Photo de Georges BERNANOS

Présence de BERNANOS ou “l’invincible espérance”

Dossier : ExpressionsMagazine N°536 Juin/Juillet 1998Par Gérard PILÉ (41)

AVANT-PROPOS

1998 : des anniversaires en cascade

La Délé­ga­tion géné­rale aux célé­bra­tions natio­nales édite chaque année un opus­cule de plus de 200 pages, agréa­ble­ment pré­sen­té, fort utile à l’en­tre­tien de notre mémoire his­to­rique et cultu­relle, et au sui­vi du regard por­té à notre passé. 

Déta­chons par­mi la qua­ran­taine de célé­bra­tions retenues : 

1598, édit de Nantes, acte poli­tique exemplaire ;
1648, trai­té de Westphalie ;
1798, conco­mi­tance de trois nais­sances, trois noms illustres de la phi­lo­so­phie, de l’his­toire, de la pein­ture : Auguste Comte, Jules Miche­let, Eugène Dela­croix, tous célé­brés, mais avec un éclat inégal, dans un cadre très hexa­go­nal. La Jaune et la Rouge ne pou­vait man­quer d’ho­no­rer la mémoire du pre­mier, le brillant et tur­bu­lent élève de la pro­mo 1814. Consta­tons sim­ple­ment que les suf­frages com­mé­mo­ra­tifs vont sur­tout à Delacroix. 

Suivent ensuite à inter­valles d’un demi-siècle : 

la révo­lu­tion de février 1848, si riche en sou­ve­nirs poly­tech­ni­ciens (lon­gue­ment évo­qués dans le numé­ro de mars 1992) ;
1898, le « J’ac­cuse » de Zola qui relance l’af­faire Drey­fus (évo­quée dans le numé­ro de jan­vier 1995) ;
1948, Décla­ra­tion uni­ver­selle des droits de l’homme et deux évé­ne­ments plus dis­crets : l’in­ven­tion de la musique concrète par notre cama­rade Pierre Schaef­fer (évo­quée dans le numé­ro de jan­vier 1993), la mort de l’é­cri­vain Georges Bernanos.

Notons d’a­bord l’hom­mage qua­si una­nime ren­du à ce der­nier. Quelques titres, pris dans la presse catho­lique, donnent le ton : « L’homme par qui la liber­té arrive », « Un demi-siècle sans une ride », « Une voix pour notre temps », « Un mes­sage d’une criante actua­li­té »… C’est à peine à un demi-ton en des­sous que la grande presse s’est asso­ciée à ce concert, louant « l’im­per­ti­nence des justes », « Sous le feu de Ber­na­nos », « Ber­na­nos intact », appe­lant de ses vœux une « géné­ra­tion Ber­na­nos ». « Ses com­bats sont plus actuels que jamais. » 

Un tel engoue­ment a peut-être sur­pris ceux de nos contem­po­rains encore fidèles au cli­ché bien sim­pliste d’un roman­cier ayant fait son pain avec de sombres his­toires de curés se col­le­tant avec le diable ou de sau­va­geonnes désespérées. 

D’autres, il est vrai, se sou­viennent d’a­dap­ta­tions impres­sion­nantes, à l’é­cran1 ou sur scène, de ses œuvres, notam­ment Sous le soleil de Satan de Pia­lat (Palme d’or du Fes­ti­val de Cannes en 1987). 

D’autres enfin, mar­qués par d’i­nou­bliables impres­sions de lec­ture, se sont jadis pro­mis d’y reve­nir et d’approfondir. 

Le regain d’au­to­ri­té de l’é­cri­vain est un phé­no­mène récent à en juger seule­ment par la dizaine d’ou­vrages qui lui ont été consa­crés depuis 1996 s’a­jou­tant à la cen­taine déjà publiés. Ses prin­ci­pales œuvres, tra­duites en 27 langues, ont dépas­sé pour deux d’entre elles (Sous le soleil de Satan et Le Jour­nal d’un curé de cam­pagne) le cap de cinq millions. 

Cette année, des confé­rences et col­loques lui sont consa­crés, nom­breux à Paris, mais aus­si en pro­vince et fait signi­fi­ca­tif, à l’é­tran­ger : en Alle­magne, en Ita­lie et sur­tout au Bré­sil où reste vivante l’his­toire d’a­mour entre ce pays et l’é­cri­vain2. Ajou­tons pour être un peu com­plet deux films en pré­pa­ra­tion (s’a­jou­tant à sept connus), une série télé­vi­sée annon­cée à la télé­vi­sion ita­lienne, de nou­velles adap­ta­tions sur scène… 

Une ques­tion se posait à cette occa­sion. Était-il oppor­tun ou non d’at­ti­rer l’at­ten­tion dans cette revue sur un auteur dont l’œuvre est exté­rieure à ses thèmes habi­tuels ? Ren­dons compte au lec­teur des rai­sons ayant pré­va­lu, dont il reste en défi­ni­tive le juge final. 

La relation de l’écrivain avec l’histoire contemporaine

Les cita­tions en exergue livrent une pre­mière indi­ca­tion : Ber­na­nos est de ces rares hommes ayant vu juste en leur temps, crié casse-cou à ses com­pa­triotes, n’hé­si­tant pas à aller à contre-cou­rant des idées domi­nantes, de ceux qu’il appe­lait dédai­gneu­se­ment « les bien-pen­sants » (on dirait plu­tôt aujourd’­hui « le poli­ti­que­ment correct »). 

Avec la chaude luci­di­té de son regard sur les évé­ne­ments et les hommes, son refus vis­cé­ral de toute forme de com­pro­mis­sion ou de men­songe qui soit contraire à l’hon­neur, Ber­na­nos n’a ces­sé de 1936 à 1948 de pro­di­guer ses dons d’é­cri­vain, ses appels pathé­tiques à l’o­pi­nion et même aux « poli­tiques » de ce monde, fût-ce à grands risques pour sa car­rière, sa famille et même sa propre vie, dénon­çant ce goût de biai­ser, une pen­sée lâche, affir­mant sa confiance inébran­lable dans le triomphe final de la liber­té et des forces de vie sur les forces de mort. N’i­ra-t-il pas jus­qu’à écrire dans Nous autres Fran­çais : Nous croyons qu’il y a un hon­neur de la poli­tique, nous croyons non moins fer­me­ment qu’il y a une poli­tique de l’hon­neur et que cette poli­tique vaut poli­ti­que­ment mieux que l’autre. Com­ment ne pas se sou­ve­nir du beau scan­dale sou­le­vé par le témoi­gnage bou­le­ver­sant des Grands Cime­tières sous la lune. Pen­sons à tous ses mes­sages à la B.B.C. et à ses « écrits de com­bat » durant la plus dia­bo­lique furie guer­rière de tous les temps. 

Sol­li­ci­té de tous côtés après 1945, en quête de jeunes audi­toires, notre écri­vain entre­prend une cam­pagne de confé­rences où il pro­digue ses aver­tis­se­ments sur les périls exis­ten­tiels guet­tant les jeunes géné­ra­tions de l’a­près-guerre, face aux pro­fondes muta­tions dont il a la pré­mo­ni­tion magistrale. 

De tout cela, la mémoire fran­çaise ne sau­rait se détour­ner : Ber­na­nos, homme libre par excel­lence, inap­pri­voi­sable, inclas­sable dans nos « caté­go­ries », nous rap­pelle que l’on n’est pas libre n’im­porte com­ment, qu’à la limite la vraie liber­té reste une conquête de l’homme intérieur. 

Son chris­tia­nisme inté­gra­le­ment vécu, l’au­then­ti­ci­té de son témoi­gnage forcent le res­pect, comme les bar­rières idéo­lo­giques, poli­tiques, reli­gieuses. Les évé­ne­ments se char­ge­ront de me juger.

Est-il besoin de mon­trer que nous vivons une muta­tion périlleuse, une fuite en avant dans l’ou­bli de valeurs et repères dont nous n’a­vons pas fini de mesu­rer le prix ? Que de cli­gno­tants allu­més que nous fai­sons sem­blant de ne pas voir pour évi­ter de nous poser trop de ques­tions. Ber­na­nos était déjà déses­pé­ré par le cli­mat d’ir­res­pon­sa­bi­li­té régnant dans notre pays après la der­nière guerre dont il pré­voyait l’ag­gra­va­tion avec la mon­tée en puis­sance des aspects néga­tifs de la « moder­ni­té ». Ses écrits sont plus cré­dibles aujourd’­hui et a for­tio­ri demain qu’ils ne l’a­vaient été dans les années 45 où ses aver­tis­se­ments n’a­vaient pas été pris au sérieux. Indis­cu­ta­ble­ment son œuvre rejoint les attentes du moment en nous aidant à mieux com­prendre les grands enjeux du monde moderne, même si par­fois il y a lieu de remettre en situa­tion ses écrits pour en déga­ger le véri­table sens. 

Notre époque si assu­rée d’elle-même et de ses règles maté­ria­listes n’au­rait-elle pas besoin de maîtres exi­geants ? Un indice par­mi d’autres. Par­mi la tren­taine de thèses uni­ver­si­taires sur l’é­cri­vain, sou­te­nues depuis 1996 ou en pré­pa­ra­tion, la majo­ri­té porte sur les « écrits de com­bat », pré­fé­rence révé­la­trice d’un état d’es­prit ouvert à l’i­dée chère à Ber­na­nos pour qui On ne prend pas l’a­ve­nir comme on prend le train. L’a­ve­nir est quelque chose qui se sur­monte, on ne subit pas l’a­ve­nir, on le fait. (La Liber­té pour quoi faire ?) 

Un écrivain toujours à découvrir

Chan­geons ici de registre pour nous inté­res­ser au roman­cier, en consta­tant sa sin­gu­la­ri­té dans notre lit­té­ra­ture roma­nesque, tra­di­tion­nel­le­ment cen­trée sur l’é­tude de « per­son­nages », l’a­na­lyse des « caractères ». 

On a obser­vé depuis long­temps que les len­de­mains de grands bou­le­ver­se­ments poli­tiques sont sou­vent pro­pices à une renais­sance artis­tique et lit­té­raire. Si l’ac­cal­mie de vingt ans sépa­rant les deux guerres mon­diales nous appa­raît à dis­tance comme une période déce­vante à bien des égards, du moins s’est-elle révé­lée comme l’âge d’or du roman fran­çais, avec l’ap­pa­ri­tion de deux dou­zaines au moins d’au­teurs de grand talent, célèbres en leur temps, même au-delà de nos fron­tières. Sans doute est-il banal de consta­ter chez la plu­part d’entre eux une audience en déclin voire en chute libre, mais une demi-dou­zaine de noms au moins semblent assu­rés d’une sur­vie durable, que nos prix lit­té­raires contem­po­rains ne sont pas prêts d’é­clip­ser. Tenons-nous en, par sou­ci de conci­sion, à une liste mini­male d’au­teurs dans l’ordre de leur dis­pa­ri­tion après 1945 : Ber­na­nos en 1948, Clau­del en 1955 (essen­tiel­le­ment auteur dra­ma­tique et poète, plu­tôt exté­rieur à notre sujet), Camus et Céline en 1961, Mau­riac en 1970, Mal­raux en 1976. Notons inci­dem­ment que tous (à l’ex­cep­tion de Clau­del et encore !) n’ont pas mar­chan­dé au pre­mier leur admiration. 

Où donc cher­cher des simi­li­tudes, des anté­cé­dents à Ber­na­nos sinon dans l’œuvre de Dos­toïevs­ki, le pro­mo­teur du roman spi­ri­tuel moderne. Issus des deux pou­mons orien­tal et occi­den­tal de la chré­tien­té, deux grandes voix se sont tour à tour fait entendre pui­sant au même souffle de vie et d’es­pé­rance, pour trans­mettre, cha­cun selon son génie, le même mes­sage de nature pro­phé­tique : l’im­puis­sance de l’homme confiant dans ses seules forces, sa néces­saire trans­for­ma­tion inté­rieure, la pré­sence à tra­vers nos vies d’un enjeu éternel.
Là ne s’ar­rête pas la filia­tion : pour faire péné­trer leurs lec­teurs dans l’é­pais­seur des drames humains, les rendre per­méables à leurs mes­sages, il fal­lait leur impo­ser des liens pas­sion­nels et conta­gieux avec des expé­riences qui leur étaient étran­gères et pour cela renou­ve­ler les modes tra­di­tion­nels de nar­ra­tion, trans­po­ser plans de vision et éclai­rages. (Un pré­cé­dent magis­tral : L’I­diot de Dostoïevski.) 

Le pre­mier à avoir pris toute la mesure de ces liens pro­fonds, de cette nou­velle donne du roman, avait été André Mal­raux (A1), Mal­raux, l’ag­nos­tique, si dura­ble­ment mar­qué par la lec­ture de Ber­na­nos qu’il devait accep­ter sur-le-champ en 1974 (à la demande de Jean-Loup, le fils cadet de l’é­cri­vain) de pré­fa­cer une réédi­tion com­plète de l’œuvre de son père. Cet ambi­tieux pro­jet n’ayant pas abou­ti, la pré­face a été reprise dans l’é­di­tion de poche du Jour­nal d’un curé de cam­pagne. Or ce texte, l’un des plus péné­trants écrits à ce jour sur Ber­na­nos, fait réfé­rence au grand Russe, à près de vingt reprises. 

« Ber­na­nos, notre Dos­toïevs­ki », m’a­vait confié il y a quelques années Gérard Leclerc, l’un de ses meilleurs connais­seurs. Peut-être cer­tains de nos lec­teurs (et sur­tout lec­trices, épouses de cama­rades qui m’a­vaient alors vive­ment encou­ra­gé) se sou­viennent-ils d’une série d’ar­ticles consa­crés au grand écri­vain russe dans des numé­ros anté­rieurs (avril, mai, novembre 1993). Si tel est le cas, que l’on veuille bien consi­dé­rer que ce texte leur fait écho à sa manière. 

Un troisième motif, celui-là d’ordre personnel :

Après des mois pas­sés en com­pa­gnie de phi­lo­sophes, plus spé­cia­le­ment d’un cer­tain René Des­cartes, que l’on ne peut renier, on éprouve le besoin de se rafraî­chir à d’autres sources, de res­pi­rer un autre air. Quel dépay­se­ment plus radi­cal que d’al­ler péré­gri­ner dans le monde, en défi­ni­tive bien réel et vivant, de Ber­na­nos. N’in­carne-t-il pas, à l’op­po­sé, le refus radi­cal de la rai­son livrée à elle-même, cette clô­ture où s’é­tait par­mi d’autres lais­sé enfer­mer le « posi­ti­visme » au siècle dernier. 

Pas­sons la parole à l’é­cri­vain. L’hon­nête homme, tel au moins que l’i­ma­ginent les pro­fes­seurs est un méca­nisme bien mon­té, un ani­mal car­té­sien, il fait par­tie du maté­riel de classe… néan­moins quand on veut se ser­vir de cet objet com­mode pour écrire un roman, on sait ce qu’il en est adve­nu : l’au­to­mate était à son point de per­fec­tion, mais on enten­dait à vingt ans grin­cer les res­sorts, leviers et pignons… Les micro­cosmes ber­na­no­siens sont un déni aux modes phi­lo­so­phiques (comme ont pu l’être au XVIIe siècle les Pen­sées de Pas­cal), ils ne s’embarrassent guère aus­si de théo­lo­gie dog­ma­tique, quand on sait que, dans ce domaine, notre écri­vain s’est tou­jours conten­té du caté­chisme de son enfance, sans que les plus émi­nents théo­lo­giens de notre siècle (Urs von Bal­tha­sar dans Le chré­tien Ber­na­nos, de Lubac…) aient trou­vé à redire dans sa vision du chris­tia­nisme, mais plu­tôt à relire comme ils l’ont fait pour L’His­toire d’une âme de Thé­rèse de Lisieux. 

La redé­cou­verte de ce grand écri­vain à l’é­cri­ture superbe nous a donc ins­pi­ré l’i­dée d’at­ti­rer sur lui l’at­ten­tion du lec­teur, libre ensuite à ce der­nier de nous suivre, de le relire ou sim­ple­ment l’aborder. 

Nous com­men­ce­rons par nous fami­lia­ri­ser avec sa rayon­nante per­son­na­li­té et ce qu’il n’est pas exa­gé­ré d’ap­pe­ler « le roman de sa vie » qui est aus­si celui de son œuvre, tant il est vrai que l’une et l’autre sont indis­so­ciables. Mes livres et moi ne font qu’un.

Par la suite, si le lec­teur s’y prête, on s’ef­for­ce­ra de mieux cer­ner l’o­ri­gi­na­li­té et l’in­tem­po­ra­li­té de sa vision.
On ne peut évo­quer Ber­na­nos sans lui aban­don­ner à tout bout de champ la parole, ce qui ne va pas sans dif­fi­cul­tés : en effet ses écrits sont tous por­teurs de sens et se déve­loppent en de longues périodes qu’il est dif­fi­cile de tron­çon­ner sans les trahir. 

Ajou­tons que les exé­gèses les plus péné­trantes ne peuvent rendre compte de la qua­li­té excep­tion­nelle de proxi­mi­té entre l’é­cri­vain et son lec­teur par la média­tion de ses per­son­nages. C’est avec un art sou­ve­rain qu’il les livre à notre com­pas­sion et nous fait par­ti­ci­per à leur des­ti­née. À tra­vers ces fruits plus ou moins gâtés ou accom­plis de ce don à hauts risques qu’est la liber­té de l’homme, por­teuse à la fois de ses joies et angoisses, l’au­teur, témoin poi­gnant des âmes bles­sées, par­vient à un degré inéga­lé à rendre presque audible la res­pi­ra­tion et la plainte de l’âme humaine, sur les che­mins du mal comme de la purification. 

Et c’est bien là en défi­ni­tive qu’il rejoint et même dépasse sou­vent Dostoïevski. 

VIE DE L’ÉCRIVAIN ET GENÈSE DE SON ŒUVRE

Le 7 juillet 1948 à l’hô­pi­tal amé­ri­cain de Neuilly, s’é­tei­gnait la grande voix de Georges Ber­na­nos, pré­ma­tu­ré­ment enle­vé à 60 ans par un can­cer du foie, à sa famille (son épouse et leurs six enfants), comme à ses innom­brables admi­ra­teurs et « vieux frères » de par le monde. Quelques jours aupa­ra­vant, il avait fait appe­ler à son che­vet André Mal­raux, sor­ti bou­le­ver­sé après un entre­tien de quatre heures, dont rien par la suite ne devait filtrer. 

Mal­raux, pré­sent aux obsèques mais à titre seule­ment pri­vé était le seul repré­sen­tant du monde des lettres et de la poli­tique, lequel, sans doute, ne s’é­tait pas sen­ti obli­gé envers un homme obs­ti­né à décli­ner ses hon­neurs : Légion d’hon­neur (à trois reprises, en 1927, 1938, 1946), Aca­dé­mie fran­çaise, postes de ministre, ambassades. 

Cet ultime rap­pro­che­ment entre deux écri­vains ayant, cha­cun de son côté, mar­qué leur temps, ne nous a pas sem­blé fortuit. 

Au-delà de leurs dif­fé­rences, une fra­ter­ni­té s’é­tait éta­blie entre deux aven­tu­riers de race, pour­sui­vant une même quête de trans­cen­dance de la condi­tion humaine. Seule­ment leurs regards n’é­taient pas les mêmes : l’un misait sur les seules forces de l’homme pour décou­vrir un sens à sa vie, l’autre ne se recon­nais­sait d’autre guide que la lumière de l’É­van­gile et le mys­tère de la Sainte Ago­nie per­pé­tuée à tra­vers l’É­glise du Christ et des saints. 

Quel était donc cet écri­vain si aty­pique, contes­ta­taire-né, fau­teur de scan­dale, peut-être bien du « scan­dale de la véri­té » (titre de l’un de ses essais). 

I – Les années de jeunesse

Georges Ber­na­nos naît en 1888 à Paris, à quelques pas de la gare Saint-Lazare. L’é­glise Saint-Louis d’An­tin où il fut bap­ti­sé garde aujourd’­hui son sou­ve­nir grâce à un Centre cultu­rel amé­na­gé dans son enceinte, lui-même bap­ti­sé « Espace Georges Bernanos ». 

Les Ber­na­nos, tapis­siers-déco­ra­teurs aisés, ont pour ancêtres avant la Révo­lu­tion fran­çaise des Basques espa­gnols éta­blis à Saint-Domingue, sol­dats et cor­saires s’é­tant illus­trés au ser­vice des rois de France. 

La mère de l’é­cri­vain, quant à elle, est de vieille souche pay­sanne à Pel­le­voi­sin dans l’Indre (où est inhu­mé l’é­cri­vain). Il semble que ces ata­vismes d’a­ven­tu­rier et de ter­rien vont se réveiller de bonne heure chez l’en­fant, rebelle à l’en­fer­me­ment et à la dis­ci­pline du col­lège de jésuites de la rue de Vau­gi­rard (où il est condis­ciple de De Gaulle). Ses parents devront l’en reti­rer. Georges ne se plaît et ne s’é­pa­nouit que dans la liber­té offerte par la vaste pro­prié­té fami­liale de Fres­sin-en-Artois (enca­dré ci-après). 

Quand il ne vaga­bonde pas, il se plonge jus­qu’à épui­se­ment dans la lec­ture des auteurs de la vaste biblio­thèque, en pre­mier lieu Bal­zac, son « Jules Verne », inté­gra­le­ment dévo­ré à 13 ans (remar­quons que la lec­ture du même Bal­zac avait fas­ci­né dans sa jeu­nesse Dos­toïevs­ki au point de l’in­ci­ter à tra­duire en russe Eugé­nie Gran­det). Outre Bal­zac le maître incon­tes­té, les suf­frages de l’a­do­les­cent se portent sur Wal­ter Scott et sur­tout Bar­bey d’Au­re­vil­ly, l’é­cri­vain han­té par les héros obs­curs de la fidé­li­té monar­chique (l’in­fluence de l’au­teur du Che­va­lier Des Touches sera mani­feste dans le goût avé­ré du futur écri­vain pour le dérou­le­ment noc­turne des scènes capi­tales de ses romans). 

Le jeune Ber­na­nos aime par ailleurs la poé­sie sur­tout Vic­tor Hugo de La Légende des siècles, Bau­de­laire, Rim­baud dont l’es­prit de vaga­bon­dage le séduit. 

C’est plus tard à la fin et après la guerre qu’il lira Bloy, Péguy (l’au­teur du siècle dont il se recon­naî­tra le plus proche), Dos­toïevs­ki… sans oublier L’His­toire d’une âme de Thé­rèse de Lisieux qui impré­gne­ra sa spiritualité. 

Cette période de l’en­fance livre quelques clefs essen­tielles à la com­pré­hen­sion de l’œuvre. Sauf deux excep­tions, c’est dans ce pays d’Ar­tois, riche de sou­ve­nirs, qu’il va faire vivre ses per­son­nages. Loin de s’a­ban­don­ner à la nos­tal­gie sté­rile d’une enfance dis­pa­rue, il puise seule­ment, dans les sou­ve­nirs et rêves sau­ve­gar­dés, les élé­ments bien vivants, pré­si­dant à la genèse de son monde romanesque. 

Nous revien­drons sur ces deux thèmes majeurs de l’écrivain :
– l’en­fance humiliée,
– l’en­fance rédemptrice. 

Ce texte nous montre aus­si que l’é­cri­vain a été pré­co­ce­ment sen­sible à la plainte du pauvre (rap­pe­lons-nous Dos­toïevs­ki enfant à l’é­coute des pauvres malades de l’hô­pi­tal Marie à Mos­cou) dont il se sen­ti­ra tou­jours soli­daire, contrai­re­ment à une cer­taine Riche bour­geoi­sie libé­rale, d’au­tant plus impi­toyable pour le pauvre qu’elle craint d’y recon­naître un récent pas­sé. (Avant-garde de Nor­man­die, octobre 1913.) 

Cer­tains pro­pos de l’é­cri­vain ont pu lais­ser croire à une soi-disant voca­tion lit­té­raire tar­dive : … Il m’a fal­lu attendre trente-huit ans pour com­men­cer à être en mesure de com­men­cer à exploi­ter une expé­rience inté­rieure… (Inter­view de 1926). Il n’en est rien, dès l’âge de 18 ans, il prend l’ha­bi­tude d’en­tre­te­nir une cor­res­pon­dance active, s’exerce à écrire des nou­velles (3 ont été retrou­vées) ou à éla­bo­rer des romans, aban­don­nés parce qu’ils ne conduisent nulle part.

Il parle d’ailleurs en 1910 des dif­fi­cul­tés de l’é­cri­ture, de la maî­trise du récit et des images qui se pressent dans son esprit. Quelques années plus tard, l’ex-dra­gon Ber­na­nos confie­ra à son grand ami Val­le­ry-Radot son ambi­tion de lan­cer des esca­drons d’i­mages dans les romans dont il rêve mais il avoue­ra tou­jours que la vue d’une feuille blanche me harasse l’âme. En 1913 à la veille de la guerre, il réus­sit à relan­cer L’A­vant-garde de Nor­man­die, heb­do­ma­daire roya­liste de Rouen, affi­lié à l’Ac­tion fran­çaise où il polé­mique avec le phi­lo­sophe Alain qui offi­cie dans une feuille concurrente.
Pour en ter­mi­ner avec la jeu­nesse de Ber­na­nos, disons un mot de ses années estu­dian­tines agi­tées de Came­lot du roi. 

L’Ac­tion fran­çaise n’é­tait pas alors le mou­ve­ment conser­va­teur qu’elle allait deve­nir après la guerre mais plu­tôt une ligue anti­par­le­men­taire béné­fi­ciant d’une large audience chez les jeunes. Georges est de toutes les mani­fes­ta­tions alors nom­breuses à la Sor­bonne et alen­tour, ce qui lui vaut plu­sieurs arres­ta­tions. Pour­sui­vi en jus­tice comme « sédi­tieux », il écope fiè­re­ment de dix jours de pri­son, ce qui fait écrire à sa mère : Georges nous en fait voir de toutes les cou­leurs avec sa poli­tique et encore il ne nous dit pas tout, le plus éton­nant c’est que mal­gré cela, il réus­sit ses exa­mens. (Deux licences : droit et lettres.) 

Il semble en fait que les théo­ries de Maur­ras l’aient bien moins moti­vé que l’ou­bli de soi trou­vé dans l’ac­tion aux côtés d’a­mis fidèles, salu­taire à sa nature sen­sible et fou­gueuse, mais déjà sujette à des crises d’angoisse. 

Sur Fressin, terre d’enfance

Qu’importe ma vie ! Je veux seule­ment qu’elle reste jusqu’au bout fidèle à l’enfant que je fus. Oui, ce que j’ai d’honneur et ce peu de cou­rage, je le tiens de l’être aujourd’hui pour moi mys­té­rieux qui trot­tait sous la pluie de sep­tembre, à tra­vers les pâtu­rages ruis­se­lants d’eau, le coeur plein de la ren­trée pro­chaine, des préaux funèbres où l’accueillerait bien­tôt le noir hiver, des classes puantes, des réfec­toires à la grasse haleine, des inter­mi­nables grand­smesses à fan­fares où une petite âme haras­sée ne sau­rait rien par­ta­ger avec Dieu que l’ennui – de l’enfant que je fus et qui est à pré­sent pour moi comme un aïeul. 

J’habitais, au temps de ma jeu­nesse, une vieille chère mai­son dans les arbres, un minus­cule hameau du pays d’Artois, plein d’un mur­mure de feuillage et d’eau vive… 

… Chaque lun­di, les gens venaient à l’aumône, comme on dit là-bas. Ils venaient par­fois de loin, d’autres vil­lages, mais je les connais­sais presque tous par leur nom. C’était une clien­tèle très sûre. Ils s’obligeaient même entre eux : “ Je suis venu aus­si pour un tel, qui a des rhu­ma­tismes ”. Lorsqu’il s’en était pré­sen­té plus de cent, mon père disait : “ Sapris­ti ! les affaires reprennent !…” Oui, oui, je sais bien, ces sou­ve­nirs n’ont aucun inté­rêt pour vous. Je vou­lais sim­ple­ment vous faire com­prendre qu’on m’a éle­vé dans le res­pect des vieilles gens, pos­sé­dants ou non pos­sé­dants, des vieilles dames sur­tout, pré­ju­gé dont les hideuses fol­lettes sep­tua­gé­naires d’aujourd’hui n’ont pu me gué­rir. Eh bien ! en ce temps-là je devais par­ler aux vieux men­diants la cas­quette à la main, et ils trou­vaient la chose aus­si natu­relle que moi, ils n’en étaient nul­le­ment émus. C’étaient des gens de l’ancienne France, c’étaient des gens qui savaient vivre, et s’ils sen­taient un peu fort la pipe ou la prise, ils n’avaient pas ces têtes de bou­ti­quiers, de sacris­tains, d’huissiers, des têtes qui ont l’air d’avoir pous­sé dans les caves… 

… Che­mins du pays d’Artois, à l’extrême automne, fauves et odo­rants comme des bêtes, sen­tiers pour­ris­sants sous la pluie de novembre, grandes che­vau­chées des nuages, rumeurs du ciel, eaux mortes !… J’arrivais, je pous­sais la grille, j’approchais du feu mes bottes rou­gies par l’averse. L’aube venait bien avant que fussent ren­trés dans le silence de l’âme, dans ses pro­fonds repaires, les per­son­nages fabu­leux encore à peine for­més, embryons sans membres, Mou­chette et Donis­san, Cénabre, Chan­tal, et vous, vous seul de mes créa­tures dont j’ai cru par­fois dis­tin­guer le visage, mais à qui je n’ai pas osé don­ner de nom – cher curé d’un Ambri­court imaginaire. 

… Oh ! je sais bien ce qu’a de vain ce retour vers le pas­sé. Certes ma vie est déjà pleine de morts. Mais le plus mort des morts est le petit gar­çon que je fus. Et pour­tant, l’heure venue, c’est lui qui repren­dra sa place à la tête de ma vie, ras­sem­ble­ra mes pauvres années jusqu’à la der­nière, et comme un jeune chef ses vété­rans, ral­liant la troupe en désordre, entre­ra le pre­mier dans la Mai­son du Père. 

Après tout, j’aurais le droit de par­ler en son nom. Mais jus­te­ment, on ne parle pas au nom de l’enfance, il fau­drait par­ler son lan­gage. Et c’est ce lan­gage oublié, ce lan­gage que je cherche de livre en livre, imbé­cile ! comme si un tel lan­gage pou­vait s’écrire, s’était jamais écrit ! N’importe ! Il m’arrive par­fois d’en retrou­ver quelque accent… et c’est cela qui vous fait prê­ter l’oreille, com­pa­gnons dis­per­sés à tra­vers le monde, qui par hasard ou par ennui avez ouvert un jour mes livres. Sin­gu­lière idée d’écrire pour ceux qui dédaignent l’écriture ! Amère iro­nie de pré­tendre per­sua­der et convaincre, alors que ma cer­ti­tude pro­fonde est que la part du monde encore sus­cep­tible de rachat n’appartient qu’aux enfants, aux héros et aux martyrs.

Pré­face des Grands Cime­tières sous la lune

Sur Balzac, son premier maître

Je revois la grande pièce aux quatre fenêtres dra­pées de vieux cara­ma­ni aux belles cou­leurs. À droite et à gauche les arbres la ser­raient, la tenaient toute entière blot­tie au creux de leur ombre… Mon Dieu qu’elle était pro­fonde, secrète, sûre, faite pour qu’on y subît le pres­tige du magi­cien de génie, du vision­naire assié­gé par le rêve auquel il a don­né sa vie et qui veut, qui exige de nous, avec une espèce de cruau­té magni­fique que nous cou­rions son risque, que nous par­ta­gions mal­gré nous l’angoisse du cau­che­mar lucide qui l’assaillait de toutes parts, sans seule­ment faire chan­ce­ler sa haute raison !…

Inter­view en 1926 don­née à Fré­dé­ric Lefèvre 

… J’ai fait des rêves, oui, mais je savais bien qu’ils étaient des rêves… moi mes rêves je les vou­lais déme­su­rés sinon à quoi bon les rêves ? Et voi­là pré­ci­sé­ment pour­quoi ils ne m’ont pas déçu. 

J’ai rêvé de saints et de héros, négli­geant les formes inter­mé­diaires de notre espèce et je m’aperçois que seuls comptent les saints et les héros… Je n’ai jamais pris, par exemple, les bigots pour des chré­tiens, les mili­taires pour des sol­dats, les grandes per­sonnes pour autre chose que des enfants monstrueux. 

… On me pres­sait de deve­nir un gar­çon pra­tique, sous peine de cre­ver de faim. Or, ce sont mes rêves qui me nour­rissent. Les bigots, les mili­taires et les grandes per­sonnes en géné­ral ne m’ont abso­lu­ment ser­vi à rien, j’ai dû trou­ver d’autres patrons, Donis­san, Menou-Segrais, Chan­tal, Che­vance –, c’est dans la main de mes héros que je mange mon pain. 

Les Enfants humiliés

II – La guerre de 1914–1918

Les quatre ter­ribles années de bagne de Dos­toïevs­ki, le pros­crit de 1848, avaient consti­tué l’é­preuve cen­trale de sa vie, une expé­rience déci­sive pour l’o­rien­ta­tion et l’é­pa­nouis­se­ment de son génie. 

La guerre de 1914–1918 et ses suites exer­cèrent une influence com­pa­rable chez Ber­na­nos, trans­for­mant sa vision du monde, l’é­clai­rant sur sa vocation. 

L’un et l’autre, au sor­tir d’une enfance tour­men­tée mais sou­te­nus par une vita­li­té de chat, appa­rem­ment pro­té­gés par la pro­vi­dence au cours de leurs pas­sages en enfer, ont éprou­vé le sen­ti­ment intime d’être appe­lés à témoi­gner (voca­tus dira de lui-même Ber­na­nos). Dès 1916, pour le bri­ga­dier Ber­na­nos et ses hommes du 6e dra­gons (l’an­cien « régi­ment de la Reine ») l’ombre de la mort est leur com­pagne habi­tuelle : liai­sons périlleuses, assauts, déluges de feu sur leurs positions. 

Un jour un obus de 150 tombe à un mètre. Quel éclair et tout de suite après quel noir, la chose étin­ce­lante m’a­vait jeté je ne sais où avec un cama­rade sous une ava­lanche de terre fumante, le sol autour de nous et au-des­sous était cri­blé d’é­clats énormes. Il est impos­sible de com­prendre com­ment je puis vous écrire aujourd’­hui. (Lettre à sa fian­cée en mai 1916.) Jean-Loup Ber­na­nos tient de son père que ce jour-là, enfoui plu­sieurs minutes, on réus­sit in extre­mis à l’ar­ra­cher à la terre et à l’as­phyxie, cou­vert du sang de son mal­heu­reux com­pa­gnon tué sur le coup. À deux reprises, en 1916 et 1918, Ber­na­nos sera bles­sé. Par la suite il souf­fri­ra de graves crises d’an­goisse inex­pli­quées, mais com­ment s’en éton­ner ? (Pen­sons paral­lè­le­ment aux graves crises d’é­pi­lep­sie de Dos­toïevs­ki après son bagne.) 

L’heure n’est plus aux illu­sions de jeu­nesse : la guerre moderne, cette gigan­tesque bou­che­rie tech­nique, ne res­semble en rien aux guerres pas­sées, encore moins aux aven­tures héroïques exal­tées par la lit­té­ra­ture. L’in­com­men­su­rable hor­reur qu’ils décou­vraient (lui et ses hommes) engen­dra une stu­peur et une révolte qu’ils ne par­ve­naient pas à sur­mon­ter… En répan­dant leur sang, c’est la guerre elle-même (« la der des ders » !) qu’ils croyaient épui­ser… Nous l’a­vons faite sous le signe de l’ex­pia­tion (Les Enfants humiliés).

Ber­na­nos s’ouvre dès lors à une nou­velle dimen­sion de la mort. Aupa­ra­vant sujet d’an­goisse per­son­nelle, elle se dresse désor­mais comme un spectre sur le monde, livré à l’empire du Prince des ténèbres : L’en­fer de ce monde c’est l’en­fer lui-même, c’en est le porche et le sérail. Toute sa vie Ber­na­nos res­te­ra obsé­dé par la mort absurde et injuste de ses com­pa­gnons de com­bat. Et quelle mort ! Si peu sem­blable à l’é­vé­ne­ment sombre et secret avec ses rites fami­liaux, sa pudeur sacrée, sa détresse fière et silen­cieuse, qu’un enfant bien né redoute et vénère à la fois – mais un acci­dent bru­tal, glo­rieux, presque atten­du, banal, van­té par les cent mille gueu­loirs de l’é­poque. N’al­lons pas ima­gi­ner cepen­dant qu’au len­de­main de sa démo­bi­li­sa­tion en 1919 notre héros arbore un air abat­tu. Tous ceux qui l’ont connu s’ac­cordent sur son allure impres­sion­nante, son mâle visage d’une pâleur mate éclai­ré par des yeux bleu-vio­let inou­bliables et un sou­rire d’en­fant. Il a l’air d’un mous­que­taire disait de lui Daniel Halévy. 

Il aimait les armes à feu, les épées, les che­vaux, la chasse, les bons repas, sur­tout le gibier et les vins de France des belles années, tous les plai­sirs natu­rels. Enfin il aimait les hommes de mer, les pay­sans, les arti­sans, les aven­tu­riers, les vaga­bonds. (Sou­ve­nirs d’un ami, Robert Vallery-Radot.) 

Ajou­tons quelques traits. Sa pas­sion pour la moto failli­ra lui coû­ter la vie mais à l’in­verse la lui sau­ve­ra en lui per­met­tant d’é­chap­per à deux atten­tats. Sa pas­sion pour le tabac, son odeur favo­rite, la pre­mière ciga­rette du matin, moment le plus agréable de ses jour­nées labo­rieuses. Ses colères irré­sis­tibles, il n’y avait plus moyen de regar­der les épées qui par­taient de ses yeux. Son carac­tère se résume assez bien en une phrase : un homme de fureur et d’amour.

Ber­na­nos a épou­sé en 1917 Jehanne Tal­bert d’Arc, des­cen­dante directe de Pierre d’Arc, le frère de la sainte. C’est une jeune femme remar­quable, écuyère et spor­tive accom­plies. Notre cama­rade Jean Boro­tra se sou­ve­nait bien d’elle au temps où, 2e raquette de France, elle était la par­te­naire en double de Suzanne Lenglen. 

… Je me vois encore un soir de sep­tembre 1919, la fenêtre ouverte sur un grand ciel cré­pus­cu­laire… puis cette petite Mou­chette a sur­gi (dans quel coin de ma conscience ?) et tout de suite elle m’a fait signe de ce regard avide et anxieux… J’ai vu la mys­té­rieuse petite fille entre son papa bras­seur et sa maman. J’ai ima­gi­né peu à peu son his­toire. J’avançais der­rière elle, je la lais­sais aller, je lui sen­tais un coeur intré­pide… alors peu à peu s’est des­si­née vague­ment autour d’elle, ain­si qu’une ombre por­tée sur le mur, l’image de son crime. 

La pre­mière étape était fran­chie, elle était libre, mais libre de quelle liber­té ? (…) Le dogme catho­lique du pêché ori­gi­nel et de la Rédemp­tion sur­gis­sait ici non pas d’un texte mais des faits, des cir­cons­tances et des conjec­tures… À la limite d’un cer­tain abais­se­ment, d’une cer­taine dis­si­pa­tion sacri­lège de l’âme humaine, s’impose à l’esprit l’idée du rachat… Ain­si l’abbé Donis­san n’est pas appa­ru par hasard ; le cri du déses­poir sau­vage de Mou­chette l’appelait, le ren­dait indispensable. 

Le cré­pus­cule des vieux

Oui, j’ai ter­mi­né mon livre… 

Contraint de gagner ma vie en assu­rant la vie des gens sur la leur, je passe le plus clair de mon temps aux hôtels ou dans les gares. Une page ici une page là, dans la fumée des pipes ou l’innocente tem­pête déchaî­née par les joueurs de manille sous le regard impa­vide de la cais­sière. Quand on arrache ain­si un livre de soi ligne après ligne, on peut comp­ter qu’il est sin­cère ; les loi­sirs ont man­qué de se com­po­ser devant le miroir.

Lettre à Fré­dé­ric Lefèvre, 25 février 1925, à Reims 

Je crois que mon livre est un des livres nés de la guerre, je m’y suis enga­gé à fond. 

Le visage du monde avait été féroce, il deve­nait hideux. Tra­qué pen­dant cinq ans, la meute hor­rible étant enfin dépis­tée, l’animal humain ren­tré au gîte… éva­cuait l’eau fade de l’idéalisme puri­tain… La leçon de la guerre allait se perdre dans une immense gau­driole. C’était la des­cente de la courtille… 

On pro­me­nait comme à la mi-carême des sym­boles de car­ton. Le boeuf gras de “ l’Allemagne paie­ra ”. Le poi­lu, la Made­lon, l’Américain-ami des hommes, La Fayette… tous des héros ! tous ! Qu’aurais-je jeté en tra­vers de cette joie obs­cène, sinon un saint ?

Inter­view en 1926, don­née à Fré­dé­ric Lefèvre 

J’avais gagné d’un seul coup ce que tant d’autres qui valent cer­tai­ne­ment mieux que moi, mettent des années à conqué­rir. Je ne les sur­pas­sais pas en talent. Mais alors que la scène lit­té­raire était pleine de mer­veilleux acteurs, cos­tu­més et gri­més selon les règles de l’art et qui savaient admi­ra­ble­ment les res­sources de leur métier, j’y suis mon­té avec mes habits de tous les jours et j’y ai par­lé le lan­gage d’un homme. J’avais le choix entre convaincre ou séduire, j’ai choi­si de convaincre et non de plaire. 

La Croix-des-âmes

III – Les années vingt

Déjà père de deux enfants en août 1919 à la veille de sa démo­bi­li­sa­tion, il lui faut main­te­nant faire vivre sa famille. Sachant que le jour­na­lisme n’y suf­fi­rait pas il accepte, sur recom­man­da­tion de son beau-père, d’en­trer à la com­pa­gnie d’as­su­rances » La Natio­nale » où ses capa­ci­tés vite recon­nues lui font confier l’ins­pec­tion de tous les dépar­te­ments de l’est de la France et le voi­là sillon­nant en tous sens son vaste sec­teur, ava­lant une cui­sine meur­trière… pre­nant sur ses nuits pour écrire le roman auquel il songe depuis 1919 dans des cir­cons­tances révé­lées bien plus tard, éclai­rant sur la genèse de l’œuvre : Je n’ai jamais pris de per­son­nage c’est le per­son­nage qui m’a pris (cf. enca­dré ci-contre). En fait il s’en fal­lut de très peu qu’un terme défi­ni­tif soit mis à ce pro­jet comme à cette vie tré­pi­dante en avril 1923 par une fou­droyante per­fo­ra­tion intes­ti­nale : intrans­por­table, on doit l’o­pé­rer en catas­trophe sur une table de for­tune mais son état reste très cri­tique à la suite de com­pli­ca­tions en chaîne. J’ai glis­sé, glis­sé jus­qu’au seuil noir… le drame a eu des lon­gueurs comme un roman de Mon­sieur de Ber­nard… La révolte des vis­cères a été totale… Six semaines pour que cet ani­mal de ventre semble bien s’être las­sé de res­ter là bouche bée. Il ferme ça.

Buste en hommage à Georges BERNANOS - Gros plan

L’Élysée avait pas­sé com­mande en 1984 au sculp­teur anglais, William Chat­ta­way, d’un buste en hom­mage à Georges Ber­na­nos (dont seul le nom lui était alors connu). Il était pré­vu de l’ériger à proxi­mi­té de l’entrée de la “ Gale­rie Georges Ber­na­nos ” (des­ti­née aux artistes étu­diants étran­gers) incor­po­rée dans un bâti­ment uni­ver­si­taire “ Le Crous ” joux­tant la sta­tion “ Port-Royal ” du RER, en haut du bou­le­vard Saint-Michel (ce tron­çon élar­gi est deve­nu l’avenue Georges-Bernanos).
Ce buste un peu décon­cer­tant de prime abord est l’aboutissement d’un long tra­vail pré­pa­ra­toire (plus de 250 des­sins, diverses ébauches) de l’artiste, comme il s’en est expli­qué lui-même devant un audi­toire atten­tif (où le signa­taire était présent). 

Une pre­mière ques­tion se posait :
Quel âge choi­sir comme le plus révé­la­teur de la puis­sante per­son­na­li­té de Ber­na­nos ? Les pho­tos dis­po­nibles, trop nom­breuses, répon­dant mal à cette inter­ro­ga­tion, il fal­lait la pour­suivre à tra­vers une autre lec­ture, celle de l’oeuvre roma­nesque, d’abord par­cou­rue, ensuite lue et relue avec une pas­sion dont il fut le pre­mier surpris.
Chat­ta­way était tom­bé en arrêt devant un pas­sage de Mon­sieur Ouine obser­vant que, quand un homme fait face à son des­tin, cela se tra­duit par un cer­tain mou­ve­ment d’épaule.
Or, il avait pré­ci­sé­ment remar­qué un tel mou­ve­ment sur une pho­to du jeune Georges vers 10–12 ans. Ne pré­fi­gu­rait-il pas l’appui des cannes de l’âge mûr, accen­tuant cette asymétrie ?
Comme on ne peut impri­mer un masque d’enfant sur un visage mar­qué par l’âge, l’artiste prit le par­ti d’une repré­sen­ta­tion intem­po­relle, sub­sti­tuant au mode­lé du visage une forme expres­sive du buste sym­bo­li­sant l’idée que l’espérance c’est de faire face. 

Buste en hommage à Georges BERNANOS


Si notre appren­ti écri­vain ne perd pas le sens de l’hu­mour, il n’en doit pas moins sur­mon­ter sa fatigue et son angoisse. Heu­reu­se­ment son grand ami Robert Val­le­ry-Radot, à qui il a confié son manus­crit, l’en­cou­rage. Il remet en chan­tier son roman, l’a­chève seule­ment en février 1925 et, sur les conseils d’Hen­ri Mas­sis, l’a­dresse chez Plon aux fins de publi­ca­tion dans la col­lec­tion du « Roseau d’or ». Cela ne se fait pas sans tri­bu­la­tions face au scep­ti­cisme de l’é­di­teur et les scru­pules du lec­teur prin­ci­pal (Jacques Mari­tain) qui exige des sup­pres­sions dom­ma­geables. Ce roman Sous le soleil de Satan fera-t-il peur ou pitié ? s’in­ter­roge Ber­na­nos. Contre toute attente le suc­cès est fou­droyant. C’est en mars 1926 l’é­vé­ne­ment lit­té­raire de l’an­née, une année pour­tant mil­lé­si­mée, que l’on en juge : Les Bes­tiaires de Mon­ther­lant, Les Faux-Mon­nayeurs de Gide, Mont-Cinère de Green, La Ten­ta­tion de l’Oc­ci­dent de Mal­raux.

Ber­na­nos, cédant aux pres­sions de son édi­teur et de son entou­rage, aban­donne alors avec joie son métier d’as­su­reur. Je n’ai plus aucun inté­rêt à assu­rer la vie de mes contem­po­rains qui, d’ailleurs, n’en vaut pas la peine. Les dés sont jetés, il va vivre de sa plume, ne se dou­tant pas des épreuves qui l’at­tendent, même si pour l’heure il est ser­vi : sa femme et trois de ses enfants ont cette année de graves pro­blèmes de san­té et il perd son père début 1927. Dieu m’é­prouve de nou­veau. Mon pauvre vieux papa est atteint d’une de ces ignobles tumeurs… il a un can­cer au foie… je tra­vaille dans cette angoisse essen­tielle et fon­da­men­tale. Je fais l’ex­pé­rience de ma propre ago­nie. (Sur­pre­nante prémonition !) 

Ber­na­nos pré­pare un nou­veau roman mais se voit contraint de le divi­ser en un dip­tyque : L’Im­pos­ture en 1927, La Joie en 1929. Moi je sais quel roman eût été, si le temps m’a­vait per­mis de fondre les deux volumes en un seul, la néces­si­té (les exi­gences de l’é­di­teur) ne me l’a pas per­mis, il eût mieux valu que ces deux tronçons.

Rap­pe­lons que ce double roman s’ar­ti­cule autour de trois personnages-clés. 

L’ab­bé Cénabre, his­to­rien de grande répu­ta­tion, très éru­dit, écri­vant sur la sain­te­té, comme si la cha­ri­té n’exis­tait pas, vit en fait dans l’or­gueil et le men­songe sachant qu’il était un prêtre sans la foi, et connaît la ten­ta­tion du sui­cide. À l’op­po­sé, l’ab­bé Che­vance, humble et lucide, débor­dant de déli­ca­tesse et de cha­ri­té, type du prêtre ber­na­no­sien. Chan­tal de Cler­ge­rie, jeune fille rayon­nante de beau­té phy­sique et spi­ri­tuelle, de « joie », qui a assis­té Che­vance dans la mort, va être l’ins­tru­ment du rachat des siens et de Cénabre avant d’être assas­si­née par Fio­dor, le trouble chauf­feur de son père. Il y a dans ces deux romans des dia­logues extra­or­di­naires, dans des cir­cons­tances sou­vent pit­to­resques, par exemple entre Cénabre et un men­diant de ren­contre, Che­vance et sa logeuse, madame de La Folette, etc. 

IV – Les premières années trente

Com­pa­ré au triomphe de 1926, le suc­cès des deux der­niers romans de Ber­na­nos L’Im­pos­ture et La Joie avait été rela­ti­ve­ment modeste. Le pre­mier sur­tout avait cho­qué cer­taines consciences ecclé­sias­tiques à cause de la sombre figure de l’ab­bé Cénabre (ayant de sin­gu­liers traits com­muns avec l’ab­bé aca­dé­mi­cien Bré­mond auteur de suaves hagio­gra­phies). Les mêmes avaient déjà plu­tôt mal accep­té Sous le soleil de Satan sus­pec­té de « sata­nisme » en dépit des véhé­mentes pro­tes­ta­tions de l’au­teur. (J’ai vou­lu mon­trer que, contre le diable, l’hé­roïsme lui-même n’est pas une arme assez sûre.) Rap­pe­lons qu’à cette époque Ber­na­nos, qui pas­sait pour avoir vu le diable (ce qui le fai­sait bien rire), ins­pi­rait à beau­coup une crainte superstitieuse. 

Lorsque le 15 avril 1931 paraît La Grande Peur des bien-pen­sants, c’est un tol­lé géné­ral chez les « bien-pen­sants » des deux rives, una­nimes à dénon­cer cette apo­lo­gie de Dru­mont (l’au­teur très contes­té de La France juive mais admi­ré par l’é­cri­vain dans sa jeu­nesse). La Grande Peur, cette bombe, sera à l’o­ri­gine de mal­en­ten­dus durables (A2). En réa­li­té Ber­na­nos (comme il prend soin d’en aver­tir le lec­teur) avait écrit le livre qui lui tenait à cœur et non celui atten­du par son public. C’est à juste titre que l’on voit aujourd’­hui dans ce livre de fière allure, écrit d’une plume vigou­reuse, mal­heu­reu­se­ment nui­sible sur le moment à l’au­ra de l’é­cri­vain, son pre­mier grand » écrit de combat « . 

L’hom­mage ren­du à un auteur ain­si contro­ver­sé allait avant tout à l’é­cri­vain, au grand pro­sa­teur dans la lignée de Saint-Simon et des Pro­vin­ciales qui a fait le plus solide réqui­si­toire contre la socié­té fran­çaise contem­po­raine. (Lettre à un ami, citée par Le Monde du 6 octobre 1918 et J.-L. Bernanos.) 

S’ex­pli­quant dans une inter­view don­née au Petit Mar­seillais (numé­ro du 17 juin 1931 cité par J.-L. B.), l’au­teur exprime son inquié­tude devant l’im­mo­bi­lisme socio-poli­tique de la socié­té fran­çaise (ses « blo­cages » dirions-nous aujourd’­hui) : Nous conti­nuons à souf­frir de l’ef­fon­dre­ment qu’a pro­duit la guerre. Nous n’a­vons plus de héros parce que nous ne savons plus le sens du mot héroïsme. Il y a comme une fatigue, une las­si­tude, une démis­sion. Regar­dez les jeunes gens, ils n’ont plus de maîtres à admi­rer… Si on me demande pour­quoi je pro­pose à la jeu­nesse d’au­jourd’­hui cette Cas­sandre bar­bue, je répon­drai : pour l’ai­der à retrou­ver peut-être, ce qu’un fils de grande race ne laisse jamais mou­rir tout à fait, un cer­tain sen­ti­ment héroïque du juste et de l’in­juste ; il faut que la jeu­nesse ne souffre pas ce que nous avons souf­fert. Elle doit être héroïque.

C’est à la même époque que se pro­dui­sit un épi­sode de la vie de Ber­na­nos qui fit alors grand bruit. Bien qu’ayant pris ses dis­tances vis-à-vis de L’Ac­tion fran­çaise depuis la guerre, l’é­cri­vain n’en avait pas moins, par soli­da­ri­té envers d’an­ciens amis et au risque de sa propre répu­ta­tion, dénon­cé l’in­jus­tice et les intrigues de la condam­na­tion de ce jour­nal en 1926 par le Vati­can. Cepen­dant, à par­tir de 1930, il s’é­tait osten­si­ble­ment démar­qué de L’Ac­tion fran­çaise en par­ti­ci­pant au lan­ce­ment d’une nou­velle revue Réac­tion appe­lant la droite à se retrou­ver au-delà d’un natio­na­lisme étroit, par un retour aux sources spi­ri­tuelles et une exi­gence rigou­reuse de jus­tice sociale et par une ouver­ture à une idée de l’u­ni­té humaine. (J.-L. B.) 

Fin 1931, il accepte de col­la­bo­rer au Figa­ro, répon­dant en ces termes à un appel du par­fu­meur Fran­çois Coty, deve­nu pro­prié­taire d’un groupe de jour­naux influents. À quoi bon défi­nir les condi­tions de l’ordre si l’es­pèce humaine devient peu à peu inca­pable de conce­voir l’i­dée même ? Que ser­vi­ra demain d’en­sei­gner la poli­tique à des hommes déci­dés de mar­cher à quatre pattes et à man­ger de l’herbe ? Je suis donc venu à vous comme à l’homme le plus capable… À la suite de ful­mi­na­tions de Maur­ras contre des prises de posi­tion des jour­naux de Coty, Ber­na­nos, sur­pris, vit se déchaî­ner contre lui toute la meute de l’Ac­tion fran­çaise (Dau­det, Pujo…). Obli­gé de se défendre contre un débal­lage de bas griefs, il s’en tira avec hon­neur. Lais­sons là ces feux croi­sés ana­chro­niques théâ­tra­le­ment clos sur un « À dieu Ber­na­nos » de Maur­ras. Devant le refus hau­tain de ce der­nier de lui accor­der le droit de réponse dans L’Ac­tion fran­çaise, Ber­na­nos se réso­lut à faire paraître un non moins mémo­rable « A dieu Maur­ras » le 21 mai 1932 simul­ta­né­ment dans Le Figa­ro et L’A­mi du Peuple.

En réa­li­té entre Ber­na­nos et Maur­ras l’in­com­pa­ti­bi­li­té était radi­cale et le divorce déjà ancien. Com­ment aurait-il pu se ral­lier à un homme qui consi­dé­rait la poli­tique comme un sys­tème clos pui­sant en son sein ses propres jus­ti­fi­ca­tions, cette porte ouvrant sur tous les tota­li­ta­rismes. Rup­ture défi­ni­tive quand on sait la suite : Maur­ras sou­tien­dra à fond le régime de Vichy, le pous­sant à la plus extrême rigueur contre les résis­tants alors que Ber­na­nos se ral­lie­ra immé­dia­te­ment à de Gaulle. 

Reve­nons à l’année 1933 et à notre “ écri­vain célèbre ” (comme il se qua­li­fiait avec humour). En réa­li­té, sous cette image se dis­si­mu­laient de graves sou­cis : fami­liaux d’une part (sa der­nière fille faillit mou­rir), finan­ciers de l’autre. Une situa­tion deve­nue du jour au len­de­main dra­ma­tique à la suite d’un bru­tal acci­dent de moto sur­ve­nu le 31 juillet à Mont­bé­liard. Un sacré ins­ti­tu­teur m’a ser­ré entre sa voi­ture et le trot­toir gauche, son garde-boue m’est entré dans la jambe hachant les muscles, les ten­dons, le nerf scia­tique a failli y pas­ser.

Les dom­mages cor­po­rels et pré­ju­dices maté­riels cau­sés s’avèrent désas­treux. De longs mois de souf­frances et la pers­pec­tive de l’infirmité à vie pour l’écrivain, désor­mais inca­pable de se dépla­cer autre­ment qu’appuyé sur deux cannes (il est vrai que neuf mois plus tard il trou­ve­ra le moyen de ren­four­cher sa chère vieille moto ce qui lui vau­dra un nou­vel acci­dent heu­reu­se­ment sans suites graves). Comble d’infortune, le conduc­teur, res­pon­sable à 100%, est très mal assu­ré, d’où un long pro­cès clos sur une modeste indem­ni­té aus­si­tôt confis­quée par l’éditeur en déduc­tion de ses avances. Ber­na­nos découvre alors avec amer­tume qu’il est à la mer­ci de ce der­nier (Plon) lequel s’était bien gar­dé “ par déli­ca­tesse ” de lui repré­sen­ter tous les risques d’un contrat aus­si asser­vis­sant en fait que libé­ral en appa­rence. (Dos­toïevs­ki connaî­tra en son temps des ava­tars ana­logues dont il ne se tire­ra que par un tour de force, Le Joueur, écrit en un mois.) 

Ima­gi­nons la ten­ta­tion du déses­poir de l’écrivain immo­bi­li­sé, dro­gué pour atté­nuer ses souf­frances (il faut le réopé­rer) et… rui­né, confron­té à un ave­nir des plus sombres. Heu­reu­se­ment sa puis­sante nature et sa foi vivante, ces deux bras de la pro­vi­dence, vont s’unir pour ame­ner l’homme actif, le mar­cheur, pas­sion­né des grands espaces, des routes ver­ti­gi­neuses, incon­nues… (J.-L. B.) à une rési­gna­tion toute chré­tienne face à tant de renon­cia­tions. Le plus haut degré de l’espérance, c’est le déses­poir surmonté.

La fin 1933 le voit à La Bayorre près de Hyères (sa hui­tième rési­dence, une ving­taine d’autres sui­vront !) où il a retrou­vé sa tur­bu­lente famille “ enri­chie ” du sixième et der­nier-né (Jean-Loup), venu au monde deux mois après son accident. 

Il se remet péni­ble­ment au tra­vail, non sans quelques “ coups de gueule ”, à un ami : Je ne vous parle pas de l’année 1934 sinon pour vous décla­rer – sauf res­pect – que je l’emmerde et avec elle toutes celles qui la sui­vront jusqu’à l’avènement du Royaume de Dieu. Il ne se fait guère d’illusions sur le sort qui l’attend, celui d’un vul­gaire tâche­ron de la plume aux gages de 60 F la page, contrainte bien humi­liante pour un écri­vain aus­si exi­geant que lui, écou­tons un ins­tant sourdre sa plainte en jan­vier 1935 : La néces­si­té est en train de me drai­ner le cer­veau par le nez et les oreilles, quatre ou cinq ans de ce régime me débar­ras­se­ront défi­ni­ti­ve­ment de cet organe qui ne m’a jamais don­né que du sou­ci et quand je n’aurai plus qu’une paire de fesses pour pen­ser, j’irai l’asseoir à l’Académie.

Pour l’heure, Ber­na­nos fonde de grands espoirs sur un nou­veau roman La Paroisse morte (le futur Mon­sieur Ouine) com­men­cé deux ans plus tôt, mais c’est pour consta­ter bien­tôt son inca­pa­ci­té psy­cho­lo­gique à en venir à bout (nous y revien­drons ultérieurement). 

Un der­nier mot au sujet de ce bien lugubre hiver 1934 mar­qué par la soi­rée san­glante du 6 février, abou­tis­se­ment d’un “ ras-le-bol ” spon­ta­né (la crise éco­no­mique, l’affaire Sta­vis­ky, le ren­voi de Chiappe, etc.). Ber­na­nos prend la juste mesure de l’événement, n’y voyant que le der­nier sou­bre­saut d’une triste crise. Ce mou­ve­ment contes­ta­taire, très hété­ro­gène, sans cohé­sion ni volon­té poli­tique n’a rien du sur­saut salu­taire sus­cep­tible d’ouvrir sur une ère nouvelle. 

En août 1934, sur le conseil d’amis, il s’attaque à un roman poli­cier Un Crime, en rédige fré­né­ti­que­ment 150 pages en moins de deux mois pour allé­ger le débit de son compte d’auteur. Com­pre­nant qu’il n’a d’autre choix pour sur­vivre que de s’expatrier, brus­que­ment et dis­crè­te­ment il s’embarque avec les siens début octobre à des­ti­na­tion de Majorque. 

V – Les Baléares

Ce séjour de deux ans et demi à Majorque va se révé­ler le plus fécond de sa car­rière d’écrivain, mais aus­si le plus périlleux et il s’en fal­lut de peu qu’il ne s’achève tragiquement. 

Pres­sé d’abord par son édi­teur, il achève Un Crime, roman poli­cier peu clas­sique, met­tant en scène un écri­vain à suc­cès Ganse et ses deux secré­taires : Oli­vier Main­ville et une meur­trière bien énig­ma­tique, Simone Alfié­ri. Un autre poli­cier Un mau­vais rêve ne sera publié qu’en 1950, dans lequel Ber­na­nos réuti­lise la 2e par­tie de sa pre­mière ver­sion de Un Crime, refu­sée par Plon pour son carac­tère d’étude psychologique. 

Ne par­ve­nant tou­jours pas à ache­ver Mon­sieur Ouine, ce roman de l’absence de Dieu, Ber­na­nos trouve salu­taire de chan­ger de registre en don­nant vie à une figure de prêtre selon son coeur le “ curé d’Ambricourt ” dont il tire Le Jour­nal d’un curé de cam­pagne.

Sor­ti d’abord en feuille­ton en mars 1936, l’ouvrage publié en juillet (chez Plon), cou­ron­né par le grand prix de l’Académie, obtient un suc­cès reten­tis­sant éclip­sant même celui de son aîné de dix ans Sous le soleil de Satan.

L’année sui­vante sort chez le même édi­teur La Nou­velle His­toire de Mou­chette, récit fié­vreux, ins­pi­ré par une indi­gna­tion sacrée dans des condi­tions dra­ma­tiques rap­pe­lées ci-après. 

Tout adon­né qu’il soit à ses créa­tions roma­nesques, Ber­na­nos n’en suit pas moins avec atten­tion l’évolution de la situa­tion poli­tique dans l’île, après le sou­lè­ve­ment fran­quiste qu’il accueille d’abord favo­ra­ble­ment (son fils Yves s’engage même comme pha­lan­giste, ce qu’il regret­te­ra plus tard amè­re­ment en déser­tant au risque de sa vie). 

Or le cours des évé­ne­ments se charge de lui décil­ler les yeux sur la soi-disant “ croi­sade ” sacer­do­tale van­tée par la pro­pa­gande fran­quiste, c’est plu­tôt sous le double signe de L’Imposture et du Soleil de Satan que se révèle son vrai visage. 

Fusillade pendant la guerre d'Espagne


Les articles et sur­tout les lettres de Ber­na­nos témoignent de son embar­ras croissant. 

Je n’ai pas écrit sur les affaires d’Espagne parce que je les vois de trop près, une guerre civile est une guerre civile…
On n’en conclu­ra pas moins que l’Espagne emploie tout sim­ple­ment la manière forte…
… J’assiste à une espèce de répé­ti­tion géné­rale de la révo­lu­tion uni­ver­selle… Ce qui me frappe le plus, c’est l’énorme mal­en­ten­du qui com­mence à cre­ver sur le monde et auprès duquel celui de la tour de Babel n’aura été que bagatelle.
… Il y a quelque chose de mille fois pire que la féro­ci­té des brutes, c’est la féro­ci­té des lâches, j’ai le coeur brisé…

Il est main­te­nant clair pour Ber­na­nos que les deux incar­na­tions contem­po­raines de la révo­lu­tion sont aus­si tota­li­taires l’une que l’autre. Aucune ne doit être pri­vi­lé­giée car Dieu ne sau­rait être de la fête dans cet affron­te­ment.

Ber­na­nos s’indigne du mutisme de l’évêque de Pal­ma et de la veu­le­rie de l’épiscopat espa­gnol. Il découvre bien­tôt qu’il est deve­nu un témoin indé­si­rable (A3), à éli­mi­ner à tout prix (sur ins­truc­tions de Fran­co selon cer­taines rumeurs cou­rant à Palma). 

Tou­jours est-il qu’il échappe pro­vi­den­tiel­le­ment à deux atten­tats, la pre­mière fois grâce à sa moto lan­cée plein gaz à tra­vers champs pour échap­per à une voi­ture qui cherche à le ren­ver­ser, la seconde sur une route déserte où un avion pique sur lui pour le mitrailler, il a juste le temps de se jeter dans un boque­teau. Il n’a dès lors plus d’autre alter­na­tive que de fuir Pal­ma à bord du pre­mier bateau en par­tance pour Marseille. 

Et l’on peut voir bien­tôt l’écrivain à Tou­lon han­ter de nou­veau ce bon vieux café de la Rade. En pleine crise de tra­vail, la machine en pleine vitesse à faire sau­ter les sou­papes (sep­tembre 1937), recons­ti­tuant les manus­crits dis­pa­rus à Pal­ma dont il fait Les Grands Cime­tières sous la lune.

Livre intense à l’écriture superbe, vibrant d’indignation, pro­ba­ble­ment le meilleur de ses écrits “ polé­miques” (ou “ de combat ”). 

L’épuration abo­mi­nable de Majorque (pas moins de 3 000 exé­cu­tions som­maires et sans juge­ment en sept mois) y est décrite sans concession. 

Rap­pe­lons l’origine du titre du livre : atti­ré un soir par une lueur fumeuse et une odeur nau­séa­bonde éma­nant du grand cime­tière de Mana­cor, il en pousse la grille pour décou­vrir l’atroce spec­tacle que l’on devine (il eut la chance ce soir-là de pas­ser inaperçu). 

Ce violent réqui­si­toire contre la “ croi­sade ” fran­quiste et par exten­sion contre toutes les dic­ta­tures, pro­phé­ti­sant l’embrasement pro­chain de l’Europe (le livre s’achève sur une longue apos­trophe à Hit­ler) eut un énorme reten­tis­se­ment, sus­ci­tant dans les milieux d’extrême droite de vio­lentes attaques contre l’auteur, bien­tôt assailli de mil­liers de lettres de féli­ci­ta­tions ou d’injures. L’Église espa­gnole de son côté pre­nant très mal les cri­tiques indi­gnées de l’auteur à son égard fit pres­sion sur le Vati­can pour obte­nir la mise à l’index du livre. 

On ne touche pas à Ber­na­nos aurait tran­ché Pie XI. Cela brûle mais cela éclaire com­men­ta de son côté le car­di­nal Pacel­li, le futur Pie XII. 

Cepen­dant Ber­na­nos n’est pas long à com­prendre que tout ce tapage vise sur­tout sa per­sonne. S’il échauffe les esprits, il ne pro­voque, dans l’opinion et chez les poli­tiques, aucune inter­ro­ga­tion de fond, aucun sur­saut de conscience, il com­prend alors que les jeux sont faits. 

J’ai honte d’eux, j’ai honte de moi, j’ai honte de notre impuis­sance, de la hon­teuse impuis­sance des chré­tiens devant le péril qui menace le monde… Voi­là les char­niers qui s’ouvrent et il est impos­sible de tirer de nous un oui ou un non ! (“ Scan­dale de la vérité ”)… 

Il décide alors de s’expatrier en Amé­rique du Sud lui et sa famille. Le 20 juillet 1938, il s’embarque à Mar­seille. Deux mois plus tard ce sera Munich. 

Sur Le Jour­nal d’un curé de campagne
J’ai com­men­cé un beau vieux livre que vous aime­rez je crois, j’ai réso­lu de faire le jour­nal d’un jeune prêtre à son entrée dans une paroisse. Il va cher­cher midi à qua­torze heures, se déme­ner comme quatre, faire des pro­jets miri­fiques qui échoue­ront natu­rel­le­ment, se lais­ser plus ou moins duper par des imbé­ciles, des vicieuses ou des salauds et alors qu’il croi­ra tout per­du, il aura ser­vi le bon Dieu dans la mesure même où il croi­ra l’avoir des­ser­vi. Sa naï­ve­té aura eu rai­son de tout et il mour­ra tran­quille­ment d’un cancer.

(Lettre à Robert Val­le­ry-Radot, 6.1.35)

Genèse de La Nou­velle His­toire de Mouchette
J’ai com­men­cé à écrire
La Nou­velle His­toire de Mou­chette en voyant pas­ser dans des camions là-bas, entre des hommes armés, de pauvres êtres, les mains sur les genoux, le visage tout cou­vert de pous­sière, mais droits, bien droits, la tête levée, avec cette digni­té qu’ont les Espa­gnols dans la misère la plus atroce. On allait les fusiller le len­de­main matin. C’était la seule chose dont ils se dou­taient. Pour le reste ils ne com­pre­naient pas…

Eh bien, j’ai été frap­pé par cette impos­si­bi­li­té qu’ont les pauvres gens de com­prendre le jeu affreux où leur vie est enga­gée. J’ai été frap­pé par l’horrible injus­tice des puis­sants… et puis je ne sau­rais dire quelle admi­ra­tion m’ont ins­pi­ré le cou­rage, la digni­té avec laquelle j’ai vu ces mal­heu­reux mourir…
Je me suis dit : je vais trans­po­ser ce que j’ai vu dans l’histoire d’une fillette tra­quée par le mal­heur et l’injustice. Mais ce qui est vrai, c’est que si je n’avais vu ces choses je n’aurais pas écrit
La Nou­velle His­toire de Mouchette.
Mou­chette ne se tue pas vrai­ment, elle tombe et s’endort après avoir atten­du jusqu’au bout des secours…
Ce qu’il y a de beau dans l’infini de la misère humaine, c’est l’honneur du pauvre qui rachète l’homme, alors même qu’il est vic­time de l’homme.

Entre­tien avec André Rous­seaux (extrait de Ber­na­nos de Michel Estève, Gal­li­mard, 1965).
(Cette fin de Mou­chette a été très bien sen­tie par Robert Bres­son dans son film.) 

Sur Les Grands Cime­tières sous la lune
Ce livre le plus déchi­rant de tous ceux que j’ai écrits et que j’écrirais jamais, ce livre que je vou­drais jeter dans la gueule enflam­mée des imbé­ciles afin de les empê­cher de dévo­rer le monde
.

Note annexe de l’avant-propos

Ber­na­nos et Mal­raux se por­taient une estime mutuelle depuis vingt ans, à la suite d’un article élo­gieux sur L’Imposture, écrit par ce der­nier en 1927. 

Sen­tant sa fin immi­nente, Ber­na­nos espé­rait convaincre son ami de prendre sa suite pour rap­pe­ler aux Fran­çais la gran­deur de leur mis­sion dans le monde. 

On ne sait pas davan­tage ce qu’ont pu se dire entre eux et avec “ le Géné­ral ”, les deux hommes invi­tés et venus ensemble à Colombey. 

On sait assez bien en revanche le dia­logue qui s’était enga­gé entre les deux écri­vains à leur retour d’Espagne, cha­cun de son côté, en 1937. 

À Mal­raux le féli­ci­tant pour sa “ sin­cé­ri­té inflexible ” et lui fai­sant part à son tour de ses propres décon­ve­nues dans l’autre camp, Ber­na­nos l’interrompant avait alors lancé :
Mais par­don, Mal­raux, avez-vous fait comme moi ?
Mal­raux : Vous êtes chré­tien, vous agis­sez en chré­tien, moi je suis com­mu­niste, je n’écrirai jamais un mot qui puisse por­ter le moindre pré­ju­dice au parti.
Ber­na­nos : Bon, cela vous regarde, mais alors quel cas dois-je faire de vos éloges ? Aux yeux des hommes comme vous, je ne puis pas­ser que pour un imbé­cile ou un fou.

Mon­sei­gneur Péze­ril, ami de Ber­na­nos, l’ayant assis­té à ses der­niers ins­tants, devait un jour deman­der à Mal­raux, pour­quoi un voya­geur impé­ni­tent comme lui ne s’était jamais ren­du à Jérusalem.
Je ne pour­rais faire autre­ment que de voir le tom­beau du Christ et alors je tom­be­rais à genoux. (Pro­pos rap­por­tés par J.-L. B.) 

Note annexe du chapitre IV

On ne peut sus­pec­ter Ber­na­nos d’antisémitisme quand on connaît ses prises de posi­tions fra­cas­santes, par exemple en 1938 contre la hideuse pro­pa­gande anti­sé­mite qui se déchaîne aujourd’hui dans la presse dite natio­nale sur l’ordre de l’étranger, son indi­gna­tion lors de l’arrestation de Man­del, son enthou­siasme lors de la créa­tion de l’État d’Israël : c’est aux rives du Jour­dain que lève la semence des héros du ghet­to de Varsovie.
On a fait silence sur l’épopée de Var­so­vie alors qu’on nous a rebat­tu les oreilles de la Libé­ra­tion de Paris.

Ber­na­nos se deman­de­ra après la guerre, si dans cet immense drame, les Juifs n’ont pas joué le rôle de boucs émis­saires. Ajou­tons que Ber­na­nos a tou­jours eu de nom­breux amis juifs, entre autres : Ste­fan Zweig, reçu cha­leu­reu­se­ment à La Croix-des-âmes et un gendre qu’il esti­mait beaucoup. 

Note annexe du chapitre V

Jean-Loup Ber­na­nos raconte que les choses se gâtèrent tout à fait pour son père à la suite de l’incident sui­vant : il était atta­blé à son café habi­tuel alors qu’une pro­ces­sion reli­gieuse enca­drée par des pha­lan­gistes en che­mise noire vint à défi­ler. Au pas­sage, la foule par dévo­tion ou peur se pros­ter­nait, le gar­çon du café se refu­sant à faire cet acte d’allégeance est alors vio­lem­ment frap­pé par un offi­cier. Ber­na­nos indi­gné pre­nant un sucrier le lance sur ce der­nier l’atteignant à l’épaule. L’écrivain est alors inter­pel­lé mais on n’ose l’arrêter. À par­tir de ce jour, ses allées et venues sont sur­veillées et tous ses brouillons (jetés dans la cor­beille à papier du café) récupérés. 

Autre épi­sode : s’étant vu inter­dire, sous peine d’arrestation, de faire une confé­rence à une réunion publique, Ber­na­nos avait pas­sé outre sans inci­dent, il avait le len­de­main confié sa sur­prise à un ami Tou­lon­nais, Jac­que­lin de la Porte des Vaux alors com­man­dant d’un navire de guerre relâ­chant à Pal­ma, mis au cou­rant l’avant-veille de la menace dont il était l’objet.

Ce der­nier révé­la à son “ Papa Georges ” qu’inquiet à son sujet il avait pris sur lui d’avertir par radio les auto­ri­tés mili­taires que si l’on tou­chait à Ber­na­nos, les canons de son bâti­ment ouvri­raient le feu sur la ville. 

L’incident se sol­da par une plainte diplo­ma­tique des fran­quistes qui valut à l’impétueux offi­cier soixante jours d’arrêt de rigueur en for­te­resse (le même offi­cier se ren­dra célèbre par la suite en rejoi­gnant la France libre avec son navire, après avoir, de son propre chef, écu­mé la mer du Nord comme cor­saire contre des navires allemands). 

À suivre dans un pro­chain numéro.

P.-S. : mort de Monseigneur Pézeril en 1998

Alors que cet article était en cours de rédac­tion, nous avons appris la mort de Mon­sei­gneur Péze­ril sur­ve­nue jeu­di 23 avril der­nier (jour de la Saint-Georges !). Mon­sei­gneur Péze­ril, évêque auxi­liaire de Paris de 1968 à 1986, très connu des Pari­siens dont il avait aupa­ra­vant des­ser­vi plu­sieurs paroisses, avait en 1948, en sa qua­li­té d’aumônier du “Centre des Intel­lec­tuels ”, assis­té jusqu’à son der­nier souffle Georges Bernanos. 

Son admi­ra­tion pour l’écrivain et la par­faite connais­sance de son oeuvre lui avaient fait accep­ter la charge de “ man­da­taire de la suc­ces­sion Ber­na­nos ”, afin de veiller, avec l’assistance d’Albert Béguin, à la défense et à la sur­vie de celle-ci. Pré­sident de la “Socié­té des amis de Georges Ber­na­nos ”, il devait pas­ser le flam­beau en 1965 à son fils Jean-Loup. 

Fidèle au sou­ve­nir de Ber­na­nos, il fit édi­ter en 1991 le déchif­fre­ment des Cahiers de Mon­sieur Ouine, fruit d’un tra­vail per­son­nel consi­dé­rable dont nous aurons l’occasion de reparler. 

Rap­pe­lons que Mon­sei­gneur Péze­ril était une per­son­na­li­té ecclé­sias­tique hors du com­mun. C’était un homme de la trempe de Ber­na­nos à l’intelligence lumi­neuse et libre, tou­jours à l’écoute de l’autre, témoin infa­ti­gable de l’Espérance, disant qu’on se trompe tou­jours sur l’homme, quel qu’il soit, quand on craint qu’il ait un coeur trop petit. Il l’a trop grand en fait, seul Dieu peut le com­bler. Lui aus­si vivait une plume tou­jours à la main, la pen­sée tou­jours en éveil, consi­dé­rant comme Ber­na­nos que seul mérite d’être vécu ce pour quoi on est capable de mourir. 

Beau­coup se sou­viennent que, durant l’Occupation, il avait fait réa­li­ser, aidé d’étudiants, plus de 1 000 faux cer­ti­fi­cats de bap­tême pour des hommes en situa­tion irré­gu­lière et des Juifs, ce qui lui avait valu en 1996 le titre de “ Juste par­mi les Justes ” déli­vré par l’Institut Yad Vashem de Jérusalem. 

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