif de biens et services.

Les com­péti­tifs sont ceux qui con­tribuent à la pro­duc­tion des biens et ser­vices échange­ables inter­na­tionale­ment. Ils sont directe­ment en com­péti­tion avec les com­péti­tifs d’autres ter­ri­toires. S’ils con­ser­vent leur emploi, c’est donc qu’ils sont, vis-à-vis de ceux-ci, com­péti­tifs au sens ordi­naire du mot. Inverse­ment, tout com­péti­tif qui cesse de l’être vis-à-vis d’un com­péti­tif situé dans un autre ter­ri­toire perd inévitable­ment son emploi au prof­it de ce dernier. Les com­péti­tifs sont les employés, du man­age­ment au sim­ple opéra­teur, des entre­pris­es ou des divi­sions d’en­tre­pris­es situées sur le ter­ri­toire et inter­na­tionale­ment com­péti­tives. En font aus­si par­tie les prestataires de ser­vices et les sous-trai­tants de ces entre­pris­es, du moins tant que celles-ci ont intérêt à les con­serv­er sur le même ter­ri­toire qu’elles.

Les pro­tégés sont ceux qui con­tribuent à la pro­duc­tion de biens et ser­vices non échange­ables inter­na­tionale­ment. Ils sont bien évidem­ment aus­si en com­péti­tion, mais entre eux, au sein d’un seul ter­ri­toire, voire même très locale­ment. Un pro­tégé qui perd sa com­péti­tiv­ité vis-à-vis d’un autre pro­tégé de son ter­ri­toire peut évidem­ment per­dre son emploi. Mais, si la struc­ture de la demande ne change pas (i. e. si les parts rel­a­tives de la demande adressées aux com­péti­tifs et aux pro­tégés restent sta­bles), cela se traduira par la créa­tion immé­di­ate d’un autre emploi de pro­tégé sur le territoire.

La com­péti­tion entre pro­tégés se déroule donc dans des con­di­tions d’u­nité moné­taire, fis­cale, de coût salar­i­al et de règles de jeux et pour le partage d’une demande qui est une part don­née des revenus dis­tribués sur leur ter­ri­toire. Per­son­ne d’autre ne vient par déf­i­ni­tion con­tester leurs marchés de l’ex­térieur. La com­péti­tion entre com­péti­tifs, elle, se déroule dans des con­di­tions où fluc­tu­a­tions moné­taires et dif­férences impor­tantes entre ter­ri­toires de coûts salari­aux et de règles du jeu sont la norme, et pour le partage d’une demande qui est une part don­née des revenus mondiaux.

Les dynamiques économiques actuelles

Exam­inons l’ef­fet de la mon­di­al­i­sa­tion sur l’emploi et les iné­gal­ités entre ces deux groupes d’ac­t­ifs dans les pays indus­tri­al­isés riches.

La part rel­a­tive des biens et ser­vices inter­na­tionale­ment échange­ables s’ac­croît. D’abord sous l’ef­fet des pro­grès tech­niques dans le trans­port des marchan­dis­es et des don­nées numérisées. Ensuite parce que l’ensem­ble des États s’ac­corde à réduire les obsta­cles pure­ment éta­tiques à la cir­cu­la­tion des marchan­dis­es, des infor­ma­tions et des cap­i­taux. De ce fait, un nom­bre crois­sant de pro­tégés bas­cu­lent dans le groupe des com­péti­tifs et sont donc req­uis de devenir inter­na­tionale­ment com­péti­tifs s’ils veu­lent con­serv­er leur emploi.

C’est le cas, par exem­ple en Europe, de cer­tains ser­vices aux entre­pris­es qui étaient jusqu’i­ci pro­tégés par des monopoles publics et que le main­tien de la com­péti­tiv­ité des com­péti­tifs situés sur le ter­ri­toire exige de réformer. Ain­si, le posti­er qui assure le ser­vice pub­lic min­i­mal de la poste reste un pro­tégé, celui qui tra­vaille dans une mes­sagerie rapi­de inter­na­tionale est req­uis de devenir un com­péti­tif. Ten­dan­cielle­ment, les pro­tégés vont donc se con­cen­tr­er dans la pro­duc­tion des ser­vices — et de cer­tains biens, par exem­ple le bâti­ment — fin­aux aux ménages ain­si que dans des biens et ser­vices inter­mé­di­aires, mais pour les entre­pris­es du secteur protégé.

La com­péti­tion entre com­péti­tifs s’in­ten­si­fie. En rai­son de l’ac­croisse­ment des mobil­ités des marchan­dis­es, des infor­ma­tions et des cap­i­taux, les firmes dites glob­ales sont en mesure de met­tre en com­péti­tion, de manière crois­sante, les com­péti­tifs des dif­férents ter­ri­toires. En con­séquence, même si la con­quête de parts des marchés mon­di­aux est aujour­d’hui plus que jamais le résul­tat de l’in­no­va­tion et de la dif­féren­ci­a­tion des pro­duits, la com­péti­tion par les prix s’est cepen­dant con­sid­érable­ment aggravée à par­tir des années 80, ampli­fiée par les fluc­tu­a­tions erra­tiques des grandes monnaies.

Résul­tat, dans de nom­breuses branch­es com­péti­tives, la pro­duc­tiv­ité appar­ente du tra­vail croît plus vite que le chiffre d’af­faires, con­traig­nant à des réduc­tions con­tin­ues d’emplois. Un mou­ve­ment naturelle­ment très béné­fique aux con­som­ma­teurs, mais qui exige, si l’on veut éviter la crois­sance du chô­mage, un rythme soutenu de créa­tion de nou­veaux emplois com­péti­tifs, nous allons y revenir.

Longtemps restreinte aux pays rich­es, la com­péti­tion entre com­péti­tifs s’élar­git main­tenant aux “Pays à bas salaires et à capac­ités tech­nologiques” (PBSCT). Ces pays : la Chine, l’Inde, le Brésil, l’Eu­rope de l’Est sont non seule­ment infin­i­ment plus peu­plés que les pre­miers “Nou­veaux pays indus­tri­al­isés” (NPI : Corée, Tai­wan, Sin­gapour), mais ils ont aus­si des capac­ités tech­nologiques sans com­mune mesure avec celles qu’avaient les NPI quand ils ont com­mencé leur rat­tra­page dans les années 60.

Grâce à des trans­ferts mas­sifs de tech­nolo­gies par les firmes glob­ales des pays rich­es qui, en général, visent d’abord le marché intérieur des PBSCT, les com­péti­tifs de ces pays acquièrent égale­ment rapi­de­ment une com­péti­tiv­ité à l’ex­por­ta­tion, y com­pris, et c’est une grande dif­férence avec les pre­miers NPI, dans des indus­tries de haute tech­nolo­gie. C’est ain­si, par exem­ple, que les prochaines usines cryo­géniques instal­lées par la firme Air Liq­uide en Asie du Sud-Est seront con­stru­ites par la récente fil­iale chi­noise du groupe.

Pour­tant, les niveaux de salaires dans les secteurs com­péti­tifs des PBSCT res­teront durable­ment bas, bien que sig­ni­fica­tive­ment supérieurs à ceux de la grande majorité des pro­tégés locaux, en rai­son de l’énorme poids des mass­es rurales et du secteur informel qui pèsent sur leurs marchés internes du tra­vail. Résul­tat, la Chine engen­dre déjà le sec­ond déficit com­mer­cial bilatéral de la France (après les États-Unis) et est en passe d’en­gen­dr­er le pre­mier des États-Unis, dépas­sant le Japon. Cela ne fait que com­mencer, car l’ou­ver­ture de ces PBSCT à l’é­conomie mon­di­ale est récente et va s’amplifier.

Les dynamiques actuelles de l’emploi et des inégalités

Les dynamiques actuelles de l'emploi et des inégalités

(1) PBSCT : Pays à bas salaires et à capac­ités tech­nologiques : Chine, Inde, Europe de l’Est, etc.
(2) Emplois com­péti­tifs : emplois soumis à une com­péti­tion internationale.
(3) Emplois pro­tégés : emplois soumis unique­ment à une com­péti­tion interne à un ter­ri­toire donné.

Con­séquences de ce qui précède, dans les dernières années, le taux de “mor­tal­ité” des emplois com­péti­tifs s’est élevé, par­ti­c­ulière­ment dans les pays indus­tri­al­isés anciens soumis à la nou­velle com­péti­tion de PBSCT. De plus, le bas­cule­ment d’ac­tiv­ités de la caté­gorie de pro­tégés vers celle de com­péti­tifs s’ac­com­pa­gne tou­jours d’une destruc­tion nette d’emplois. À par­tir de là, deux cas de fig­ure se présentent.

  • Soit, sur un ter­ri­toire don­né, la créa­tion de nou­veaux emplois com­péti­tifs se fait à un rythme suff­isant pour au moins com­penser en per­ma­nence les destruc­tions d’emplois com­péti­tifs : ni le chô­mage, ni les iné­gal­ités de revenus n’aug­mentent et la crois­sance est maximale.
     
  • Soit ce n’est pas le cas. Alors, il y a diminu­tion régulière du nom­bre d’emplois com­péti­tifs. Par con­séquent, pour que le chô­mage n’aug­mente pas, il faut une crois­sance régulière du nom­bre d’emplois pro­tégés. Mais ceux-ci sat­is­font une demande qui n’est qu’une part des revenus dis­tribués sur le ter­ri­toire. On conçoit donc que si, pour éviter le chô­mage, la crois­sance des emplois pro­tégés doive être rapi­de, la seule crois­sance économique moyenne du ter­ri­toire puisse ne pas y suf­fire. Il faut alors une crois­sance rel­a­tive de la demande adressée aux pro­tégés, un déplace­ment des préférences des con­som­ma­teurs du ter­ri­toire vers des biens et ser­vices pro­duits par les pro­tégés. De nou­veau, il n’y a dans ce cas que deux possibilités.
     
  • Soit des pro­tégés créat­ifs inven­tent en per­ma­nence de nou­veaux biens et ser­vices, non soumis à la com­péti­tion inter­na­tionale, à ce point séduisants que les con­som­ma­teurs du ter­ri­toire veu­lent les acquérir en pri­or­ité dès que leurs revenus aug­mentent. Dans ce cas, l’of­fre des ces nou­veaux biens et ser­vices pro­tégés crée sa pro­pre demande. On a une crois­sance “endogène ? du secteur pro­tégé, et si elle est suff­isante, ni le chô­mage ni les iné­gal­ités ne s’accroissent.
     
  • Soit cette activ­ité créa­trice de nou­veaux biens et ser­vices pro­tégés n’est pas assez vigoureuse, alors le seul moyen pour que la demande adressée aux pro­tégés aug­mente est que les prix de ce qu’ils pro­duisent déjà bais­sent par rap­port aux prix de ce qui est pro­duit par les com­péti­tifs. Con­séquence, les écarts de revenus pri­maires moyens entre com­péti­tifs et pro­tégés doivent s’ac­croître. Bref, dans ce sec­ond cas, il ne reste que le choix entre deux formes d’ac­croisse­ment des iné­gal­ités : un chô­mage struc­turel crois­sant (c’est ce qui se pro­duit dans de nom­breux pays européens) ou un accroisse­ment des iné­gal­ités de revenus pri­maires (c’est ce qu’on a observé aux États-Unis et en Grande-Bre­tagne). On assiste donc, de toute façon, à une polar­i­sa­tion de la société en deux groupes : des com­péti­tifs aux revenus crois­sants et des pro­tégés devenant ten­dan­cielle­ment les “clients”, au sens romain du terme, des pre­miers. À l’hori­zon de ce type d’évo­lu­tion : le lam­i­nage des class­es moyennes.


Cette dynamique du chô­mage et des iné­gal­ités est résumée par le graphique ci-dessous. On a com­pris que l’al­ter­na­tive chô­mage ou iné­gal­ités n’est en théorie pas fatale. On y échappe en effet dans deux cas de fig­ure : créa­tion per­ma­nente de nou­veaux emplois com­péti­tifs en nom­bre suff­isant ou vigoureuse crois­sance endogène “qual­i­ta­tive”, fondée sur l’in­no­va­tion et la créa­tiv­ité, du secteur pro­tégé (ou toute com­bi­nai­son des deux).

Il sem­ble que l’évo­lu­tion la plus récente des États-Unis soit de ce type. Cette réus­site n’est cer­taine­ment pas sans effet sur la propen­sion à don­ner des leçons au monde entier que man­i­fes­tent assez net­te­ment les écon­o­mistes et les hommes poli­tiques améri­cains aujour­d’hui. Cela ne saurait faire oubli­er que ce pays a con­nu aupar­a­vant une longue péri­ode de très fort accroisse­ment des iné­gal­ités. L’avenir dira si ce mou­ve­ment est ain­si stop­pé durable­ment ou pas.

Les politiques économiques aujourd’hui

Il est clair que la pri­or­ité absolue des poli­tiques économiques devrait, dans ces con­di­tions, être de faire en sorte qu’un ter­ri­toire se trou­ve dans l’un des deux cas de fig­ure favor­ables ou une com­bi­nai­son des deux.

Les poli­tiques économiques devraient donc d’abord ten­dre à max­imiser le rythme de créa­tion de nou­veaux emplois com­péti­tifs. Le prob­lème, c’est que les poli­tiques de stim­u­la­tion de la demande sur le ter­ri­toire nation­al sont pour cela inopérantes : cette demande peut être cap­tée par les com­péti­tifs d’autres ter­ri­toires, et la demande qui s’adresse aux com­péti­tifs du ter­ri­toire nation­al vient de manière crois­sante de l’ex­térieur. Le seul moyen est donc d’amélior­er l’of­fre de biens et ser­vices com­péti­tifs issus du ter­ri­toire. Mais ici encore, deux voies se présentent.

  • Soit chercher à créer des emplois com­péti­tifs par l’in­no­va­tion, la dif­féren­ci­a­tion pro­duit, bref en échap­pant autant que pos­si­ble à la com­péti­tion par les prix. Il y faut un investisse­ment con­sid­érable en for­ma­tion, en inno­va­tion, dans cer­tains ser­vices ou infra­struc­tures cru­ci­aux pour ce type de com­péti­tiv­ité. Cette voie est étroite. Par déf­i­ni­tion, puisqu’il s’ag­it d’amélior­er la com­péti­tiv­ité rel­a­tive d’un ter­ri­toire, tous les pays aujour­d’hui rich­es ne parvien­dront pas à s’y engager.
     
  • Soit ten­ter d’amélior­er sa com­péti­tiv­ité prix. Out­re qu’il s’ag­it, pour les pays rich­es, d’une voie très risquée compte tenu de l’a­van­tage en la matière des PBSCT comme la Chine, cela entraîne néces­saire­ment, cette fois au sein même des com­péti­tifs, un accroisse­ment des écarts de revenus pri­maires, car cela exige de réduire le coût du tra­vail de ceux des com­péti­tifs qui sont directe­ment en con­cur­rence avec les com­péti­tifs des pays à bas salaires. Or ceux-ci ne se lim­i­tent plus aujour­d’hui aux tra­vailleurs non qual­i­fiés, puisque les com­péti­tifs de pays comme la Chine ou l’Inde sont de plus en plus qual­i­fiés, tout en con­ser­vant de très bas salaires. C’est une voie que cer­tains qual­i­fient de “brésil­ian­i­sa­tion”.


La sec­onde pri­or­ité serait de ten­ter de déplac­er la demande interne au ter­ri­toire vers des biens et ser­vices pro­tégés, sans que cela passe par une baisse de leur prix. Là encore, il s’ag­it avant tout de dif­fi­ciles poli­tiques de stim­u­la­tion d’une offre innovante.

Cette analyse per­met aus­si de met­tre en per­spec­tive les poli­tiques de réduc­tion mas­sive de la durée du tra­vail dans les pays rich­es à fort taux de chô­mage. Qual­i­fiées de malthusi­ennes par les uns, con­sid­érées comme la dernière chance par les autres, ces poli­tiques sont donc très controversées.

On voit qu’il serait en effet malthusien de con­train­dre des com­péti­tifs à tra­vailler moins (s’ils le souhait­ent eux-mêmes, c’est autre chose). Dans un ter­ri­toire, plus les com­péti­tifs tra­vail­lent et s’en­richissent, mieux c’est pour l’ensem­ble. En revanche ces poli­tiques sont envis­age­ables pour les pro­tégés. Mais à moins que la demande des biens et ser­vices pro­tégés soit insen­si­ble à leurs prix, ce dont on peut douter, elles n’au­toris­eraient pas que la réduc­tion du temps de tra­vail se fasse à revenu con­stant : il s’a­gi­rait bien alors de “partager” une masse lim­itée d’emplois protégés.

Mais la ques­tion la plus sen­si­ble, en matière de poli­tique économique, est aujour­d’hui en Europe de savoir s’il est économique­ment jus­ti­fié de s’op­pos­er aux ten­dances à la crois­sance des iné­gal­ités dans les pays — la plu­part — où elles se man­i­fes­tent. Pour cer­tains1 une sol­i­dar­ité accrue entre les com­péti­tifs à revenus crois­sants et les autres est un impératif économique. À leurs yeux en effet, les mul­ti­ples formes des iné­gal­ités crois­santes : chô­mage, pau­vreté de masse, ban­lieues à l’a­ban­don, réduc­tion de la sphère des ser­vices publics, iné­gal­ités régionales etc., finiront, soit directe­ment soit par la perte de cohé­sion sociale et poli­tique qu’elles engen­dreront inévitable­ment, par peser sur la com­péti­tiv­ité des compétitifs.

Laiss­er se dévelop­per ces iné­gal­ités serait donc, du point de vue même de l’é­conomie, un fort mau­vais cal­cul. Des trans­ferts soci­aux accrus et surtout mieux util­isés, des investisse­ments publics main­tenus à un niveau élevé seraient des con­di­tions essen­tielles au main­tien de la com­péti­tiv­ité à long terme d’un ter­ri­toire, c’est-à-dire de sa capac­ité à créer en per­ma­nence des emplois com­péti­tifs soit au sein des entre­pris­es en place, soit en en atti­rant sans arrêt de nouvelles.

À ces jus­ti­fi­ca­tions pure­ment économiques de l’im­pératif de sol­i­dar­ité, on peut oppos­er deux niveaux d’arguments :

  • Cela n’a rien d’év­i­dent. Au sein d’un ter­ri­toire peu­vent par­faite­ment coex­is­ter pen­dant fort longtemps d’une part des groupes d’ul­tra-com­péti­tifs, vivant et tra­vail­lant dans des ghet­tos pro­tégés, ayant leurs pro­pres écoles, hôpi­taux, espaces de loisirs etc., et par­faite­ment con­nec­tés entre eux par des infra­struc­tures de com­mu­ni­ca­tion adap­tées à leurs besoins, et d’autre part une masse de gens paupérisés tenus en respect par de puis­sants appareils répres­sifs. Il n’est qu’à se tourn­er vers le passé : Venise et quelques autres villes dans l’Eu­rope du xve siè­cle, ou à observ­er aujour­d’hui le Brésil, ou ce qui est en train de se pro­duire dans cer­taines provinces chi­nois­es, ou encore tout sim­ple­ment les États-Unis.
     
  • Même si cela était vrai, il est prob­a­ble qu’une réduc­tion volon­taire des iné­gal­ités se paierait d’abord, par rap­port aux pays qui ne l’ap­pli­queraient pas, d’une moin­dre crois­sance moyenne. Autrement dit, ce serait un véri­ta­ble pari sur le long terme. Il y faudrait donc, puisqu’on ne peut dans un pays démoc­ra­tique gou­vern­er con­tre l’opin­ion, un très puis­sant et majori­taire mou­ve­ment d’opin­ion, con­va­in­cu de l’in­tel­li­gence à long terme d’une telle stratégie.

Le nécessaire retour de la politique

À mon sens, il est vain de ten­ter de jus­ti­fi­er économique­ment un tel type de poli­tique économique. S’y efforcer n’est qu’un avatar du keynésian­isme dont j’ai par­lé en intro­duc­tion. Keynes lui-même ne nous a‑t-il pas aver­tis que nous étions dom­inés, sans le savoir, par la pen­sée d’é­con­o­mistes morts ? Dans les cap­i­tal­ismes que nous con­nais­sons aujour­d’hui, crois­sance économique et réduc­tion des iné­gal­ités ne vont plus néces­saire­ment de pair, ne se ren­for­cent plus néces­saire­ment l’une l’autre, comme ce fut le cas pen­dant les trente glorieuses.

S’il n’ex­iste pas de jus­ti­fi­ca­tions pure­ment économiques à la réduc­tion des iné­gal­ités aujour­d’hui crois­santes, reste que cela peut résul­ter d’un choix poli­tique. Un choix con­scient de ce que cette réduc­tion des iné­gal­ités pour­rait bien se pay­er d’une moin­dre crois­sance de la richesse moyenne. Bref, un véri­ta­ble choix, puisqu’on n’y gag­n­erait pas “sur tous les tableaux”. Or les poli­tiques économiques aux­quelles nous avaient habitués les cap­i­tal­ismes dont nous sommes sor­tis se présen­taient toutes comme des poli­tiques à somme pos­i­tive : tout le monde ou presque, à la fin, en bénéficiait.

Il faut désor­mais repren­dre con­science de ce qu’une poli­tique économique n’est jamais qu’un moyen au ser­vice d’une fin, que cette fin doit être préal­able­ment définie et qu’elle implique très générale­ment des choix pure­ment politiques.

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1. Par­mi les auteurs défen­dant “l’im­pératif de sol­i­dar­ité”, on pour­ra con­sul­ter en par­ti­c­uli­er Bren­der A. : L’Im­pératif de Sol­i­dar­ité, La Décou­verte, Paris, 1996. Lip­i­etz A. : La Société en Sabli­er, La Décou­verte, Paris, 1996.

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