Quel programme de maths, face à l’effondrement du secondaire ?

Dossier : Les prépasMagazine N°703 Mars 2015
Par Nicolas TOSEL
Par Frédéric MORLOT (01)

La chute du niveau des math­é­ma­tiques dans le sec­ondaire est dra­ma­tique. En 1994, un lycéen de pre­mière C, avait fait plus de math­é­ma­tiques qu’un bache­li­er S d’aujourd’hui.

“ En prépa, certains ne maîtrisent pas la logique formelle ”

Un autre prob­lème, encore plus préoc­cu­pant, tient à la baisse des exi­gences. On peut trou­ver à l’entrée en pré­pa des élèves ne sachant pas addi­tion­ner des frac­tions, mul­ti­pli­er les nom­bres à deux chiffres, manip­uler les nom­bres négat­ifs. Cer­tains ne maîtrisent pas la logique formelle.

Ain­si, un pro­fesseur avait demandé à ses élèves : « Quelle est l’assertion dans la dernière phrase ? » Dix sur trente ont répon­du qu’une asser­tion logique était une propo­si­tion vraie ou fausse, n’ayant donc pas com­pris le sens de la ques­tion. C’est un prob­lème pour les pré­pas, où les élèves doivent avoir une aisance en mathématiques.

Le pro­gramme de ter­mi­nale S n’est sans doute pas mau­vais comme pré­pa­ra­tion à des études où les sci­ences dures ne jouent pas un grand rôle, mais il est inadap­té comme pré­pa­ra­tion aux class­es pré­para­toires aux grandes écoles (CPGE) en MPSI et PCSI.

REPÈRES

Les matières enseignées en prépas scientifiques, idéalement, prépareraient de futurs scientifiques. Ce truisme vaut d’être entendu. Les programmes existants, qu’il s’agisse de maths, de physique ou de chimie, privilégient parfois la tradition à l’innovation. Ils peuvent donner le sentiment d’un académisme : le concours d’entrée à l’École polytechnique serait-il comparable au concours d’entrée au Conservatoire ? Or, la première n’est pas la Comédie-Française. Elle n’a pas à défendre et illustrer un répertoire : la géométrie descriptive, d’assez longue date, fut larguée du programme des classes préparatoires.
La mission de l’École est de former Pour la Patrie, la Science et la Gloire. Les réflexions qui suivent visent à améliorer encore, dans cet esprit d’une formation polyscientifique, les programmes existants.

Les mathématiques buissonnières

Autre con­séquence pour le recrute­ment en pré­pa, on ne sait pas bien jauger le niveau des élèves en regar­dant leurs dossiers. Une men­tion très bien au bac n’est absol­u­ment plus sig­ni­fica­tive. Cer­tains élèves, très sco­laires, peu­vent avoir des notes tou­jours supérieures à 18 et s’effondrer en maths sup.

“ Une discipline qui exige de la confiance en soi ”

Certes, le début de la pré­pa a tou­jours été anx­iogène pour les élèves : ils étaient val­orisés par leur envi­ron­nement sco­laire et se retrou­vent avec de meilleurs élèves qu’eux. Mais le nom­bre d’élèves con­cernés par ce phénomène a net­te­ment aug­men­té, et ce sont ceux issus de milieux défa­vorisés aux­quels nuit le plus l’effondrement du secondaire.

Un phénomène prend toute­fois de l’ampleur : l’explosion depuis une quin­zaine d’années d’activités math­é­ma­tiques pro­posées en dehors des cours. Au sein des lycées, on trou­ve des clubs de maths ayant pour but de stim­uler les élèves.

Il existe égale­ment divers­es com­péti­tions : au con­cours général s’ajoutent les olympiades académiques et, dans un style dif­férent, le con­cours Kangourou.

On peut égale­ment not­er des con­férences, voire des cycles de con­férences, sou­vent de très grande qualité.

L’association Ani­math fédère de nom­breuses activ­ités et effectue un tra­vail remarquable.

Frédéric Mor­lot cite, de même, la revue Tan­gente et la Fédéra­tion française des jeux math­é­ma­tiques, mer­veilleuses ini­ti­atri­ces de « math­é­ma­tiques buis­son­nières » qui ont un fort impact sur les meilleurs élèves et ont été à l’origine de sa voca­tion pour l’enseignement des maths.

L’aspect rassurant des gammes

Pour autant, le développe­ment de ce secteur périsco­laire ne peut combler la faib­lesse des pro­grammes et des exi­gences du lycée, selon Nico­las Tosel, et cela pour deux raisons.

D’abord, parce que, par nature, le périsco­laire ne donne pas un cadre appro­prié pour tra­vailler les gammes, c’est-à-dire les exer­ci­ces de cal­cul. Il faut du reste dénon­cer l’idéologie qui tend à évin­cer les activ­ités mécaniques dans l’enseignement.

Le cal­cul est con­sub­stantiel à l’activité math­é­ma­tique.

Le cal­cul est con­sub­stantiel à l’activité math­é­ma­tique et pré­ten­dre que les ordi­na­teurs l’éliminent presque com­plète­ment est une impos­ture com­pa­ra­ble à celle qui voudrait que l’on apprenne à écrire sans maîtris­er les bases de la gram­maire et de l’orthographe.

Les gammes ont par ailleurs un côté très ras­sur­ant pour les élèves ; cet aspect est fon­da­men­tal dans une dis­ci­pline qui exige autant de con­fi­ance en soi.

Ensuite, parce que, mal­gré de nom­breux efforts, les activ­ités périsco­laires s’adressent en pre­mier lieu à des élèves venant de milieux infor­més, que l’on retrou­vera sou­vent dans les class­es de CPGE de très haut niveau.

L’accroissement de l’hétérogénéité

LE CASSE-TÊTE DES PROGRAMMES

La mise au point des programmes doit tenir compte de plusieurs contraintes. Être adaptés à l’ensemble des élèves et pas seulement aux meilleurs. Permettre une différenciation entre eux, de façon à ce que les meilleurs ne viennent pas à s’ennuyer. Aborder des sujets essentiels comme l’analyse réelle de base, des éléments de topologie, de calcul différentiel et d’algèbre linéaire. Donner une culture scientifique de base, apprendre à calculer, stimuler la curiosité.
Un enjeu majeur est l’apprentissage de la conceptualisation, pour lequel les mathématiques jouent un rôle privilégié. Les compromis sont périodiquement remis en cause par l’évolution de la démographie des élèves et de leur niveau.
Ces dernières décennies ont été marquées par deux évolutions d’un effet quasi sismique : l’effondrement du niveau de l’enseignement secondaire, et la forte augmentation du nombre d’écoles d’ingénieurs.

Avec la créa­tion de nom­breuses écoles, le nom­bre d’élèves en pré­pa s’est accru de 82 % entre 1975 et 2002. Leur hétérogénéité a donc aug­men­té. Ce qui con­vient aux meilleurs est beau­coup trop lourd pour nom­bre d’élèves, et ce qui con­vient à l’ensemble est trop mince pour les bons élèves.

C’est pourquoi de nom­breux pro­fesseurs regret­tent qu’il n’y ait plus la pos­si­bil­ité de dif­férenci­er les pro­grammes, comme quand on dis­tin­guait les pro­grammes étoilés et les non étoilés. Les pre­miers étaient plus con­sis­tants et con­ve­naient aux bons élèves.

Il y avait ain­si des con­cours « primés » et des con­cours « non primés ». Mais cette dif­féren­ci­a­tion a été com­bat­tue par la Con­férence des grandes écoles (CGE). La réforme de 1995 avait lais­sé sub­sis­ter des appro­fondisse­ments des­tinés aux class­es étoilées. Le « toi­let­tage » de 2003 les a supprimés.

On ne peut donc plus dif­férenci­er offi­cielle­ment les pro­grammes. Il se crée pour­tant des dif­férences de fait entre les class­es, cer­taines sans que cela soit décidé con­sciem­ment : il n’est pas sûr que toutes les pré­pas arrivent à assim­i­l­er la total­ité du pro­gramme, alors que quelques-unes pour­raient aller net­te­ment au-delà.

L’évolution des matières

Nico­las Tosel résume l’évolution des pro­grammes depuis une quar­an­taine d’années. Au début des années 1970, ils con­te­naient encore une part très impor­tante de géométrie et de ciné­ma­tique. Pro­gres­sive­ment, ces thèmes ont dis­paru au prof­it d’un appro­fondisse­ment de la topolo­gie et de l’algèbre linéaire. Les séries de Fouri­er, cen­trales en math­é­ma­tiques et dans les appli­ca­tions, ont été intro­duites dans les années 1980.

La réforme de 1995 a représen­té un aboutisse­ment, avec des pro­grammes rich­es et cohérents. L’étude des équa­tions dif­féren­tielles, jusque-là traitée de manière vieil­lotte par une liste de recettes d’intégration, y a été mod­ernisée par une ori­en­ta­tion plus qual­i­ta­tive, per­me­t­tant d’aborder les sys­tèmes dynamiques.

Mal­heureuse­ment, les pro­grammes se sont vite révélés trop con­séquents pour la plu­part des class­es et ont néces­sité un « toi­let­tage » en 2003. Ce tra­vail, mené trop vite et sans véri­ta­ble réflex­ion, a abouti à un ensem­ble assez peu cohérent.

Les pro­grammes de 2013 ont à peu près sup­primé la géométrie et intro­duit les prob­a­bil­ités et l’informatique. Pour Nico­las Tosel, qui a piloté le groupe de tra­vail MP pour cette réforme, ils sont net­te­ment plus cohérents que ceux de 2003.

L’ajout de chapitres de cal­cul en début de pre­mière année était une néces­sité pour lim­iter les dégâts causés par la faib­lesse des exi­gences dans le sec­ondaire en matière de cal­cul. L’introduction des prob­a­bil­ités est de même une bonne chose.

Frédéric Morlot au tableau
Frédéric Mor­lot

VIRTUOSITÉ ET OUVERTURE D’ESPRIT

Il existe aussi des manières délibérées de différencier les contenus, avec deux sortes de « hors programme ».
Le premier type, orienté vers les concours, comprend des exercices qui demandent une virtuosité particulière. On sait que les meilleures écoles aiment à donner ce type d’exercices, et les meilleurs s’y entraînent.
Le second type a pour but d’ouvrir l’esprit des élèves, en faisant par exemple des explorations en dehors du programme. Nicolas propose deux heures de maths supplémentaires tous les quinze jours aux élèves que cela intéresse. Frédéric distribue des polycopiés (nombreux) hors programme à ceux que cela intéresse et des devoirs supplémentaires à la maison.
Les TIPE peuvent être l’occasion pour certains de travailler des mathématiques hors programme pour élargir leur culture.

La disparition du lien maths-physique

Mais, il regrette la dis­pari­tion des séries de Fouri­er et des équa­tions dif­féren­tielles non linéaires.

“ Des coupes claires dans les programmes de géométrie des lycées ”

Au-delà de l’appauvrissement con­ceptuel qu’elles représen­tent, elles réduisent à très peu de chose le lien maths-physique. Il con­vient cepen­dant que des allége­ments impor­tants étaient inévita­bles pour la très grande majorité des class­es du fait du manque de for­ma­tion des élèves et de l’hétérogénéité du public.

Au sujet du lien maths-physique, si la dis­pari­tion pro­gres­sive des pro­grammes de CPGE d’une géométrie un peu vieil­lotte sem­ble raisonnable, il n’en est pas de même des coupes claires dans les pro­grammes du lycée.

La dis­pari­tion d’une notion aus­si cen­trale que le barycen­tre, la pau­vreté du cal­cul vec­to­riel sont très préju­di­cia­bles, d’autant qu’elles vont de pair avec un enseigne­ment de la physique où il n’est plus fait appel aux projections.

Un profit pour l’ingénieur

On enseigne les prob­a­bil­ités finies en pre­mière année et les prob­a­bil­ités dis­crètes en deux­ième année.

Cela va dans le sens de l’histoire : un ingénieur tir­era davan­tage prof­it de cet enseigne­ment que de l’étude des quadriques. De plus, elles peu­vent inter­a­gir avec d’autres math­é­ma­tiques et con­tribuer au renou­velle­ment de l’enseignement. Enfin, cela per­met de con­cep­tu­alis­er et de cal­culer, tout en don­nant un mode de pen­sée très utile dans beau­coup d’applications des mathématiques.

Frédéric a toute­fois été sur­pris de voir que les prob­a­bil­ités qu’il enseigne en pre­mière année sont à peu de chose près les mêmes que celles qu’il avait vues en pre­mière S en 1998.

L’état de la science

Les math­é­ma­tiques enseignées sont-elles proches de celles d’aujourd’hui ? Non, car celles-ci deman­dent trop de tech­nic­ité. Nico­las donne à quelques très bons élèves, dans le cadre d’un TIPE par exem­ple, des arti­cles récents à étudi­er et ceux-ci en sont très fiers.

“ La puissance mathématique n’a probablement pas baissé ”

Finale­ment, les math­é­ma­tiques les plus récentes étudiées sont les prob­a­bil­ités dévelop­pées dans les années 1930, ou l’analyse il y a cent ans. C’est récent à l’échelle d’une dis­ci­pline très ancienne.

Ce qui paraît le plus impor­tant, c’est d’entraîner les élèves à raison­ner avec rigueur, à étudi­er des sit­u­a­tions don­nées en étu­di­ant à fond toutes les pos­si­bil­ités, leur trans­met­tre les fonde­ments d’un esprit sci­en­tifique, utile pas seule­ment dans la sci­ence mais pré­cieux pour les sit­u­a­tions qu’ils auront à affron­ter plus tard.

Le grand écart, jusqu’où ?

L’INFORMATIQUE POUR TOUS

L’informatique est introduite de deux façons : l’option informatique, créée en 1995 ; l’informatique pour tous, qui vient d’être mise au programme.
L’option informatique donne beaucoup de place à l’informatique théorique et à l’algorithmique, proches des mathématiques. Pour l’informatique pour tous, il s’agit d’apprentissage de la programmation.
Selon Frédéric Morlot, l’avantage de ce cours est d’être fondé sur l’apprentissage du langage Python, très utile car largement utilisé dans l’industrie. Il convient au plus grand nombre et l’on peut accéder à une bonne maîtrise en neuf mois avec deux heures de cours par semaine.
En revanche, on ne sait pas encore clairement qui enseignera cette matière : ce sont aujourd’hui 40 % des profs de maths, 20 % des profs de physique et 40 % de profs de sciences de l’ingénieur, d’où des différences significatives dans le contenu enseigné.

Le niveau des élèves baisse-t-il à la sor­tie des pré­pas, compte tenu de la baisse du niveau d’entrée ?

La « puis­sance math­é­ma­tique » des recrutés par l’X n’a prob­a­ble­ment pas bais­sé, mais ils maîtrisent moins d’outils théoriques (struc­tures-quo­tients et fac­tori­sa­tion de mor­phismes, algèbre qua­dra­tique, com­plé­tude, con­nex­ité, cal­cul différentiel).

En s’interrogeant sur le niveau en maths de ceux qui intè­grent l’X com­par­a­tive­ment à celui de sa pro­mo­tion en 2001, Frédéric Mor­lot a le sen­ti­ment qu’ils se tien­nent, au moins pour les meilleurs élèves. Nico­las Tosel a le même sen­ti­ment (qu’il faudrait étay­er par des études précises).

Cela pose toute­fois une ques­tion qui préoc­cupe les pro­fesseurs. Ils se sen­tent en posi­tion de grand écart, avec la baisse con­tin­uelle du niveau du sec­ondaire. Cela tient pour l’instant, grâce à la capac­ité de résilience éton­nante des élèves qui opèrent un rat­tra­page spec­tac­u­laire. Mais jusqu’à quand ?

Un contrat moral entre professeurs et élèves

Quel est le con­trat moral avec les élèves ? C’est un con­trat implicite, dans lequel le mot-clé est la con­fi­ance. Faire ses cours avec soin, cor­riger de façon pré­cise les copies, se tenir au courant des évo­lu­tions des con­cours, telle est la base du métier.

Être disponible envers les élèves, soutenir ceux qui sont proches de flanch­er. Les ras­sur­er, surtout en pre­mière année, mais pas trop pour qu’ils ne se relâchent pas.

Recon­naître qu’on peut se tromper, remerci­er les élèves qui sig­na­lent des erreurs, ce qui arrive vite au tableau. Val­oris­er ceux qui pro­posent des démon­stra­tions plus élé­gantes, faire en sorte que ceux qui pensent avoir une bonne idée s’expriment. Les colles sont des moments priv­ilégiés pour aider les élèves à s’affirmer.

Les deux enseignants se sen­tent très grat­i­fiés par leur méti­er. Le fait de trans­met­tre une tra­di­tion mil­lé­naire belle et utile leur fait beau­coup sens. Pro­fesseur est un très beau méti­er quand on a des col­lègues de qual­ité et un bon con­tact avec les élèves.

Mal­gré l’hétérogénéité, l’un et l’autre ont des élèves d’un tel niveau qu’ils ont même le sen­ti­ment d’être au volant d’une Ferrari.

Compte ren­du du débat rédigé par Michel Berry

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