Relancer la croissance et l’emploi en France et en Allemagne

Dossier : L'emploiMagazine N°527 Septembre 1997
Par Éric LABAYE (80)

Notre étude a voulu éclair­er les caus­es des dif­férences de per­for­mance entre les pays dévelop­pés, et faire ressor­tir le coût économique de cer­taines poli­tiques économiques et sociales. Ses prin­ci­pales con­clu­sions sont les suivantes :

  • La per­for­mance économique française est inférieure aux meilleures références mon­di­ales. À par­ité de pou­voir d’achat, la France pro­duit dans les six secteurs étudiés 40 % de moins de biens et de ser­vices par habi­tant ; le niveau d’emploi par per­son­ne en âge de tra­vailler est inférieur de 25 % ; et la pro­duc­tiv­ité du tra­vail est 20 % moins élevée.
  • Les faits mon­trent qu’il est pos­si­ble de con­juguer une pro­duc­tiv­ité de “classe mon­di­ale” avec un niveau d’emploi élevé. Dans cinq des secteurs étudiés sur six, le pays qui affiche la pro­duc­tiv­ité la plus impor­tante affiche aus­si le meilleur niveau d’emplois. Par exem­ple, les ser­vices infor­ma­tiques, aux États-Unis, ont un niveau d’emplois (qual­i­fiés) par habi­tant supérieur d’en­v­i­ron 50 % à la France et l’Allemagne.
  • Les régle­men­ta­tions sec­to­rielles, en freinant la recherche de gains de pro­duc­tiv­ité, con­stituent les prin­ci­pales entrav­es à la crois­sance. Elles lim­i­tent en effet la con­cur­rence et n’inci­tent pas les entre­pris­es à s’amélior­er. Ce phénomène, con­jugué à la faib­lesse générale des struc­tures de “gou­verne­ment d’en­tre­prise” (État-action­naire et par­tic­i­pa­tions croisées), dimin­ue la néces­sité d’in­nover et d’amélior­er les proces­sus de pro­duc­tion. Il en résulte une pro­duc­tiv­ité plus faible et, par effets induits, une crois­sance glob­ale plus lente.
  • Le niveau relatif élevé du coût min­i­mum du tra­vail addi­tion­né à cer­taines régle­men­ta­tions sec­to­rielles fait directe­ment obsta­cle dans de nom­breux cas au développe­ment de la pro­duc­tion et de l’emploi. Le redé­ploiement des tra­vailleurs peu qual­i­fiés est ren­du presque impos­si­ble par le coût élevé du SMIC, ce qui entraîne une véri­ta­ble “psy­chose” des salariés vis-à-vis des gains de productivité.
  • Il paraît pos­si­ble d’amélior­er simul­tané­ment la per­for­mance économique et sociale. D’une part, en décou­plant la poli­tique à car­ac­tère économique de celle qui a des objec­tifs soci­aux, c’est-à-dire en util­isant en par­ti­c­uli­er la poli­tique fis­cale — plutôt que des régle­men­ta­tions per­tur­bant le développe­ment de l’of­fre et le fonc­tion­nement des marchés — pour com­penser les con­séquences sociales indésir­ables des déré­gle­men­ta­tions. D’autre part, en inci­tant plus et mieux à la créa­tion et au développe­ment d’entreprises.


De manière intéres­sante les con­clu­sions de notre étude, dont nous don­nons un aperçu dans cet arti­cle, sont assez sim­i­laires pour la France et pour l’Allemagne.

Une performance économique moins forte que d’autres pays développés

Le retard de pro­duc­tion français et alle­mand (40 %) par rap­port au pays représen­tant la meilleure référence mon­di­ale s’ex­plique à la fois par le niveau d’emploi plus faible (35 %) et par la pro­duc­tiv­ité inférieure (20 %). Si, il y a vingt ans, le nom­bre d’heures tra­vail­lées par tra­vailleur par an était équiv­a­lent en France et aux États-Unis, aujour­d’hui notre pays affiche 300 heures de moins.

Ce qui, automa­tique­ment, induit moins de pro­duc­tion, donc de richesse… donc finale­ment d’emplois. Le faible niveau d’emploi français est loin d’être unique­ment dû au pour­cent­age de chômeurs. Autre con­stata­tion, l’é­cart de pro­duc­tion et d’emploi provient essen­tielle­ment des secteurs non man­u­fac­turi­ers, c’est-à-dire surtout des ser­vices marchands, dont le nom­bre d’emplois a décliné d’en­v­i­ron 20 % en France et en Alle­magne depuis les années 70, alors qu’il a aug­men­té de près de 40 % outre-Atlantique.

En matière de pro­duc­tiv­ité du tra­vail le retard de 20 % de la France, que révè­lent nos études sec­to­rielles, peut paraître con­tra­dic­toire avec les don­nées habituelles. Nos cal­culs se sont effor­cés de pren­dre en compte les fortes dis­par­ités exis­tant entre marchés du tra­vail : aux États-Unis un nom­bre impor­tant d’emplois peu qual­i­fiés ont été créés récem­ment, alors que la France en sup­pri­mait, ceci a provo­qué un “mix” d’emplois très dif­férent qui a “gon­flé” arti­fi­cielle­ment le taux de pro­duc­tiv­ité de la main-d’oeu­vre dans notre pays — tout en accen­tu­ant les chiffres du chômage.

Il est impor­tant de not­er qu’outre-Atlan­tique, les nou­veaux emplois ne sont pas can­ton­nés au bas de l’échelle, plus de 80 % de ceux qui ont vu le jour entre 1990 et 1995 dans les ser­vices se situent net­te­ment au-dessus du niveau médi­an des salaires.

Des entraves puissantes même involontaires

Notre analyse sec­to­rielle mon­tre que le niveau de per­for­mance français et alle­mand résulte, d’une part, d’en­trav­es aux gains de pro­duc­tiv­ité (moteur de la crois­sance), d’autre part, d’ob­sta­cles régle­men­taires directs à la pro­duc­tion et à l’emploi. En sup­p­ri­mant dans chaque secteur ces entrav­es et obsta­cles, on obtiendrait deux effets : amélio­ra­tion de la per­for­mance du secteur con­cerné et ren­force­ment, par des effets induits, de l’ensem­ble de l’économie.

Dans les six secteurs que nous avons étudiés, sauf l’au­to­mo­bile, le pays dont la pro­duc­tiv­ité est la plus élevée se classe égale­ment au pre­mier rang en matière d’emploi. Sup­primer tout ce qui entrave l’amélio­ra­tion des proces­sus de pro­duc­tion appa­raît donc comme le moyen priv­ilégié de favoris­er l’é­conomie. Car, obtenue grâce à des pro­duits et ser­vices inno­vants, cette amélio­ra­tion per­met d’ac­croître la pro­duc­tion et, simul­tané­ment, le nom­bre des emplois qual­i­fiés. Bien sûr, la mod­erni­sa­tion des proces­sus tend à réduire l’emploi, mais elle per­met aus­si de dimin­uer les prix, ce qui entraîne une nou­velle demande de pro­duits et ser­vices, néces­si­tant la créa­tion d’emplois, surtout dans les services.

Le déficit de pro­duc­tiv­ité des deux pays européens résulte essen­tielle­ment du fait que leurs entre­pris­es sont moins inno­vantes et ont des proces­sus de pro­duc­tion moins per­for­mants. Ceci parce qu’elles sont moins aigu­il­lon­nées par la con­cur­rence (pro­tec­tion des régle­men­ta­tions sec­to­rielles) et par les action­naires (faib­lesse des struc­tures dites de ” gou­verne­ment d’en­tre­prise”). En revanche, les régle­men­ta­tions du marché du tra­vail et les dif­férences dans l’en­vi­ron­nement fis­cal et macro-économique sem­blent compter beau­coup moins dans les écarts de pro­duc­tiv­ité. Par exem­ple, dans l’au­to­mo­bile ce sont les entrav­es explicites ou implicites aux impor­ta­tions et aux investisse­ments étrangers directs, pour pro­téger les con­struc­teurs européens, qui con­tribuent à un écart d’en­v­i­ron 45 %.

D’autre part, le coût plus élevé pour les entre­pris­es du salaire min­i­mum appa­raît comme un des fac­teurs pesant le plus sur le niveau d’emploi — en 1995 ce coût ne représen­tait aux États-Unis que 55 % du niveau français — d’au­tant qu’il s’a­joute sou­vent à des régle­men­ta­tions restrictives.

C’est tout à fait fla­grant dans la dis­tri­b­u­tion. Un mag­a­sin équiv­a­lent emploie en France 15 % moins de salariés qu’aux États-Unis, tout en offrant à sa clien­tèle un niveau de ser­vice restreint. Chez Toys ‘R Us, la dif­férence atteint près de 30 %. Et la régle­men­ta­tion très restric­tive des implan­ta­tions com­mer­ciales, en faisant aug­menter le coût des ter­rains, pèse directe­ment sur l’ac­tiv­ité. Au total, cet ensem­ble de coûts plus lourds freine aus­si l’ap­pari­tion de “for­mats” com­mer­ci­aux nova­teurs, à fort niveau de service.

Enfin, on con­state qu’un secteur peut souf­frir des obsta­cles entra­vant l’amélio­ra­tion de la pro­duc­tiv­ité ou le développe­ment de l’ac­tiv­ité d’autres secteurs économiques. En France les ser­vices infor­ma­tiques, avec 20 % de moins de main-d’oeu­vre et une pro­duc­tiv­ité 30 % inférieure à celle des États-Unis, pâtis­sent du peu de dynamisme de l’ensem­ble du secteur des ser­vices. En par­ti­c­uli­er, les dépens­es externes en tech­nolo­gies infor­ma­tiques des insti­tu­tions finan­cières (télé­coms et trans­ports) sont presque deux fois moins élevées par habi­tant. Sup­primer les entrav­es dans nom­bre de secteurs aurait donc des effets induits très posi­tifs sur d’autres, en par­ti­c­uli­er ceux des services.

Dynamiser la performance économique sans délaisser les objectifs sociaux

Beau­coup des régle­men­ta­tions mis­es en place dans un souci de pro­tec­tion sociale étouf­fent la crois­sance économique et l’emploi, et vont donc à l’en­con­tre des effets recher­chés. Elles n’inci­tent ni au renou­velle­ment des proces­sus de fab­ri­ca­tion, ni à l’in­no­va­tion en matière de pro­duits et ser­vices, ni, sou­vent, à la créa­tion et au développe­ment rapi­de d’entreprises.

On le con­state à la fois : pour le coût élevé du salaire min­i­mum, qui freine la créa­tion d’emplois peu qual­i­fiés et main­tient ceux qui pour­raient les occu­per hors du cir­cuit économique ; pour l’ac­cès uni­versel aux infra­struc­tures et ser­vices de base — tels que, chéquier gra­tu­it, pro­duits d’é­pargne sub­ven­tion­nés, ou abon­nement télé­phonique à prix très bas (ce dernier, par exem­ple, engen­dre un prix élevé des com­mu­ni­ca­tions qui lim­ite l’u­til­i­sa­tion du télé­phone, surtout pour les plus dému­nis) ; et pour le main­tien d’emplois à tout prix (auto­mo­bile, dis­tri­b­u­tion tra­di­tion­nelle, etc.) qui à terme s’avère très coû­teux et pernicieux.

Il existe toute­fois une pos­si­bil­ité réelle de réformes grâce à un décou­plage des poli­tiques économique et sociale. On peut en effet réalis­er les déré­gle­men­ta­tions sec­to­rielles néces­saires et don­ner plus de flex­i­bil­ité aux marchés du tra­vail et des cap­i­taux, tout en com­pen­sant grâce à des mesures sociales spé­ci­fiques et ciblées — comme un impôt négatif en con­trepar­tie de l’abaisse­ment du salaire min­i­mum dans cer­tains secteurs, ou une aide aux plus défa­vorisés pour leur abon­nement téléphonique.

En out­re, il paraît néces­saire, face à un envi­ron­nement français moins prop­ice à la prise de risque et à l’e­sprit d’en­tre­prise, et moins con­cur­ren­tiel, de stim­uler la créa­tion et la crois­sance d’en­tre­pris­es, en par­ti­c­uli­er de haute tech­nolo­gie. Il s’ag­it surtout de pal­li­er un cer­tain nom­bre de “carences”.

D’une part, per­me­t­tre au monde uni­ver­si­taire et à celui des entre­pris­es de tra­vailler plus ensem­ble, par exem­ple en amélio­rant la mise en valeur de la recherche appliquée, en facil­i­tant la créa­tion d’en­tre­pris­es à par­tir de brevets dévelop­pés dans les lab­o­ra­toires publics, ou en ori­en­tant beau­coup plus les cur­sus des écoles d’ingénieurs vers la créa­tion d’en­tre­pris­es et les tech­niques de management.

D’autre part, dévelop­per un cap­i­tal-risque plus effi­cace, en par­ti­c­uli­er en pour­suiv­ant les efforts d’ou­ver­ture des marchés financiers européens aux jeunes entre­pris­es — Nou­veau Marché, EASDAQ — et en cor­rigeant cer­tains aspects fis­caux décourageants, spé­ci­fique­ment pour les stock-options.

L’adapt­abil­ité et la flex­i­bil­ité sont aujour­d’hui les maîtres-mots des économies floris­santes. Cer­tains pays, les États-Unis en tête, ont créé des mil­liers d’emplois à valeur ajoutée dans les secteurs de pointe et dans l’ensem­ble des ser­vices au cours des dernières années, grâce à un envi­ron­nement économique et financier sus­ci­tant et récom­pen­sant l’e­sprit d’en­tre­prise et la prise de risque. La France doit met­tre en place un cer­cle vertueux, aus­si bien en stim­u­lant l’in­no­va­tion partout (dans les proces­sus, les ser­vices, les pro­duits) qu’en assur­ant la crois­sance du secteur des ser­vices marchands. Au risque de voir l’ex­ode de ses plus bril­lants cerveaux et de ses entre­pre­neurs les plus dynamiques s’ac­centuer, et de man­quer la révo­lu­tion de l’in­for­ma­tion et des ser­vices qui va façon­ner le troisième mil­lé­naire, notre pays doit sup­primer les entrav­es qui brident son économie.

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1. Étude inti­t­ulée Sup­primer les entrav­es à la crois­sance et l’emploi en France et en Alle­magne, pub­liée en avril 1997 par le McK­in­sey Glob­al Insti­tute, organ­isme d’analyse et de recherche macro-économique de McKinsey.
2. Auto­mo­bile, banque de réseau, dis­tri­b­u­tion, loge­ment, ser­vices infor­ma­tiques, télécommunications.

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