Quelques principes empiriques pour développer l’innovation

Dossier : Entreprise et stratégieMagazine N°658 Octobre 2010
Par Laurent JULIA (88)

REPÈRES

REPÈRES
Qu’ont en com­mun Sony, Apple, Microsoft ? Avant tout, le fait qu’un indi­vidu ” vision­naire ” a créé et dévelop­pé leurs inno­va­tions majeures : le Walk­man est l’œu­vre de Mori­ta (un des pères fon­da­teurs de Sony), la Playsta­tion 2 celle de Kutara­gi qui a dis­cerné le poten­tiel du processeur Cell en cours de développe­ment, le Mac­in­tosh, l’iPod et l’iPhone l’oeu­vre de Steve Jobs, MS DOS celle de Bill Gates…

Cinq grands principes car­ac­térisent l’in­no­va­tion : l’in­no­va­tion est le plus sou­vent le fait d’un indi­vidu isolé ou d’un groupe de deux ou trois per­son­nes ; elle implique une prise de risque et un pari ; elle résulte d’une ren­con­tre improb­a­ble (l’ingénieur et le client); elle requiert une ” pres­sion de sélec­tion ” appliquée très en amont ; enfin elle procède par “muta­tions” en ter­mes d’usage client ou de chaîne de valeur. De nom­breux exem­ples récents nous mon­trent que l’in­no­va­tion est une activ­ité indi­vidu­elle, même s’il y a quelques con­tre-exem­ples comme le GSM qui a demandé dix ans de tra­vail à un groupe d’ex­perts européens pour éla­bor­er les déf­i­ni­tions systèmes.

Prendre des risques

Une bonne idée n’en est pas une avant d’être traduite en action

Pourquoi cela ? Sans doute à cause du deux­ième principe : la prise de risque, le pari. C’est un fait : une bonne idée n’en est pas une avant d’être traduite en action. Or les ressources à met­tre en œuvre pour le développe­ment, le pro­to­ty­page, l’in­dus­tri­al­i­sa­tion, la pro­duc­tion, la pub­lic­ité, la com­mer­cial­i­sa­tion con­stituent un risque. Steve Jobs a, par exem­ple, qua­si­ment par­ié la survie d’Ap­ple au lance­ment de l’i­Pod. Cette société quelque temps aupar­a­vant avait été réduite à chercher un finance­ment auprès de Microsoft pour pour­suiv­re ses activ­ités de R&D.

Problèmes et solutions

D’où vient aux inno­va­teurs cette ” vision ” qui ali­mente leur foi et les pousse à sur­mon­ter les obsta­cles ? Le principe de ” ren­con­tre improb­a­ble ” per­met de l’ex­pli­quer. C’est parce qu’ils arrivent à entrevoir et la valeur d’usage poten­tielle et la solu­tion tech­nique pos­si­ble — deux faibles prob­a­bil­ités fac­torisées. C’est parce que cette ” vision ” est improb­a­ble et donc qu’elle leur con­fère un avan­tage de first mover que les inno­va­teurs puisent dans leur énergie per­son­nelle pour aller de l’a­vant et pren­dre les risques nécessaires.

Pour ren­dre plus prob­a­bles ces ren­con­tres, une forme d’or­gan­i­sa­tion mul­ti­dis­ci­plinaire a été mise en œuvre par de grandes entre­pris­es comme Renault ou Orange : les ” technocentres “.

Mêlant mar­ket­ing et ingénierie, l’idée est de réu­nir sur un même plateau tech­nique des com­pé­tences qui tra­vail­lent ordi­naire­ment “en silo” de façon séquen­tielle, afin de per­me­t­tre la remise en cause intel­li­gente des ” dogmes ” d’ar­chi­tec­ture ou d’ingénierie de détail, avec en per­spec­tive le besoin du client.

Un exem­ple extrême de ce genre d’or­gan­i­sa­tion est le “VIP” util­isé par Sam­sung pour pro­duire de l’in­no­va­tion en rup­ture. Ce proces­sus a pour but de con­tourn­er les dif­fi­cultés ” soci­ologiques ” de l’in­no­va­tion dans le cadre cul­turel coréen, extrême­ment respectueux des valeurs d’obéis­sance et de hiérarchie.

Quar­an­taine
Sam­sung a eu l’idée de plac­er en “isole­ment”, pour une durée allant de deux à qua­tre mois, des petites équipes (5–10 per­son­nes) mari­ant ventes, mar­ket­ing, pub­lic­i­taires, ingénieurs élec­tron­i­ciens, design­ers, ingénieurs plas­tur­gistes, le tout sous la houlette d’un coor­di­na­teur. La con­trainte est de devoir d’in­ven­ter en un temps lim­ité les principes de con­cep­tion détail­lés d’une offre en rup­ture par rap­port au marché. Quinze heures de tra­vail par jour y com­pris le dimanche et pas de retour à la mai­son tant que l’on n’a pas accouché. Résul­tat : en trois mois (con­tre neuf habituelle­ment) Sam­sung a conçu en 2006 la gamme de téléviseurs “Bor­deaux”, inno­vante par son esthé­tique “noir laqué piano ” et par le procédé qui a per­mis de sup­primer l’é­tape de pein­ture. Inno­vante aus­si parce qu’un processeur est intro­duit per­me­t­tant de mix­er de mul­ti­ples four­nisseurs de dalles LCD pour un même mod­èle : les acheteurs de dalles gag­nent alors une flex­i­bil­ité et une force énorme dans les négo­ci­a­tions avec les four­nisseurs (externes pour 50%) sur ce com­posant clef (plus de 70 % de la valeur du téléviseur).

On voit émerg­er, au tra­vers du rôle évo­qué du ” coor­di­na­teur “, le qua­trième principe : la pres­sion de sélec­tion. Les inno­va­tions les plus fer­tiles sont celles qui ont passé nom­bre de cribles élim­i­na­toires, très en amont dans leur développe­ment. En ter­mes d’en­jeu busi­ness, il s’ag­it d’être capa­ble de décider d’ar­rêter ou de réori­en­ter un cer­tain nom­bre de pro­jets au stade con­ceptuel, ou de prépro­to­type, afin de redé­ploy­er des ressources de développe­ment sur d’autres projets.

Il faut savoir sans cesse remet­tre l’ou­vrage sur le méti­er, comme Apple qui a revu plus d’une ving­taine de fois l’in­ter­face de nav­i­ga­tion de l’i­Pod jusqu’à ce qu’elle soit véri­ta­ble­ment révo­lu­tion­naire en ter­mes d’ergonomie. 

Anticiper les mutations

Mise sous cloche
Il faut savoir met­tre sous cloche et ne pas “tuer” des bonnes idées quand le “ter­reau économique ” n’est pas tout à fait mûr. L’ex­em­ple à ne pas suiv­re est celui du ser­vice de décou­verte de musique : une inven­tion de Sony et com­mer­cial­isée par Voda­fone sous le nom de “Radio DJ”.
Il s’agis­sait de pro­pos­er aux util­isa­teurs de définir des “radios per­son­nelles” en adap­tant pro­gres­sive­ment le flux à leurs goûts sur la base d’un sim­ple vote ” j’aime-je n’aime pas “.
Le poten­tiel de busi­ness de ce type de ser­vice est énorme, car il mobilise un fonds de cat­a­logue musi­cal très large­ment sous-exploité. Mais le “ter­reau” n’é­tait pas tout à fait prêt : manque de péné­tra­tion de la 3G, manque de stan­dard dans les OS de ter­minaux mobiles. Le ser­vice a été arrêté.

Com­ment éviter de se lancer à con­tretemps dans une aven­ture ? C’est là que le con­sul­tant peut être utile pour met­tre en oeu­vre le cinquième principe : anticiper les véri­ta­bles “muta­tions ” en ter­mes d’usage client et de chaînes de valeur. Pour cela on peut utilis­er un proces­sus de fil­trage en trois étapes pour qual­i­fi­er, quan­ti­fi­er les enjeux, puis hiérar­chis­er les dif­férents pro­jets d’in­no­va­tion encore dans les cartons.

Prendre ses distances

La pre­mière étape amène à sélec­tion­ner les pro­duits et ser­vices véri­ta­ble­ment ” en rup­ture “, à savoir ceux qui représen­tent soit une valeur d’usage inédite pour les clients, pas un sim­ple mieux, et ceux qui amè­nent une réor­gan­i­sa­tion des chaînes de valeur.

Elle con­siste à objec­tiv­er la portée de l’idée pro­posée avec une véri­ta­ble prise de dis­tance : qu’amène-t-on de réelle­ment nou­veau aux util­isa­teurs, et à quels acteurs en place se confronte-t-on ?

Valeur d’usage

Il faut savoir sans cesse remet­tre l’ou­vrage sur le métier 

La deux­ième étape con­siste à estimer fine­ment le poten­tiel de marché, c’est-à-dire quan­ti­fi­er les vol­umes, seg­menter les clients, pré­cis­er la valeur d’usage, la péné­tra­tion poten­tielle à terme, et le prix.

L’ap­proche quan­ti­ta­tive et pré­cise de l’usage lutte con­tre le syn­drome de la ” solu­tion qui cherche son prob­lème “, trop directe­ment issue du bureau d’études.

Cette étape passe par l’analyse très pré­cise des seg­ments client visés et de la valeur de l’of­fre pour cha­cun. Elle per­met d’affin­er, de pré­cis­er le poten­tiel d’in­no­va­tion des ingénieurs, car au final c’est bien la tech­nolo­gie qui autorise à rêver.

Smart recorder
La fig­ure 1 mon­tre com­ment on peut car­ac­téris­er un pro­duit en rup­ture. Le cas est celui d’un enreg­istreur vidéo à disque dur ” intel­li­gent “, dont la valeur est placée sur un dia­gramme valant pour tout type de con­som­ma­tion audio­vi­suelle. Les axes retenus pour mesur­er la créa­tion de valeur d’usage sont : la var­iété d’ac­cès au con­tenu (“ce que je veux ”) que l’on peut approcher si l’en­reg­istreur “pioche” dans un flux de chaînes très impor­tant ; l’im­mé­di­ateté de con­som­ma­tion (le pro­gramme est déjà enreg­istré quand je décide de regarder la télévi­sion) ; la sim­plic­ité d’emploi (l’en­reg­istreur tra­vaille automa­tique­ment grâce à un guide des pro­grammes élec­tron­iques élaboré et un paramé­trage de mes préférences). Ce qui est décrit ici est tout sim­ple­ment le boîti­er à disque dur “Sky +” de la chaîne de satel­lite Sky qui a con­nu un suc­cès immense en Angleterre.
Ne pas brid­er l’innovation
Une illus­tra­tion m’en a été récem­ment don­née par le groupe d’élèves du mod­ule “créa­tion d’en­tre­prise inno­vante” que j’en­cadrais. Par­tant d’une idée ini­tiale de brosse à dents ” tout en un” avec den­ti­frice inté­gré, que j’avais ini­tiale­ment jugée “far­felue “, ils ont cher­ché, sondé, inter­rogé et ont finale­ment con­va­in­cu le jury de la per­ti­nence de leur pro­duit sur deux cibles : les par­ents qui veu­lent met­tre leurs jeunes enfants au brossage de dents (les dos­es per­me­t­tent le con­trôle de la con­som­ma­tion, peu­vent avoir des goûts et des couleurs var­iés, et sont plus sim­ples à manip­uler par les enfants que le tube) ; les femmes qui pour cer­taines aimeraient bien avoir une brosse à dents et un den­ti­frice “blancheur” ou “antitabac” disponibles au fond du sac à main, pour par­er à une ren­con­tre inopinée avec Brad Pitt par exemple.

Compétitivité économique

La dernière étape con­duit à analyser la com­péti­tion par stade de valeur et com­pren­dre les rouages économiques qui vont per­me­t­tre la sub­sti­tu­tion des pro­duits ou ser­vices par la nou­velle offre. De façon générale, il s’ag­it soit d’une meilleure effi­cac­ité économique de la chaîne, soit d’une prime de prix liée à un saut véri­ta­ble­ment “quan­tique” de la valeur d’usage, soit d’un mélange des deux.

La démarche ana­ly­tique de cette dernière étape est représen­tée sur la fig­ure 2.

Anticiper les véri­ta­bles “muta­tions” en ter­mes d’usage client et de chaînes de valeur

L’idée cen­trale de ce mod­èle générique est de par­tir d’un référen­tiel de marché con­nu (ici un ser­vice ven­du par un opéra­teur de télé­coms) et de raison­ner en dif­féren­tiel pour mesur­er la com­péti­tiv­ité économique de l’innovation.

Fausse inno­va­tion
L’e-com­merce, qui met le con­som­ma­teur directe­ment en con­tact avec un grossiste sans les coûts liés au réseau de points de vente, n’est pas à pro­pre­ment par­ler une “inno­va­tion”. Les études mon­trent que, pour les biens d’équipement, les con­som­ma­teurs achè­tent sur Inter­net après s’être fait préal­able­ment con­seil­lé en mag­a­sin. Il s’ag­it plutôt d’un “par­a­sitage” par­tiel de l’é­cosys­tème tra­di­tion­nel, recon­nu comme tel par les textes européens du droit de la con­cur­rence (notion de free-rid­ing jugée néfaste).

Si l’on crée une ” rup­ture ” de valeur pour le con­som­ma­teur, quel sur­prix pour­ra-t-il pay­er ? Par ailleurs, quelles économies sur l’ensem­ble de la chaîne peu­vent être réal­isées évi­tant un cer­tain nom­bre de stades de valeur (la dis­tri­b­u­tion en mag­a­sin par exemple) ?

Mais surtout au final qui sont les parte­naires clefs avec qui il est absol­u­ment néces­saire de partager la marge économique créée ? Un exem­ple de réelle nou­veauté apportée par Inter­net et qui crée de la valeur est l’au­toma­ti­sa­tion de la recommandation.

Inter­net apporte la pos­si­bil­ité d’a­gréger une demande extrême­ment atomisée

Inter­net apporte en effet pour la pre­mière fois la pos­si­bil­ité d’a­gréger une demande extrême­ment atom­isée, la long tail, non servie, et d’y répon­dre à par­tir d’un point cen­tral économique­ment viable. Ce canal de vente est com­plé­men­taire de l’ap­proche push que pra­tique l’in­dus­trie du ciné­ma ou du jeu sur un nom­bre très restreint de hits (pub­lic­ité pour les nou­velles sor­ties, événe­men­tiels, box-office).

Les act­ifs clefs dans ce cas sont pré­cisé­ment le moteur de recom­man­da­tion (et non pas de recherche) qui per­met de faire une sélec­tion per­son­nal­isée au sein ” d’océans ” de cat­a­logues disponibles (“trop de choix tue le choix”).

Approche quantifiée

Moteur de recommandation
Le savoir-faire en matière de moteur de recom­man­da­tion est telle­ment cru­cial que Net­flix, leader de la loca­tion de DVD aux États-Unis, a offert l’an­née dernière 1 mil­lion de dol­lars à l’équipe de chercheurs qui a dévelop­pé en com­péti­tion ouverte le meilleur algo­rithme de recom­man­da­tion. Ils ont au pas­sage innové en ter­mes de R&D externalisée.

En défini­tive, quel peut être le rôle du con­sul­tant en stratégie, dans sa mis­sion d’ac­com­pa­g­ne­ment du man­age­ment, dans ce domaine ? Elle est sans doute la plus per­ti­nente pour l’op­ti­mi­sa­tion de l’ef­fi­cac­ité de la R & D. L’ap­proche rigoureuse et quan­tifiée du poten­tiel, la ” pres­sion de sélec­tion ” et le posi­tion­nement sys­té­ma­tique sur les axes ” usage client ” et chaîne de valeur sont des approches qui néces­si­tent un effort ana­ly­tique à la fois impor­tant, local­isé dans le temps et totale­ment sur-mesure.

Une dou­ble expérience
Con­sul­tant en stratégie chez Mars & Co, j’aide cer­taines grandes entre­pris­es à opti­miser le ren­de­ment de leurs dépens­es de R&D ou à se dif­férenci­er de con­cur­rents plus com­péti­tifs en ter­mes de coûts. Par ailleurs, j’en­cadre un mod­ule option­nel “créa­tion d’une entre­prise inno­vante” des cur­sus X et HEC, mal­heureuse­ment assez mécon­nu à l’X. Les élèves tra­vail­lent par groupes mixtes “ingénieurs-com­mer­ci­aux ” (2+2) avec un tuteur au développe­ment d’un busi­ness plan d’une start-up inno­vante. Ils présen­tent ensuite le dossier à un jury qu’ils doivent con­va­in­cre d’in­ve­stir dans leur affaire.

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