Les nouveaux espaces du conseil dans la défense

Dossier : Entreprise et stratégieMagazine N°658 Octobre 2010
Par Philippe CHERVI (83)

REPÈRES La défense — de même que la Sécu­rité nationale — subit à la fois des con­traintes socié­tales et des con­traintes plus spé­ci­fiques des mis­sions demandées aux Forces armées. En temps de paix, elle est soumise à une glob­al­i­sa­tion omniprésente et au temps de la société civile dans laque­lle les per­son­nels de défense sont totale­ment immergés. Sur les théâtres d’opéra­tions extérieures ou OPEX, ces per­son­nels se retrou­vent dans des opéra­tions de main­tien de la paix ou de sta­bil­i­sa­tion, avec des forces de coali­tion alliées, au sein de ” guer­res au milieu des pop­u­la­tions civiles “.

La mon­di­al­i­sa­tion induit une accéléra­tion du temps au sein de l’É­tat. La défense n’échappe pas à cette pres­sion, à laque­lle s’a­joute une réduc­tion inex­orable de son for­mat et de son bud­get. Le mil­i­taire et le civ­il se rejoignent dans la nature même des mis­sions opéra­tionnelles, celles-ci se mul­ti­pli­ant tout en incor­po­rant davan­tage que naguère des opéra­tions à car­ac­tère civil.

L’inversion du dual

Civ­il ou mil­i­taire ? Le développe­ment de l’In­ter­net et des jeux en réseau, dont les infra­struc­tures et les avancées tech­nologiques sont sou­vent issues du mil­i­taire, a con­tribué à ren­dre encore plus floue la fron­tière entre le civ­il et le mil­i­taire. Il est dif­fi­cile de déter­min­er si une cyber-attaque émanant d’or­di­na­teurs banal­isés provient d’un groupe de hack­ers ou d’un pays, avec une visée ter­ror­iste, crim­inelle ou autre. Le réal­isme sai­sis­sant des sim­u­la­teurs d’aéronefs per­met de con­tribuer à moin­dre coût à l’en­traîne­ment des pilotes, au prix cepen­dant d’une inter­ro­ga­tion sur les réelles com­pé­tences acquis­es lors d’un entraîne­ment virtuel par rap­port à un entraîne­ment réel.

Mil­i­taires et civils sont aus­si imbriqués au sein des entre­pris­es de défense et il est frap­pant de con­stater que le sens du dual car­ac­térisant l’am­biva­lence de pro­duits à usage civ­il et mil­i­taire, tra­di­tion­nelle­ment ori­en­té du mil­i­taire vers le civ­il, s’est large­ment inver­sé ces dernières années. La recherche de base dans les sonars très haute fréquence de guerre des mines a ain­si pu prof­iter des avancées en échogra­phie médi­cale. Ces ques­tions sont exac­er­bées par la pres­sion sur les bud­gets de R&D.

Le nouveau temps court de la défense

Le mil­i­taire et le civ­il se rejoignent dans la nature même des mis­sions opérationnelles

La défense, comme toute admin­is­tra­tion, gère le temps de l’É­tat, un temps long car­ac­téris­tique du fonc­tion­nement de ” l’en­tre­prise France “. Or, con­juguée à l’ac­céléra­tion du temps civ­il, la nou­velle donne géopoli­tique issue de la chute du mur de Berlin en 1990 a con­duit à l’émer­gence d’un monde mul­ti­po­laire avec de nom­breux fac­teurs de risques et de con­flits. Le nom­bre et l’in­ten­sité des mis­sions opéra­tionnelles se sont forte­ment accrus, au point de tester les lim­ites de résis­tance des organ­i­sa­tions de défense et des inter­ac­tions entre État et industrie. 

Des structures en mal d’adaptation

Acheter ou développer
En matière de drones, il existe aujour­d’hui plusieurs pro­jets émanant de groupe­ments d’in­dus­triels avec une base européenne, aucun ne répon­dant exacte­ment aux besoins présents de l’en­gage­ment français en Afghanistan. Mais il a été ques­tion d’en acheter aux USA. On peut s’in­ter­roger sur la cohérence de choix qui con­duisent in fine à acquérir des tech­nolo­gies étrangères faute de pro­duits ou de tech­nolo­gies disponibles, choix large­ment dic­tés par l’ur­gence sauf à ne pas répon­dre au besoin dans les temps.

Or, une cadence plus élevée révèle les goulots d’é­tran­gle­ment. En matière de défense, les struc­tures ne sont pas encore adap­tées à ce temps rac­cour­ci, qu’il s’agisse de veille ou d’an­tic­i­pa­tion tech­nologique, d’ac­qui­si­tion ou de sou­tien voire de poli­tique indus­trielle de défense.

Ain­si, la pos­si­bil­ité d’ac­qui­si­tions en urgence a‑t-elle été créée pour que nos Forces puis­sent dis­pos­er rapi­de­ment des équipements qui leur font défaut en OPEX : le temps d’ac­qui­si­tion est certes réduit mais la ques­tion du sou­tien à long terme est sou­vent nég­ligée. Que fera-t-on des matériels une fois le besoin sat­is­fait ? Doit-on les retir­er du ser­vice ou les inclure dans un MCO (Main­tien en con­di­tion opéra­tionnelle) stan­dard en définis­sant une poli­tique ad hoc de sou­tien ?

Mondialisation

La nou­velle con­cur­rence low-cost
La com­péti­tion à l’ex­port atteint de nou­veaux som­mets avec des pays émer­gents qui se posi­tion­nent doré­na­vant comme des com­péti­teurs low-cost. L’avion de chas­se FC‑1 chi­nois con­cur­rence aujour­d’hui le Mig 29 russe sur le marché égyp­tien alors qu’il béné­fi­cie de tech­nolo­gies acquis­es au moyen de trans­ferts de tech­nolo­gie et d’un réac­teur russe.

Enfin, pour abor­der l’ex­port et notre poli­tique indus­trielle de défense, le temps n’est plus ni français ni européen, il est désor­mais mon­di­al. Sachant que le marché domes­tique de défense est au mieux à l’é­tale en Europe (à la dif­férence du marché de la Sécu­rité nationale), la recon­quête de parts des marchés nationaux ou européens (avec l’ex­em­ple de l’A-400 M rem­plaçant les avions de trans­port C‑130 et C‑160) et le marché export con­stituent les seules vari­ables d’expansion.

Nouvelles opportunités pour le conseil

Sans que la liste soit exhaus­tive, les inadap­ta­tions iden­ti­fiées ci-avant con­stituent autant d’op­por­tu­nités de conseil.

Les espaces tra­di­tion­nels du con­seil relèvent exclu­sive­ment soit de l’in­dus­trie, soit des insti­tu­tions gou­verne­men­tales. Le con­seil s’in­téres­sait habituelle­ment à l’in­dus­trie de défense en inter­venant sur la struc­ture organ­i­sa­tion­nelle, la R&D et l’in­no­va­tion, l’ex­cel­lence opéra­tionnelle avec l’op­ti­mi­sa­tion de la sup­ply chain, etc.

Le temps n’est plus ni français ni européen, il est désor­mais mondial

À ces domaines, il faut ajouter de nou­velles deman­des : temps court de développe­ment, flex­i­bil­ité, robustesse et poly­va­lence de plate­formes mul­ti-usages. La rel­a­tive facil­ité de la con­trac­tu­al­i­sa­tion avec le privé a aidé au développe­ment de cet espace de con­seil, évi­tant ain­si de pass­er sous les fourch­es caudines du Code des marchés publics.

Un marché public polymorphe

Un con­cept de sou­tien moins coû­teux Une expéri­ence réussie de réduc­tion du coût du pro­gramme de sou­tien — d’abord éta­tique puis glob­al — de l’avion d’ap­pui au sol Tor­na­do a été menée par le cab­i­net DS&S au Roy­aume-Uni. Elle con­tribue à la légitim­ité et à la crédi­bil­ité de ses équipes dans la défense.

L’in­térêt pour le secteur pub­lic existe cepen­dant. Il est sou­vent abor­dé par le con­seil au sein d’un secteur d’ac­tiv­ité dédié (ser­vice pub­lic), qui recon­naît plus le monde homogène de la con­trac­tu­al­i­sa­tion publique que les dif­férents marchés qui lui sont rat­tachés : défense, sécu­rité, san­té, col­lec­tiv­ités ter­ri­to­ri­ales. De fait, les marchés dif­fèrent essen­tielle­ment par la crédi­bil­ité des équipes de con­seil et la légitim­ité du cab­i­net qu’ils présupposent.

La struc­ture organ­i­sa­tion­nelle influe aus­si sur le temps de déci­sion, com­plex­ité rimant avec lenteur dans les bureau­craties. Or il y a sou­vent foi­son­nement des struc­tures au sein de l’É­tat, celles-ci ayant été créées en leur temps pour une mis­sion précise.

Enfin, la par­tic­i­pa­tion à l’élab­o­ra­tion des straté­gies indus­trielles nationales, comme le Livre blanc en France, con­stitue des oppor­tu­nités de con­tribuer à définir des poli­tiques publiques. Celles-ci définis­sent les marchés de défense de demain, leurs car­ac­téris­tiques et leur poten­tiel de crois­sance. Elles ori­en­tent égale­ment les coopéra­tions poten­tielles en Europe, plus sûre­ment et durable­ment qu’un engoue­ment poli­tique de circonstance.

Coût-efficacité

Chapelles et lenteur de décision
Pour le MCO aéro­nau­tique de défense, la chaîne logis­tique peut faire inter­venir jusqu’à cinq entités, cha­cune d’en­tre elles ayant une mis­sion et une autorité hiérar­chique pro­pres bien que sous l’au­torité ultime du min­istre de la Défense. Cette mul­ti­pli­ca­tion, pour légitime qu’elle puisse être, con­duit inéluctable­ment au ralen­tisse­ment de la prise de décision.

Out­re le rac­cour­cisse­ment des temps de déci­sion, la con­trainte économique ouvre de nou­veaux espaces à l’in­ter­face État-indus­trie, la réal­ité d’une con­ver­gence État-indus­trie étant déjà attestée par l’ex­em­ple bri­tan­nique1. La notion de coût-effi­cac­ité, de val­ue for mon­ey, per­met d’ap­préhen­der le coût de pos­ses­sion dans son ensem­ble, de l’ac­qui­si­tion, au sou­tien voire au déman­tèle­ment, d’en con­naître les induc­teurs prin­ci­paux et d’a­gir sur les leviers appropriés.

L’in­dus­trie devient davan­tage un parte­naire qu’un fournisseur

Bien sou­vent, la con­nais­sance ou l’in­ter­po­la­tion de cer­tains coûts deman­dera une con­nais­sance fine des organ­i­sa­tions de l’É­tat et de l’in­dus­trie, au moyen de démarch­es telles que le Through-Life Deci­sion Sup­port (TLDS).

Au Roy­aume-Uni, le con­seil a investi l’in­ter­face État-indus­trie avec un rôle de tiers de con­fi­ance, voire de pro­mo­teur d’un dia­logue stratégique pour har­monis­er des points de vue par­fois diver­gents et trou­ver des ter­rains d’en­tente. Cela a pu con­duire à tester la fais­abil­ité de nou­veaux con­cepts opéra­tionnels ou con­tractuels : l’in­dus­trie devient davan­tage un parte­naire qu’un fournisseur.

Faire évoluer les mentalités

L’en­gage­ment indus­triel à long terme
Au Roy­aume-Uni, le ren­force­ment du dia­logue entre État et indus­trie de défense a con­duit BAE Sys­tems à pou­voir s’en­gager sur la disponi­bil­ité jour­nal­ière des avions de chas­se Tor­na­do et Har­ri­er et à une disponi­bil­ité à coût moin­dre pour les Forces armées. L’in­dus­triel y trou­ve une garantie de marché à long terme au prix de la remise en cause de son mod­èle commercial.

L’ac­céléra­tion du temps de la défense et la réduc­tion de son bud­get boule­versent les espaces tra­di­tion­nels de con­seil et elles en créent de nou­veaux. L’analyse de l’évo­lu­tion dras­tique du for­mat de la défense bri­tan­nique ces dix dernières années per­met d’établir une base de réflex­ion pour les trans­for­ma­tions à venir dans la défense en Europe. Au sein des organ­i­sa­tions nationales, le mou­ve­ment d’am­pleur à venir con­cern­era l’évo­lu­tion des men­tal­ités et le change­ment de com­porte­ment de tous les per­son­nels publics ou privés de la défense en France. Être con­damné à s’adapter sou­vent plus rapi­de­ment qu’on ne le souhait­erait ou pren­dre le risque d’être dépassé, tel est le dilemme de l’ac­céléra­tion du temps.

1. La con­ver­gence défense-indus­trie et l’ex­em­ple du Roy­aume-Uni, par Philippe Chervi, François Lureau et Antony Rap­er (à paraître).

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