Quelques affiches dans le métro pour l'apprentissage de l'anglais

Prendre au sérieux les langues dans l’entreprise

Dossier : ExpressionsMagazine N°705 Mai 2015
Par Jérôme SAULIÈRE (05)

Pour moi, votre sujet, ce n’est pas un sujet. Ça ne devrait pas l’être. La langue de l’entreprise aujourd’hui, c’est l’anglais, que ça vous plaise ou non. »

La réac­tion de ce dirigeant d’entreprise, à qui je présen­tais en 2011 mon pro­jet de recherche, avait de quoi décourager. Faut-il aus­si être dérangé pour entamer une thèse sur ce drôle de sujet lorsqu’on est ingénieur.

UN SUJET DE RECHERCHE EN GESTION

Au terme de trois ans passés auprès du Centre de recherche en gestion (CRG) de l’École polytechnique, Jérôme Saulière a soutenu en juillet 2014 une thèse de doctorat intitulée « Anglais correct exigé : dynamiques et enjeux de l’anglicisation dans les entreprises françaises », librement disponible au téléchargement sur Internet1.
S’appuyant sur une méthode ethnographique, faite d’entretiens qualitatifs et d’observations menés dans différentes organisations, il y explore le sujet de l’anglicisation des entreprises en croisant les perspectives disciplinaires : sociologie, étude des organisations, économie et linguistique.
Il en ressort que la langue, facteur oublié quoique essentiel pour la productivité des salariés et l’agrément du travail, n’est généralement pas gérée de façon organisée dans les entreprises, ce qui mène à divers dysfonctionnements, inefficacités et conflits de pouvoir.

J’y tins pour­tant, curieux de cet insai­siss­able phénomène : l’utilisation mas­sive de l’anglais dans les entre­pris­es françaises.

Mode man­agéri­ale ? Idéolo­gie dom­i­nante ? Adap­ta­tion prag­ma­tique à leur envi­ron­nement ? Fac­teur d’efficacité ? Out­il de pou­voir ? Au-delà de l’évidence de l’anglais comme langue inter­na­tionale des affaires se posent quan­tité de ques­tions haute­ment non triviales.

Le tout est de se les pos­er vrai­ment plutôt que de les chas­s­er à coups d’idées reçues. Ceux qui tra­vail­lent dans l’entreprise n’ayant générale­ment ni le temps ni le recul néces­saires, c’est là que réside l’apport pré­cieux de la recherche en gestion.

« Mon­sieur le P‑DG, bon­jour, mer­ci d’avoir accep­té de répon­dre à mes questions.

Bon­jour. Ce n’est pas en anglais votre truc ?

Ma recherche porte sur l’usage de l’anglais dans les entre­pris­es français­es. J’ai pen­sé que puisque nous par­lons tous les deux français nous pou­vions faire l’entretien en français. Ça vous ennuie ?

À vrai dire non, c’est totale­ment indif­férent pour moi. Je par­le anglais, français, je ne m’en rends même plus compte. C’est ain­si chez Aspi­ral, c’est une sou­p­lesse que j’exige égale­ment de mes salariés. L’anglais est notre langue de tra­vail – la seule. Bien sûr le français reste toléré dans un cadre, je dirais, informel ou privé. Notez que la sit­u­a­tion que je vous décris est celle vers laque­lle nous ten­dons – voudri­ons ten­dre. Dans les faits, nous con­tin­uons de jon­gler pas mal entre les deux langues.

L’anglais, inévitable en entreprise

Vous entrez dans le vif du sujet : les entre­pris­es que j’ai étudiées utilisent toutes l’anglais, cer­taines beau­coup, mais rares sont celles qui ont franchi le pas d’en faire une langue de tra­vail exclu­sive. Pourquoi l’anglais est-il si inévitable pour vous ?

“ La langue de l’entreprise aujourd’hui, c’est l’anglais,que ça vous plaise ou non ”

Aspi­ral détient entre 20 % et 40 % des parts de marché world­wide sur la plu­part de ses seg­ments. Nos clients sont en Alle­magne, en Turquie, en Nou­velle- Zélande, nos four­nisseurs en Inde et au Brésil, etc. Vous pensez qu’on peut s’enfermer dans notre vil­lage gaulois et con­tin­uer à tra­vailler en français comme si de rien n’était ? Mais on meurt si on refuse de par­ler l’anglais. Ce n’est pas plus com­pliqué que ça.

Et qu’en pensent vos salariés ?

Mes salariés sont d’accord avec ce con­stat. Ils vivent au quo­ti­di­en la dimen­sion inter­na­tionale du busi­ness : l’acheteur qui est au télé­phone toute la journée avec Del­hi et São Paulo, le mar­ket­ing, les com­mer­ci­aux. Le chercheur aus­si, parce qu’aujourd’hui la recherche dans nos domaines ne se fait plus qu’en anglais.

Les ingénieurs sont peut-être ceux qu’on a le plus de mal à met­tre à l’anglais. Oui, nous dirons que ça reste l’ancienne école ici, on a une pyra­mide des âges assez large par le haut. Des gens hyper-com­pé­tents, mais qu’on a un peu de mal à met­tre aux langues étrangères. Voyez-vous, à un cer­tain âge, ça devient plus dif­fi­cile d’apprendre les langues.

Bien sûr. Et vos ouvri­ers ? Eux aus­si doivent par­ler l’anglais pour tra­vailler chez vous ?

Non, évidem­ment pas. Les ouvri­ers tra­vail­lent en français. S’il y a quelque chose en anglais, ce sont les con­tremaîtres qui traduisent.

Des con­tremaîtres tra­duc­teurs-inter­prètes ? Vous trou­vez ça sur le marché du travail ?

Oui. Enfin, non. De toute façon, allez dans nos usines : le quo­ti­di­en de l’ouvrier, ce sont essen­tielle­ment des sché­mas, des instruc­tions vidéo, etc. Vous n’avez pas besoin de traduire ce genre de choses.

Des résistances


Les pub­lic­ités pour des for­ma­tions à l’anglais sont omniprésentes dans le métro parisien. Elles jouent sur l’humour, sur l’évidence (il faut par­ler anglais dans le monde pro­fes­sion­nel aujourd’hui), sur la cul­pa­bil­ité du salarié qui « mas­sacre » l’anglais, ou encore sur son angoisse de man­quer une embauche ou une pro­mo­tion faute de le par­ler assez bien.

Bien sûr. Revenons aux ingénieurs, si vous le voulez bien. Vous me disiez que ça n’avait pas été si facile de les met­tre à l’anglais. J’imagine que quelqu’un qui a fait toute sa car­rière en français, qui a acquis ses com­pé­tences et son exper­tise dans cette langue, ne peut que résis­ter à l’anglicisation du tra­vail. Chang­er de langue, c’est per­dre un peu de sa légitim­ité. Avez-vous vécu ce genre de résistances ?

C’est vrai qu’on a pu avoir des salariés qui ne voulaient pas se met­tre à l’anglais. Par peur, par inhi­bi­tion – peut-être un peu par manque de volon­té ? Je pense à un cas en par­ti­c­uli­er, une per­son­ne très pointue tech­nique­ment, trente ans de mai­son, mais pour l’anglais, rien à faire. Or on ne peut pas se pass­er de ce genre de personnes.

Alors on tente d’amé­nag­er leur poste de tra­vail – j’en par­le comme s’ils étaient hand­i­capés, mais je vous assure que c’est un vrai hand­i­cap de ne pas par­ler l’anglais chez nous.

Et les autres ? Ceux qui acceptent de s’y mettre ?

Le premier budget de formation

Eh bien, on les forme bien sûr. On n’arrête pas. Les langues sont depuis longtemps notre pre­mier bud­get de for­ma­tion. On a par­fois l’impression de jeter notre argent dans un puits sans fond. On forme, on forme, et c’est peu dire que chez cer­tains les résul­tats tar­dent à venir.

J’ai des salariés que je n’ai jamais cessé de for­mer à l’anglais en dix ans, et qui peinent pour me sor­tir une phrase cor­recte. Vous devriez venir à nos comités exé­cu­tifs, vous seriez sur­pris parfois.

Peut-être faudrait-il con­cen­tr­er davan­tage vos efforts ? Dans la plu­part des entre­pris­es, les salariés ont droit à vingt, max­i­mum trente heures de cours de langues par an. À ce rythme-là, un salarié nor­mal met six ans à pro­gress­er d’un niveau dans une échelle qui en compte six2.

Une langue se pratique

Sans doute. Je crois, moi, qu’il n’y pas de secret : une langue se pra­tique. Au tra­vail, c’est mon affaire – mais aus­si chez soi, et là nous par­lons de la moti­va­tion du salarié. Chez nous, l’anglais est un impératif.

Les méconnaissance des langues étrangères comme cause de perte de contrat d’exportation
Les com­pé­tences en langues étrangères les plus fréquem­ment citées comme cause de perte de con­trat d’exportation par les entre­pris­es européennes.

Le salarié qui ne veut pas appren­dre l’anglais, c’est qu’il ne se pro­jette pas dans l’entreprise de demain. Voilà pourquoi j’ai intro­duit des objec­tifs pour chaque salarié en ter­mes de niveau d’anglais. Un cadre, chez nous, doit avoir 765 au TOEIC.

765 ? C’est très pré­cis. Com­bi­en avez-vous vous-même ?

970. Et des pous­sières. J’ai été le pre­mier à pass­er le test, c’était un sym­bole très fort à l’époque. Heureuse­ment aucun salarié n’a réus­si à faire mieux : ça aurait fait tache. 765, c’est ce qu’il faut pour pou­voir lire et pro­duire des doc­u­ments en anglais et par­ticiper sans effort à une réu­nion en anglais.

On a par ailleurs des critères plus exigeants pour ceux qui sont en con­tact direct avec nos parte­naires étrangers, et pour les cadres de haut niveau.

“ Le salarié qui ne veut pas apprendre l’anglais, c’est qu’il ne se projette pas dans l’entreprise de demain ”

Aujourd’hui je n’embauche aucun cadre en dessous de 765 au TOEIC. Ce sim­ple critère a beau­coup par­ticipé à hauss­er le niveau moyen sur les dix dernières années. Nos jeunes embauchés par­lent un excel­lent anglais. Si nous repas­sions tous le TOEIC aujourd’hui, je vous parie qu’il y en aurait plusieurs pour me vol­er la vedette. La con­séquence, c’est que dans dix, quinze ans au max­i­mum on n’en par­lera plus de votre his­toire d’anglicisation.

Les gens qui liront cet entre­tien s’étonneront qu’on ait pu se pos­er ces ques­tions. De même que les Néer­landais, les Danois, les Sué­dois s’étonnent que nous, Français, nous les posions.

Une obsession française

Il y a en effet quelque chose de très français là-dedans. Comme un orgueil blessé, une nos­tal­gie du temps où le français était langue inter­na­tionale, la langue de la cul­ture et de la diplo­matie. Mais je reviens à ce que vous disiez sur le TOEIC. Voilà une obses­sion bien française. J’ai vu des salariés avec 450 au TOEIC, et qui étaient néan­moins en mesure d’assurer des for­ma­tions en anglais, ayant appris cette langue sur le tas.

LES FRANÇAIS SONT-ILS MAUVAIS EN ANGLAIS ?

D’après une étude de l’institut de formation aux langues Education First, les Français seraient bel et bien les cancres de l’Europe pour le niveau d’anglais : 54 de moyenne, derniers d’Europe ex aequo avec les Italiens et derrière les Japonais (55), pourtant souvent critiqués pour leur piètre niveau d’anglais.
Aux premiers rangs du classement pour l’Europe figurent sans surprise les pays d’Europe du Nord : Suède (69), Danemark (68), Pays-Bas (66), Finlande (64). L’Allemagne se trouve en position intermédiaire avec 60 de moyenne.
Le fait que les jeunes générations apprennent précocement l’anglais et le parlent mieux que leurs aînés pourrait naturellement faire bouger les lignes du classement dans les prochaines années.

J’ai vu, inverse­ment, des salariés qui avec plus de 900 se jugeaient en dif­fi­culté dans les réu­nions — l’entreprise leur refu­sait une for­ma­tion, au motif qu’ils étaient déjà trop bons. J’admets volon­tiers que le score TOEIC soit une approx­i­ma­tion accept­able de la com­pé­tence en anglais, mais pourquoi en faire une util­i­sa­tion si rigide ?

Mon jeune ami, lorsque vous dirigerez une entre­prise – et c’est tout le mal que je vous souhaite – vous com­pren­drez que les indi­ca­teurs sont tout. Ils sim­pli­fient ma réal­ité, voire ils s’y sub­stituent. Depuis ma salle de com­man­des du cinquième étage, je pilote la pro­duc­tion, les flux, les ventes, j’évalue mes salariés avec des indicateurs.

Le TOEIC est un indi­ca­teur comme les autres, sim­ple et com­mode, bien plus en tout cas que tous les « anglais courant », « lu écrit par­lé », A1, A2, etc.

Les chiffres offrent évidem­ment un mode de pen­sée — et un out­il de ges­tion — bien com­mode, mais n’est-il pas dan­gereux de s’y arrêter3 ? Der­rière les chiffres, il y a des indi­vidus à accom­pa­g­n­er. Com­ment gérez-vous le cas d’un salarié qui ne par­le pas un mot d’anglais, qui ne l’a jamais util­isé pour son tra­vail et qui voit l’entreprise s’angliciser à toute vitesse autour de lui ? Je me doute que vous ne le licencierez pas au motif qu’il est inca­pable d’atteindre les 765 régle­men­taires. Mais que dire du mal-être et du stress qu’une telle sit­u­a­tion peut générer ?

Un moteur de traduction sur chaque poste

LA LOI TOUBON

La loi n° 94–665 du 4 août 1994, dite loi Toubon, oblige les entreprises sises en France à mettre à disposition de leurs salariés un certain nombre de documents en français, parmi lesquels le contrat de travail, le règlement intérieur, les conventions et accords collectifs, ainsi que « tout document comportant des obligations pour le salarié ou des dispositions dont la connaissance est nécessaire à celui-ci pour l’exécution de son travail doit être rédigé en français », pourvu qu’il ne soit pas « reçu de l’étranger ou destiné à des étrangers ».
L’interprétation de cette dernière disposition a donné quelque fil à retordre à la jurisprudence.

Vous devriez en par­ler à M. Mar­tin. M. Mar­tin, syn­di­cal­iste chez nous, s’est mis il y a un an à dif­fuser des tracts con­tre l’anglais. Il par­lait comme vous de stress au tra­vail, de pla­fond de verre, voulait qu’on dou­ble les efforts de for­ma­tion – ce qui est assez cocasse quand vous savez l’argent qu’on y met. Il bran­dis­sait la loi Toubon – sur laque­lle j’ignorais tout, je l’avoue –, nous menaçait d’un procès que nous per­dri­ons à tous les coups.

Je l’ai calmé en cédant à l’une de ses reven­di­ca­tions : nous avons instal­lé sur tous les postes de tra­vail un moteur de tra­duc­tion français-anglais. C’est un très bon out­il, interne à l’entreprise, avec un vocab­u­laire tail­lé sur mesure. Il évite surtout que nos doc­u­ments con­fi­den­tiels finis­sent dans les serveurs de Google tra­duc­tion. La paix sociale m’a générale­ment coûté plus cher.

Et le stress au tra­vail ? Savez-vous que 45 % des salariés qui utilisent l’anglais au tra­vail le con­sid­èrent comme un stress4 ?

Une compétence aussi importante que les autres

C’est pos­si­ble. Mais vous savez, ne pas con­naître son méti­er est aus­si un stress, quel que soit le métier.

“ Une nostalgie du temps où le français était langue internationale ”

Je veux dire que l’anglais est pour moi une com­pé­tence aus­si impor­tante que les autres. Je veux que mes soudeurs sachent soud­er, que mes ouvri­ers sachent utilis­er les out­ils que je leur donne et que mes cadres sachent par­ler l’anglais. Pas par sno­bisme mais parce que c’est notre out­il de communication.

À par­tir de là, nous les accom­pa­gnons du mieux que nous pou­vons, avec beau­coup de prag­ma­tisme, et sans per­dre de vue notre intérêt économique. Ce me sem­ble la seule stratégie raisonnable.

Ce sera le mot de la fin. Mon­sieur le P‑DG, merci.
You’re very wel­come !
»

___________________________________________
1. http://geml.eu/these-de-jerome-sauliere
2. Le Cadre européen com­mun de référence pour les langues (CECRL) mesure la com­pé­tence en langue étrangère selon six niveaux qui vont de A1 (débu­tant) à C2 (expert).
3. Michel Berry, Une tech­nolo­gie invis­i­ble ? L’impact des instru­ments de ges­tion sur l’évolution des sys­tèmes humains, pub­li­ca­tion de l’École poly­tech­nique, 1983.
4. Baromètre stress de la CFE-CGC, vague 17 de décem­bre 2011.

Poster un commentaire