Couverture du livre Lettres à mes amis de Christian Sautter

Lettres à nos amis de Christian Sautter (X60)

Dossier : ExpressionsMagazine N°788 Octobre 2023
Par Hervé LE BRAS (X63)

Chaque semaine depuis le 14 février 2001, Chris­tian Saut­ter (X60) a rédi­gé à l’intention de ses amis une lettre dont les édi­tions Des­cartes & Cie viennent de publier les mille pre­mières. Her­vé Le Bras inter­roge celui qui fut
un col­la­bo­ra­teur proche de Fran­çois Mitterrand.

Le for­mat inédit de cet ouvrage per­met de conju­guer les avan­tages du jour­nal – un ton et des anec­dotes per­son­nelles – et ceux de la chro­nique régu­lière dans un média – l’analyse rai­son­née des grands évé­ne­ments contem­po­rains. La lec­ture des Lettres à nos amis montre à quel point la car­rière de Chris­tian Saut­ter est exem­plaire de la qua­li­té et de l’apport des poly­tech­ni­ciens à l’économie concrète autant que théo­rique, sur lequel je l’interroge pour commencer. 

D’où te vient, Christian, ce goût de l’économie politique et sociale ? 

À la sor­tie de la Mon­tagne Sainte-Gene­viève, j’ai choi­si d’entrer à l’Insee. La pla­ni­fi­ca­tion éco­no­mique me parais­sait la manière la plus effi­cace et la plus inté­res­sante de par­ti­ci­per au déve­lop­pe­ment de la France. L’arrivée de Claude Gru­son (X29) à la tête de l’Insee avait chan­gé l’institution. Jusqu’alors essentiel­lement tour­née vers les recen­se­ments et la démo­gra­phie, elle se conver­tis­sait à l’économie.

J’ai eu la chance d’être for­mé par Edmond Malin­vaud (X42), Paul Dubois (X52) et Claude Sei­bel (X54) entre autres. J’étais aus­si entou­ré de cama­rades qui par­ta­geaient mon goût pour la pla­ni­fi­ca­tion et une cer­taine dis­tance par rap­port à l’économie uni­ver­si­taire de l’époque, en par­ti­cu­lier Michel Agliet­ta et Phi­lippe Her­zog de la pro­mo 59, ain­si que Marc Guillaume de ma pro­mo. Je res­tais aus­si en contact avec de futurs grands entre­pre­neurs, Jean-Louis Bef­fa et Pierre Faurre, éga­le­ment de ma promo. 

La libé­ra­li­sa­tion en cours de l’économie mena­çait la soli­da­ri­té indis­pen­sable au bien-vivre d’un pays. L’État, grâce à « l’ardente obli­ga­tion du Plan », devait régu­ler la libre concur­rence. Plus tard, d’ailleurs, Michel Agliet­ta, Robert Boyer (X62) et André Orléan (X71) ani­me­ront « l’école de la régu­la­tion » qui pro­meut une vision his­to­rique et dyna­mique de l’économie, au lieu de l’immobilisme de la « main invi­sible » et de l’équilibre cher aux théo­ri­ciens néolibéraux. 

À cette époque tu restes dans un cadre très français et même polytechnicien, mais un événement va changer le cours de ta vie et de tes réflexions. 

En 1971, j’ai béné­fi­cié d’une année sab­batique que j’ai pas­sée à Tokyo à la « Mai­son fran­co-japo­naise » située dans le quar­tier d’Ochanomizu, que tu as aus­si connue. J’ai décou­vert la pos­si­bi­li­té d’une socié­té très dif­fé­rente, ce qui offrait un point de com­pa­rai­son avec la France. Par exemple, bien que la popu­la­tion japo­naise soit la plus âgée du monde et en légère dimi­nu­tion, elle n’a pas d’inquiétude à ce pro­pos. Son sys­tème de retraite fonc­tionne bien et le départ d’activité s’effectue pro­gres­si­ve­ment jusqu’à un âge avan­cé. La dette est l’une des plus éle­vées du monde, mais elle est presque entiè­re­ment pos­sé­dée par les natio­naux et les ins­ti­tu­tions japonaises. 

J’ai tiré de cette expé­rience un livre en 1973 : Japon : le prix de la puis­sance (Seuil). L’historien Jacques Le Goff qui pré­si­dait l’École des hautes études en sciences sociales, l’EHESS, l’a remar­qué. Il m’a deman­dé de pas­ser le voir. Il m’a mon­tré une grande carte du monde, puis a dési­gné l’est de l’Asie en me disant que l’EHESS n’avait pas d’enseignement por­tant sur cette région. C’est ain­si que j’ai été élu en 1976 direc­teur d’études à l’EHESS, que j’y ai fon­dé le Centre Japon tou­jours très actif et que je suis res­té très lié à ce pays où je retourne chaque année. 

Mon épouse, Cathe­rine, qui m’a beau­coup aidé dans la rédac­tion des mille lettres, par­tage cette pas­sion puisqu’elle est inter­prète-tra­duc­trice du japo­nais, en sous-titre les films et en a réa­li­sé trois sur ce pays atta­chant. De nom­breuses lettres sont consa­crées au Japon (à la Chine aus­si, et bien évi­dem­ment à l’Europe et à la France).

Tu as plus tard fait au Japon une rencontre qui t’a durablement marqué, celle de madame Doi. 

J’ai été impres­sion­né par madame Taka­ko Doi, pré­si­dente du par­ti socia­liste japo­nais, une grande amie de mon épouse. Elle m’a fait com­prendre l’intérêt de la social-démo­cra­tie concrète, impré­gnée d’égalité plus que d’idéologie mar­xiste. J’avais adhé­ré au Par­ti socia­liste fran­çais en 1974. Quand Fran­çois Mit­ter­rand a été élu pré­sident de la Répu­blique, il m’a appe­lé à l’Élysée comme conseiller tech­nique en éco­no­mie inter­na­tio­nale, puis comme secré­taire géné­ral adjoint. En 1990, j’ai été nom­mé pré­fet de la région Île-de-France, puis, dans le gou­ver­ne­ment de Lio­nel Jos­pin, j’ai occu­pé le poste de secré­taire d’État au bud­get et fina­le­ment de ministre des Finances. 

Dans ces postes tu restais assez éloigné des réalités concrètes. Comment t’en es-tu rapproché ? 

Un jour, à pro­pos d’une réforme, Mit­ter­rand m’a dit : vous ne pou­vez pas com­prendre car vous n’avez aucune expé­rience de ter­rain. J’y ai repen­sé en mars 2000, quand Jos­pin a refu­sé la réforme du minis­tère des Finances que j’avais pré­pa­rée à la suite de Domi­nique Strauss-Kahn. J’ai démis­sion­né. Cela a été un grand tour­nant dans ma vie, qui s’est mani­fes­té par trois chan­ge­ments majeurs. 

D’abord, j’ai com­men­cé à rédi­ger ces Lettres à nos amis heb­do­ma­daires. Ensuite, je me suis pré­sen­té sur la liste socia­liste aux élec­tions muni­ci­pales dans le dou­zième arron­dis­se­ment de Paris. Élu, puis adjoint du maire Ber­trand Dela­noë, j’ai pra­ti­qué cette fois le ter­rain auquel Mit­ter­rand avait fait réfé­rence. Les réunions avec les habi­tants et les asso­cia­tions m’ont autant réjoui que de veiller sur la bonne san­té des finances pari­siennes. Je suis res­té à ce poste durant treize années. 

Mais une troi­sième nou­veau­té m’a pas­sion­né : l’économie sociale et soli­daire (ESS), quand j’ai pris la pré­si­dence de l’association France Active, fon­dée et pré­si­dée par un grand résis­tant, fonc­tion­naire et ban­quier, Claude Alphan­dé­ry. En dix-huit ans de pré­si­dence, avec l’aide de belles équipes, j’ai bien déve­lop­pé ce réseau qui a pour mis­sions d’accompagner et finan­cer les chô­meurs créa­teurs d’entreprise et de sou­te­nir le déve­lop­pe­ment des entre­prises sociales. Le nombre d’emplois créés, en majeure par­tie pour des per­sonnes en grande dif­fi­cul­té, a été mul­ti­plié par six (de 5 400 à 34 000). Jaco­bin à l’origine, je suis deve­nu décen­tra­li­sa­teur, en consta­tant l’énergie et l’innovation qui peuvent sur­gir dans tous les ter­ri­toires de notre pays si on leur prête main-forte. « Voir loin, agir proche » a été ma devise.


Pour aller plus loin

Chris­tian Saut­ter, Lettres à nos amis, Voir loin, agir proche, pré­face de Claude Alphan­dé­ry, Des­cartes & Cie, 2023, 982 pages, 48 €

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