Les acquisitions en temps de crise : une opportunité

Dossier : Entreprise et stratégieMagazine N°658 Octobre 2010
Par Jean BOSCHAT (86)
Par Coralie THOMAS

REPÈRES

REPÈRES
Face aux tur­bu­lences, les entre­pris­es se con­cen­trent sur leurs clients, la ges­tion de leur tré­sorerie et les restruc­tura­tions pour opti­miser leur struc­ture de coût. L’évo­lu­tion de l’ac­tiv­ité européenne de fusions-acqui­si­tions en valeur sem­ble con­firmer ce point (avec par exem­ple une baisse de plus de 50 % entre 2007 et 2009). En revanche, l’évo­lu­tion en vol­ume mon­tre que le marché reste rel­a­tive­ment sta­ble pen­dant les réces­sions (13 400 opéra­tions en 2009 pour 13 700 en 2007). On remar­que même que, si pen­dant la crise de 2008–2009 l’ac­tiv­ité liée au Pri­vate Equi­ty s’est effon­drée, les opéra­tions Cor­po­rate demeu­raient pour leur part à un niveau légère­ment supérieur à celui de 2007 (12300 opéra­tions en 2009 pour 11 500 en 2007). Ce con­stat con­tre-intu­itif laisse imag­in­er que cer­tains pré­da­teurs prof­i­tent de la crise pour fon­dre sur leur proie.

Les ralen­tisse­ments économiques, en par­ti­c­uli­er lorsqu’ils sont sim­i­laires à celui de 2008–2009, font effet de ” test de survie ” pour nom­bre d’en­tre­pris­es. Lors de ces péri­odes dif­fi­ciles, les dirigeants hési­tent à par­ler de fusions-acqui­si­tions et cherchent sou­vent de bonnes raisons pour les retarder. L’an­tic­i­pa­tion et la réac­tiv­ité sont clé, et le man­age­ment doit démon­tr­er sa capac­ité à être sur tous les fronts Mais, pour ceux qui veu­lent prof­iter de la crise pour men­er des acqui­si­tions, deux ques­tions clés doivent être posées : une telle stratégie est-elle per­ti­nente en ter­mes de créa­tion de valeur ? Quelles sont les règles d’or pour réussir ?

Analyser la création de valeur

Une com­para­i­son rigoureuse
Pour com­par­er l’ef­fet des acqui­si­tions selon la péri­ode où elles ont eu lieu, nous avons étudié les 50 acqui­si­tions européennes les plus impor­tantes chaque année entre 1998 et 2009 et sélec­tion­né les acteurs au com­porte­ment spé­ci­fique de chaque phase de cycle économique : ceux qui ont réal­isé au moins 80 % de la valeur totale de leurs opéra­tions soit en bas de cycle, soit en haut de cycle. L’évo­lu­tion du cours de leur action a été com­parée à celle de leurs pairs (du même secteur), entre deux jours avant l’ac­qui­si­tion jusqu’à deux ans après l’ac­qui­si­tion. Nous avons don­né la même pondéra­tion à toutes les entre­pris­es et com­paré l’évo­lu­tion moyenne de cha­cun des deux groupes.

Afin d’é­val­uer la créa­tion de valeur respec­tive des opéra­tions en bas et en haut de cycle, nous avons choisi 50 cas con­crets et les avons com­parés suiv­ant une méthodolo­gie garan­tis­sant la meilleure objectivité.

Les acqui­si­tions créent rarement autant de valeur que ce qui est anticipé.

En intro­duisant l’indice sec­to­riel pour com­par­er les entre­pris­es avec leurs pairs, nous nous sommes assurés que l’analyse n’é­tait pas faussée par l’évo­lu­tion glob­ale des cours de Bourse.

Résultats probants

Des résul­tats de cette analyse (voir fig­ure 1), il ressort que l’évo­lu­tion des cours de Bourse est plus favor­able chez les acquéreurs de bas de cycle que pour ceux de haut de cycle. Cela reste vrai a min­i­ma deux ans après l’ac­qui­si­tion avec un écart de valeur autour de 15–20% entre les deux groupes. Par ailleurs, la ligne ” zéro ” représen­tant l’indice sec­to­riel, les acquéreurs de bas de cycle sont non seule­ment plus per­for­mants que les acquéreurs de haut de cycle, mais dépassent égale­ment la moyenne de l’in­dus­trie (ce qui com­prend les entre­pris­es n’ayant pas réal­isé d’ac­qui­si­tion et les entre­pris­es ayant réal­isé des acqui­si­tions sur toutes les phas­es du cycle).

Choix stratégiques

Une approche risquée
Une acqui­si­tion reste sta­tis­tique­ment un choix stratégique risqué, par­ti­c­ulière­ment en haut de cycle : même par­mi les acquéreurs en bas de cycle, seuls 55 % ont dépassé leur indice sec­to­riel (ver­sus 34% pour ceux qui ont fait des acqui­si­tions en haut de cycle). Pour les sociétés au-dessous de l’indice, celles qui ont fait des acqui­si­tions en haut de cycle affichent une val­ori­sa­tion inférieure de 20 % à l’indice ver­sus une val­ori­sa­tion inférieure de 10% pour celles qui ont fait des acqui­si­tions en bas de cycle.

Une acqui­si­tion réal­isée lors d’une réces­sion n’est pas en soi suff­isante pour garan­tir la réus­site d’une entre­prise ou pour créer un avan­tage con­cur­ren­tiel. Nos con­clu­sions restent vraies en moyenne, mais on trou­ve cer­tains acquéreurs de bas de cycle qui ont fait moins bien que l’indice.

Réalis­er des acqui­si­tions en bas de cycle n’est pas une garantie de suc­cès en soi, avec env­i­ron 45 % d’en­tre­pris­es dont la per­for­mance ne dépasse pas celle de leurs pairs. En com­plé­ment de cette analyse sta­tis­tique et de ses enseigne­ments, nous avons échangé avec des dirigeants sur ces ques­tions afin de mieux com­pren­dre les moti­va­tions qui sous-ten­dent la réal­i­sa­tion d’ac­qui­si­tions en bas de cycle (mal­gré toutes les bonnes raisons pour ne pas en faire), ain­si que les con­di­tions de la réussite. 

Période propice

Les péri­odes de ralen­tisse­ment économique sont prop­ices à la réal­i­sa­tion d’ac­qui­si­tions. Cer­taines oppor­tu­nités se présen­tent alors qu’elles n’é­taient pas acces­si­bles en haut de cycle. Il n’est pas tant ques­tion des prix : même si le cours de l’ac­tion de la cible est plus bas en péri­ode de ralen­tisse­ment, il en va de même pour celui de l’ac­quéreur, et nous n’avons pu met­tre en évi­dence une baisse sig­ni­fica­tive des prix de trans­ac­tion en ter­mes de mul­ti­ples d’EBIT ou d’EBITDA.

Une con­sol­i­da­tion est dif­fi­cile à con­duire alors que les affaires sont florissantes

Il s’ag­it plutôt d’une ques­tion d’ac­cept­abil­ité de l’opéra­tion par les par­ties prenantes. Par exem­ple, une con­sol­i­da­tion est dif­fi­cile à con­duire alors que les affaires sont floris­santes et que tous les acteurs sont en bonne forme. Mais en bas de cycle, les entre­pris­es précédem­ment réti­centes à un rachat réalisent qu’il s’ag­it prob­a­ble­ment de la seule solu­tion pour ren­forcer leur com­péti­tiv­ité et se main­tenir par­mi les lead­ers du marché.

De nom­breuses fusions ou acqui­si­tions ne parvi­en­nent pas à créer les syn­er­gies atten­dues en rai­son de prob­lèmes d’exé­cu­tion. Durant les hauts de cycle, il est plus dif­fi­cile de réalis­er des pro­grammes de restruc­tura­tion pour des ques­tions poli­tiques et sociales, d’im­pact sur la société ou l’im­age de mar­que, etc. En bas de cycle, un sen­ti­ment d’ur­gence est partagé par tous (action­naires, dirigeants, employés et même clients), et la mise en oeu­vre de syn­er­gies s’en voit facil­itée, ce qui ren­force la prob­a­bil­ité de dépass­er ses pairs. C’est par­ti­c­ulière­ment vrai dans le cas des indus­tries de capac­ité qui requièrent con­sol­i­da­tion et équili­bre entre offre et demande.

Se tenir prêt

Cas d’é­cole
À la fin des années 1990, Pern­od-Ricard réal­i­sait plus de 80% des ventes sur le marché européen. Pour devenir un géant mon­di­al, Pern­od-Ricard lance la course à la con­sol­i­da­tion par­mi les géants de la bois­son. Fin 2001, il assim­i­le Sea­gram, prof­i­tant de l’é­tat de crise où se trou­vaient les mar­ques de ce pili­er de l’in­dus­trie ain­si que de l’échec d’Al­lied Domecq à présen­ter une offre. Ébran­lé par la crise et inca­pable de se join­dre à la course aux acqui­si­tions, Allied- Domecq finit par tomber dans le giron de Pern­od- Ricard en 2005. Vin & Spir­it a ensuite été racheté à l’É­tat sué­dois à l’aube de la crise du crédit de 2008, avec sa forte présence sur le marché améri­cain et la célèbre mar­que Abso­lut Vod­ka. Aujour­d’hui, les ventes de Pern­od-Ricard hors de l’Eu­rope représen­tent plus de la moitié de son chiffre d’af­faires grâce en par­tie à la réus­site d’ac­qui­si­tions de bas de cycle.

Des acteurs ayant pra­tiqué cette stratégie avec suc­cès nous ont aidés à iden­ti­fi­er cer­tains fac­teurs clés de suc­cès. Une fois la réces­sion enclenchée, il est déjà trop tard pour rechercher une cible. Les best in class nous ont tous expliqué que l’ac­qui­si­tion réal­isée en bas de cycle était déjà ” dans le pipe ” par­mi d’autres cibles poten­tielles depuis plusieurs mois ou années. Toutes avaient été étudiées et analysées (par­fois même approchées sans suc­cès). Le rationnel stratégique était clair, les syn­er­gies iden­ti­fiées, les ressources néces­saires qual­i­fiées et quan­tifiées : presque tout était déjà prêt à être exé­cuté une fois le top départ don­né. La péri­ode de ralen­tisse­ment agit alors comme un déclencheur.

L’an­tic­i­pa­tion et la réac­tiv­ité sont clé, et le man­age­ment doit démon­tr­er sa capac­ité à être sur tous les fronts

Par ailleurs, un aligne­ment par­fait au sein du comité de direc­tion et entre la direc­tion et les action­naires est indis­pens­able. La fenêtre d’op­por­tu­nité est réduite et le temps manque pour de nou­velles hési­ta­tions, analy­ses ou dis­cus­sions. La réac­tiv­ité est clé, et le man­age­ment doit démon­tr­er sa capac­ité à être sur tous les fronts, afin de gér­er les affaires courantes en sit­u­a­tion de crise tout en con­sacrant du temps et des ressources à la con­clu­sion d’un accord en un court laps de temps.

Oser et gagner

Enfin et surtout, l’au­dace de se lancer tout en con­trôlant le tim­ing est cri­tique, en par­ti­c­uli­er lorsque le ralen­tisse­ment est aus­si sévère qu’en 2008–2009. L’in­sta­bil­ité de l’en­vi­ron­nement économique et l’in­cer­ti­tude ambiante ren­dent la déci­sion d’ac­qui­si­tion dif­fi­cile. Mais le passé a mon­tré qu’at­ten­dre une sta­bil­i­sa­tion sig­ni­fie finale­ment rater l’opportunité.

Fenêtre de tir
Un leader de l’in­dus­trie auto­mo­bile nous a rap­porté les pro­pos d’un mem­bre de son comité de direc­tion : ” Certes, la sit­u­a­tion est insta­ble, nous ne savons pas de quoi demain sera fait. Nous avons cher­ché à réalis­er une telle acqui­si­tion depuis des années. Nous sommes tous con­va­in­cus qu’elle est oppor­tune pour notre société et la fenêtre de tir est très réduite. Je sais que nos vol­umes ont chuté de 35%, que notre cours de Bourse a été divisé par deux. Il pour­rait sem­bler plus raisonnable d’at­ten­dre, au cas où les vol­umes con­tin­ueraient à baiss­er. Mais si c’est le cas, j’ai bien peur que la ques­tion ne porte plus sur la per­ti­nence de l’ac­qui­si­tion mais sur la recherche d’un nou­v­el emploi dans un autre secteur pour cha­cun d’en­tre nous et pour tous nos employés.” Au final, ils ont osé, espérons qu’un avenir proche nous révélera qu’ils ont gagné…

Mal­gré les réti­cences fréquentes à réalis­er des acqui­si­tions en bas de cycle, cer­tains acteurs prof­i­tent des con­di­tions favor­ables, et béné­fi­cient par­fois d’op­por­tu­nités uniques. En moyenne, ceux qui osent acquérir en bas de cycle créent plus de valeur que ceux qui réalisent des acqui­si­tions en haut de cycle, et même plus que la moyenne de l’in­dus­trie. Toute­fois, la fenêtre d’op­por­tu­nité est étroite et l’an­tic­i­pa­tion, le rationnel stratégique et une exé­cu­tion sans faille restent les pièces maîtress­es de la réussite.

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