Pourquoi et comment financer la sécurité d’approvisionnement électrique ?

Dossier : ÉnergiesMagazine N°601 Janvier 2005
Par Fabien CHONÉ (91)

Les témoi­gnages actuels des acteurs du mar­ché de l’élec­tri­ci­té, en pleine période de libé­ra­li­sa­tion, ne sont pas réel­le­ment enthousiastes :

  • les indus­triels pro­testent contre la hausse sen­sible et rapide des prix de l’élec­tri­ci­té sur les mar­chés de gros et accusent désor­mais les pro­duc­teurs d’en­tente et de mani­pu­la­tion du marché ;
  • les pro­duc­teurs consi­dèrent que les niveaux actuels des mar­chés de gros ne suf­fisent tou­jours pas pour ren­ta­bi­li­ser les inves­tis­se­ments dans de nou­velles cen­trales de pro­duc­tion, pour­tant garants de la Sécu­ri­té d’ap­pro­vi­sion­ne­ment élec­trique (SAE) à moyen terme ;
  • les experts du sec­teur craignent que le manque d’in­ves­tis­se­ment dans de nou­velles cen­trales de pro­duc­tion ne pro­voque, à moyen terme, une pénu­rie à grande échelle, de type « crise californienne » ;
  • enfin, les oppo­sants à la libé­ra­li­sa­tion du sec­teur attri­buent à l’ou­ver­ture du mar­ché de la four­ni­ture élec­trique l’o­ri­gine de tous ces maux.


Ces points de vue sont-ils anti­no­miques ou au contraire tout à fait cohé­rents entre eux ? Quelle est la péren­ni­té de notre SAE dans le contexte régle­men­taire d’au­jourd’­hui ? Les équi­libres éco­no­miques actuels du sec­teur élec­trique per­mettent-ils de garan­tir une ali­men­ta­tion à la fois sûre et com­pé­ti­tive pour nos indus­triels et ren­table pour les pro­duc­teurs ? Enfin, com­ment la libé­ra­li­sa­tion du sec­teur remet-elle en ques­tion les équi­libres savam­ment mis en place par le mono­pole ? Enfin, dans un tel contexte, quelle peut être la place d’un com­mer­cia­li­sa­teur pur, c’est-à-dire d’un four­nis­seur qui n’est pas ados­sé à un parc de production ?

Pour répondre à ces ques­tions, il est utile de se repla­cer dans le pas­sé pour réa­li­ser en quoi la SAE consti­tue un élé­ment aus­si fon­da­men­tal de l’é­co­no­mie du sec­teur électrique.

Le financement de la SAE au temps du monopole

Pour être en mesure d’as­su­rer l’a­li­men­ta­tion d’une pointe excep­tion­nelle de consom­ma­tion (périodes de grand froid) l’o­pé­ra­teur his­to­rique construi­sait des cen­trales dont l’u­ti­li­sa­tion était extrê­me­ment rare. D’un point de vue stric­te­ment éco­no­mique, ces cen­trales ne peuvent pas être ren­tables compte tenu de la dif­fi­cul­té à cou­vrir des inves­tis­se­ments impor­tants par des volumes pro­duits extrê­me­ment faibles.

Pour autant, il ne parais­sait pas conce­vable d’en­vi­sa­ger qu’une vague de froid puisse pro­vo­quer des déles­tages de consom­ma­tion impor­tants, tels que la France en a connus après la guerre et jus­qu’au milieu des années cin­quante. C’est pour­quoi les pou­voirs publics et EDF ont mis en œuvre une poli­tique volon­ta­riste en matière de SAE, per­met­tant de « viser » un niveau de sécu­ri­té sou­hai­té, puis d’en répar­tir les sur­coûts sur l’en­semble de la consommation.

La logique rete­nue n’é­tait plus de recher­cher la ren­ta­bi­li­té d’un moyen de pro­duc­tion de pointe au tra­vers des recettes cor­res­pon­dantes, c’est-à-dire des volumes pro­duits mul­ti­pliés par le prix de vente, mais de consi­dé­rer le coût d’un éven­tuel déles­tage pour la com­mu­nau­té. Ce mon­tant a été fixé à 60 F/kWh non livré, soit envi­ron 9 k€/MWh, prix évi­dem­ment très éloi­gné d’un prix de vente de l’élec­tri­ci­té dans un mar­ché régulé.

Ain­si, la « ren­ta­bi­li­té appa­rente » du moyen de pointe per­met­tant d’é­vi­ter des déles­tages se cal­cu­lait avec des outils pro­ba­bi­listes arbi­trant entre inves­tis­se­ments d’une part et coûts induits pour la com­mu­nau­té par les déles­tages d’autre part. L’é­qui­libre éco­no­mique fai­sait appa­raître une espé­rance de durée de déles­tage rési­duelle d’en­vi­ron quatre heures par an.

Mais il en résul­tait éga­le­ment des sur­coûts impor­tants, liés aux inves­tis­se­ments asso­ciés, qui ne pou­vaient trou­ver une quel­conque ren­ta­bi­li­té au tra­vers de la vente de l’éner­gie cor­res­pon­dante. C’est pour­quoi, il était conve­nu que les prix de vente de l’élec­tri­ci­té devaient cou­vrir non seule­ment les coûts de pro­duc­tion de l’éner­gie consom­mée, mais éga­le­ment les sur­coûts liés au moyen de pro­duc­tion mis en dis­po­ni­bi­li­té pour garan­tir la SAE.

L’é­va­lua­tion de ce sur­coût peut se faire en consi­dé­rant la défaillance, c’est-à-dire le fait de déles­ter de la clien­tèle au-delà d’un cer­tain niveau, comme un moyen de pro­duc­tion vir­tuelle dont les coûts fixes d’ins­tal­la­tion sont nuls mais dont les coûts variables d’ex­ploi­ta­tion valent 9 k€/MWh. En par­tant alors du prin­cipe qu’une pure tari­fi­ca­tion au coût mar­gi­nal per­met de cou­vrir tous les coûts, fixes comme variables, il appa­raît que la part des reve­nus « vir­tuels » cor­res­pon­dant à l’u­ti­li­sa­tion de la défaillance repré­sente envi­ron 3 mil­liards d’eu­ros. En effet, l’éner­gie consom­mée pen­dant les extrêmes pointes, lorsque l’on se trouve en moyen de pro­duc­tion mar­gi­nal « défaillance », soit envi­ron quatre heures mul­ti­pliées par 80 000 MW, repré­sente 320 000 MWh. Valo­ri­sée au coût mar­gi­nal de 9 k€/MWh, on réa­lise que ce mon­tant repré­sente 20 % du bud­get total de la pro­duc­tion élec­trique, si on l’é­va­lue à 15 mil­liards d’euros.

Dans la mesure où les extrêmes pointes sont en fait écrê­tées par des méthodes d’ex­ploi­ta­tion bien moins coû­teuses, de type tarif à effa­ce­ment (EJP, Tem­po… dont le prix maxi­mum est infé­rieur à 500 €/MWh) voire par du déles­tage tour­nant, le sur­coût lié à la SAE pour la com­mu­nau­té repré­sente qua­si­ment la tota­li­té de cette somme. Le finan­ce­ment de la SAE est donc une com­po­sante impor­tante dans l’é­qui­libre éco­no­mique de la pro­duc­tion électrique.

Com­ment la libé­ra­li­sa­tion du sec­teur a t‑elle trans­for­mé cet équi­libre ? Quelles sont les « règles de mar­ché » qui rem­pla­ce­raient la « doc­trine » mise en œuvre par le monopole ?

La SAE dans une économie de marché

Le prin­cipe de la libé­ra­li­sa­tion est de consi­dé­rer que les indices four­nis par les mar­chés donnent des signaux éco­no­miques per­for­mants pour les inves­tis­seurs. Cette logique, qui a mon­tré son effi­cience dans bien d’autres sec­teurs, peut-elle s’ap­pli­quer effi­ca­ce­ment pour l’élec­tri­ci­té ? Cer­tains acteurs affirment que oui. Consi­dé­rant que les mar­chés, notam­ment bour­siers, ont tout à fait la capa­ci­té d’é­mettre des signaux de prix pou­vant inci­ter les pro­duc­teurs à inves­tir dans de nou­velles cen­trales électriques.

En théo­rie, la mise en place d’un mar­ché spot per­met­tant d’é­chan­ger l’éner­gie au prix de la cen­trale dis­po­nible la moins chère cor­res­pond pra­ti­que­ment à une notion de tari­fi­ca­tion au coût mar­gi­nal, si on consi­dère qu’une concur­rence par­faite va pous­ser les pro­duc­teurs à faire des offres qua­si­ment au niveau de coût de fonc­tion­ne­ment de leurs cen­trales dis­po­nibles. La condi­tion que les défen­seurs du mar­ché émettent pour que celui-ci rem­place effi­ca­ce­ment la doc­trine du mono­pole est que les prix reflé­tant les équi­libres ins­tan­ta­nés entre l’offre et la demande ne soient pas « capés », c’est-à-dire limi­tés, de manière à atteindre lors des extrêmes pointes des niveaux cohé­rents avec le coût de la défaillance (9 k€/MWh). La logique « vir­tuelle » déve­lop­pée à l’é­poque du mono­pole trou­ve­rait donc un équi­valent dans un monde concur­ren­tiel res­pec­tant des règles de marché.

Mal­heu­reu­se­ment, la mise en œuvre pra­tique de cette théo­rie sou­lève de très nom­breuses difficultés.

Tout d’abord en termes chronologiques

Le cal­cul de ren­ta­bi­li­té effec­tué autre­fois par l’o­pé­ra­teur his­to­rique était basé sur des modé­li­sa­tions à plus ou moins longue échéance lui per­met­tant d’in­ves­tir pour mettre en œuvre des cen­trales dans les délais pour évi­ter les déles­tages. Dans le cas du marché :

  • attendre que les indices atteignent des niveaux exor­bi­tants avant d’in­ves­tir dans des moyens de pointe rend l’in­ves­tis­se­ment beau­coup trop tar­dif pour répondre effi­ca­ce­ment au besoin, les délais entre les déci­sions d’in­ves­tis­se­ment et les mises en ser­vice étant au mini­mum de deux ou trois ans,
  • ten­ter d’an­ti­ci­per long­temps à l’a­vance, au moins plu­sieurs années donc, des niveaux de prix impor­tants sur la base de ten­sions pro­bables entre l’offre et la demande devient très périlleux pour les opé­ra­teurs en concur­rence. En effet, ils ne peuvent maî­tri­ser les déci­sions d’in­ves­tis­se­ment de leurs concur­rents, qui condi­tionnent entiè­re­ment les reve­nus pro­ve­nant du fonc­tion­ne­ment à la pointe.

Ensuite, d’un point de vue financier

la ren­ta­bi­li­té d’un inves­tis­se­ment qui trouve une forte rému­né­ra­tion dans des cas de très faible pro­ba­bi­li­té d’oc­cur­rence peut « mathé­ma­ti­que­ment » être très inté­res­sante, mais tel­le­ment aléa­toire qu’elle ne trouve pas de finan­ce­ment. Alors que, étant qua­si­ment garan­ti, l’in­ves­tis­se­ment qui rap­porte « peu », mais « sou­vent » trou­ve­ra plus faci­le­ment des finan­ce­ments pri­vés pour son développement.

Enfin, en matière de stabilité du marché

L’é­ven­tua­li­té de voir se déve­lop­per sur les mar­chés d’é­change d’éner­gie élec­trique des ten­sions impli­quant régu­liè­re­ment des niveaux de prix jus­qu’à trois cent fois supé­rieurs à la moyenne repré­sente un réel dan­ger pour la sta­bi­li­té même du mar­ché et de ses acteurs.

Par ailleurs, on peut éga­le­ment s’in­ter­ro­ger sur la per­ti­nence du mar­ché pour garan­tir le niveau de SAE dési­ré. En effet, le choix d’un niveau de SAE qui pro­fite à tous engendre un coût que la com­mu­nau­té entière doit finan­cer. Il s’a­git donc d’un choix émi­nem­ment poli­tique qui devrait res­ter dans les mains des pou­voirs publics. Or, consi­dé­rer aujourd’­hui que les mar­chés peuvent don­ner les signaux néces­saires aux inves­tis­se­ments per­met­tant de garan­tir la SAE dépos­sède inévi­ta­ble­ment les pou­voirs publics de leur mis­sion. Nul ne peut garan­tir alors que le niveau de SAE résul­tant puisse cor­res­pondre à la volon­té de la com­mu­nau­té, alors même qu’elle conti­nue­ra à la finan­cer puisque les sur­coûts cor­res­pon­dants devront bien être réper­cu­tés sur les prix aux consom­ma­teurs finals. On se trouve alors dans une situa­tion où des opé­ra­teurs dans leur ensemble, dont la plu­part sont pri­vés, pour­raient déci­der du niveau de SAE en éner­gie élec­trique de la France et faire payer les coûts asso­ciés à la com­mu­nau­té sans que celle-ci, ou ses pou­voirs publics, n’ait vali­dé ce choix.

Il est bien évident que cette situa­tion n’est pas accep­table, d’au­tant plus que les opé­ra­teurs en ques­tion et les règles de mar­ché agissent de manière équi­va­lente dans tous les pays euro­péens alors même que les niveaux de SAE des États membres sont très dif­fé­rents actuel­le­ment et que rien dans le texte des direc­tives euro­péennes, ni dans leur logique, n’exige que celles-ci soient iden­tiques. Il est donc impé­ra­tif d’a­voir des « règles euro­péennes » en matières de SAE qui puissent assu­rer les finan­ce­ments des sur­coûts asso­ciés dis­tinc­ti­ve­ment en fonc­tion des pays. Dans la mesure où tous les réseaux sont inter­con­nec­tés, cela revient à véri­fier que les échanges trans­fron­ta­liers par­ti­cipent à l’é­qui­libre de cha­cun des sys­tèmes en matière de finan­ce­ment des dif­fé­rents niveaux de SAE natio­naux. Or ce n’est pas le cas aujourd’­hui, et c’est mal­heu­reu­se­ment un prin­cipe qui va à l’en­contre de la volon­té « euro­péenne » de créer un mar­ché unique sans contraintes aux fron­tières. Il fau­dra inévi­ta­ble­ment que la Com­mis­sion arbitre un jour entre ces deux contraintes incon­ci­liables que sont l’u­ni­ci­té du mar­ché euro­péen de la pro­duc­tion et la plu­ra­li­té des niveaux de SAE natio­naux et dont les sur­coûts asso­ciés à l’ex­cé­dent étaient de toute façon finan­cés par les tarifs his­to­riques que 70 % des clients encore cap­tifs n’a­vaient pas la pos­si­bi­li­té de quitter.

Incidence sur le fonctionnement actuel du marché français

La libé­ra­li­sa­tion débu­tée en France en 1999 a vu naître des mar­chés de gros par­ti­cu­liè­re­ment concur­ren­tiels entre les pro­duc­teurs. Du coup les indus­triels se sont trou­vés très satis­faits de pou­voir dimi­nuer sen­si­ble­ment leur fac­ture éner­gé­tique en bas­cu­lant dans le monde concur­ren­tiel. En effet, cette ouver­ture s’est pro­duite dans un contexte de parc de pro­duc­tion lar­ge­ment excé­den­taire, les pro­duc­teurs, se sou­ciant alors plus de leur part de mar­ché que du finan­ce­ment de la SAE, ont joué le jeu d’une concur­rence par­faite, ce qui a entraî­né des prix par­ti­cu­liè­re­ment bas.

Cette situa­tion ne pou­vait évi­dem­ment pas durer très long­temps. Plu­sieurs phé­no­mènes ont accé­lé­ré le pro­ces­sus de « ratio­na­li­sa­tion » des mar­chés. D’a­bord la réduc­tion de la sur­ca­pa­ci­té, qui se mesure par les marges dis­po­nibles tou­jours plus faibles lors des pointes d’hi­ver. Ensuite, il y a l’ou­ver­ture plus large des mar­chés de la four­ni­ture, ce qui agran­dit le cercle de ceux qui ne par­ti­ci­pe­raient pas, au tra­vers du tarif régu­lé, au finan­ce­ment de la SAE. Ce qui pro­voque inévi­ta­ble­ment un risque de sous-finan­ce­ment des capa­ci­tés exis­tantes déve­lop­pées pour assu­rer la SAE. Enfin, il y a des besoins de reca­pi­ta­li­sa­tion des majors de la pro­duc­tion élec­trique euro­péenne, qui, après des cam­pagnes de crois­sance externe par­fois hasar­deuses, doivent retrou­ver rapi­de­ment la confiance finan­cière de leurs actionnaires.

Ain­si les mar­chés de gros ont-ils rat­tra­pé très bru­ta­le­ment, en 2003, un niveau répu­té per­mettre de finan­cer de nou­velles capa­ci­tés de pro­duc­tion, néces­saires à la SAE à l’ho­ri­zon 2008. Et pour­tant les équi­libres entre offres et demandes d’il y a quelques mois sont qua­si­ment inchan­gés, ce qui pro­voque légi­ti­me­ment la colère des indus­triels, qui crient à la mani­pu­la­tion des mar­chés et donc à un échec de sa libé­ra­li­sa­tion. En quelque sorte, ils ont rai­son, une concur­rence pure et dure sur le MWh devrait abou­tir effec­ti­ve­ment à un prix moyen annuel proche de la moyenne des coûts variables, sans doute entre 20 et 25 €/MWh, alors que le prix actuel est proche de 30 €/MWh : il n’y donc pas concur­rence par­faite sur ces mar­chés. Y a‑t-il pour autant entente entre les pro­duc­teurs ? Pro­ba­ble­ment pas. Il n’est pas néces­saire de s’en­tendre pour com­prendre que la situa­tion pré­cé­dente n’é­tait ni accep­table finan­ciè­re­ment à terme, ni même sou­hai­table pour la com­mu­nau­té en matière de SAE. Les pro­duc­teurs ont donc, en com­mun mais natu­rel­le­ment, inté­gré dans leurs offres aux mar­chés une part cor­res­pon­dant au finan­ce­ment de la SAE.

Ain­si, tous s’ac­cordent à dire que le prix de la four­ni­ture en base doit s’é­ta­blir à 35 €/MWh pour assu­rer le finan­ce­ment de nou­veaux cycles com­bi­nés à gaz, néces­saires pour assu­rer la SAE à moyen terme. Ce dis­cours est éton­nant car il semble omettre l’exis­tence des moyens de pro­duc­tion déjà exis­tants, notam­ment nucléaires, qui eux seuls assurent en fait l’a­li­men­ta­tion de la base. On devrait sans doute plu­tôt consi­dé­rer que, sur la base des prix de réfé­rence de la DIDEME fixant à 28 €/MWh le coût com­plet de revient du nucléaire, un prix de 35 €/MWh pour la base contient 7€ de par­ti­ci­pa­tion au finan­ce­ment de la SAE, ce qui repré­sente jus­te­ment, comme dans notre pré­cé­dent cal­cul, 20 % du total !

On pour­rait donc repro­cher aux pro­duc­teurs de « contrô­ler » le mar­ché à un niveau per­met­tant d’in­ves­tir pour garan­tir la SAE, sans réa­li­ser actuel­le­ment les inves­tis­se­ments cor­res­pon­dants. Mais il faut recon­naître à leur décharge, qu’au­jourd’­hui, rien ne les incite à inves­tir effec­ti­ve­ment. Et même à l’in­verse, puis­qu’une sous-capa­ci­té dans l’a­ve­nir aug­men­te­rait les prix à leur pro­fit. Forts des dou­lou­reuses expé­riences étran­gères en la matière, notam­ment cali­for­nienne, les pou­voirs publics ont pris conscience que le mar­ché ne pou­vait consti­tuer une réponse effi­cace à la pro­blé­ma­tique de la SAE.

C’est pour­quoi, le légis­la­teur fran­çais, qui a per­çu ce risque dès la rédac­tion de la pre­mière loi de trans­po­si­tion de la pre­mière direc­tive, a pré­vu un méca­nisme de finan­ce­ment des moyens de pro­duc­tion per­met­tant de garan­tir la SAE indé­pen­dam­ment des règles de marché.

La SAE dans la loi française

L’ar­ticle 6 de la loi « Élec­tri­ci­té » de février 2000 pré­voit en effet une « pro­gram­ma­tion plu­ri­an­nuelle des inves­tis­se­ments de pro­duc­tion » (PPI) arrê­tée par le ministre char­gé de l’In­dus­trie. « Pour éla­bo­rer cette pro­gram­ma­tion, le ministre char­gé de l’éner­gie s’ap­puie notam­ment sur le sché­ma de ser­vices col­lec­tifs de l’éner­gie et sur un bilan pré­vi­sion­nel plu­ri­an­nuel éta­bli au moins tous les deux ans, sous le contrôle de l’É­tat, par le ges­tion­naire du réseau public de trans­port. Ce bilan prend en compte les évo­lu­tions de la consom­ma­tion, des capa­ci­tés de trans­port, de dis­tri­bu­tion et des échanges avec les réseaux étran­gers. »

La PPI peut donc effec­ti­ve­ment per­mettre aux pou­voirs publics d’an­ti­ci­per des dif­fi­cul­tés en matière de SAE. D’ailleurs l’ar­ticle 8 sti­pule que « lorsque les capa­ci­tés de pro­duc­tion ne répondent pas aux objec­tifs de la pro­gram­ma­tion plu­ri­an­nuelle des inves­tis­se­ments, […], le ministre char­gé de l’éner­gie peut recou­rir à la pro­cé­dure d’ap­pel d’offres. » Le même article pré­cise alors que « les sur­coûts éven­tuels des ins­tal­la­tions […] font l’ob­jet d’une com­pen­sa­tion » qui rentrent dans le cadre de la Contri­bu­tion aux Ser­vices publics de l’élec­tri­ci­té (CSPE) « dans les condi­tions pré­vues au I de l’ar­ticle 5. »

On retrouve alors natu­rel­le­ment le fait qu’une volon­té poli­tique en faveur d’un niveau de SAE défi­ni béné­fi­ciant à tous les uti­li­sa­teurs fran­çais soit finan­cée par une « taxe », unique voie légi­time de finan­ce­ment des orien­ta­tions publiques.

Mais ce méca­nisme pré­sente, lui aus­si, quelques dif­fi­cul­tés de mise en œuvre, ou plus pré­ci­sé­ment, néces­si­te­rait quelques amé­na­ge­ments et clarifications :

  • quels sont les cri­tères éco­no­miques per­met­tant de déci­der de la néces­si­té d’un appel d’offres pour tel ou tel type de pro­duc­tion, et avec quels impacts asso­ciés en termes de sur­coûts pour la communauté ?
  • la CSPE est-elle la « taxe » la plus légi­time à finan­cer de nou­veaux sur­coûts en matière de SAE ?
  • ce méca­nisme peut-il assu­rer un finan­ce­ment des sur­coûts en cohé­rence avec des poli­tiques en matière de SAE dif­fé­rentes chez nos voi­sins européens ?
  • enfin, ce méca­nisme pour­ra-t-il don­ner un signal com­plé­men­taire à ceux des mar­chés et cohé­rent avec leurs règles propres, afin de garan­tir le rééqui­libre éco­no­mique glo­bal du secteur ?


Il est dif­fi­cile de se pro­non­cer sur la pre­mière inter­ro­ga­tion puisque les moda­li­tés des éven­tuels appels d’offres ne seront pro­ba­ble­ment connues qu’a­près le pre­mier d’entre eux.

Concer­nant le recou­vre­ment des sur­coûts asso­ciés par la CSPE, rap­pe­lons que l’ar­ticle 5 de la même loi sti­pule que « la com­pen­sa­tion de ces charges, au pro­fit des opé­ra­teurs qui les sup­portent, est assu­rée par des contri­bu­tions dues par les consom­ma­teurs finals d’élec­tri­ci­té ins­tal­lés sur le ter­ri­toire natio­nal. Le mon­tant des contri­bu­tions men­tion­nées ci-des­sus est cal­cu­lé au pro­ra­ta de la quan­ti­té d’élec­tri­ci­té consom­mée. »

Or, rien ne peut jus­ti­fier que tous les clients par­ti­cipent de manière équi­va­lente à ces sur­coûts quel que soit leur type d’ap­pro­vi­sion­ne­ment. En effet, les clients, notam­ment les indus­triels, qui auraient cou­vert la tota­li­té de leurs besoins sur le long terme par l’in­ter­mé­diaire d’un contrat spé­ci­fique avec un pro­duc­teur pour­raient esti­mer ne pas devoir par­ti­ci­per à ce finan­ce­ment au même titre qu’un par­ti­cu­lier qui ne s’en­gage pas pour le futur. C’est une condi­tion pour faire par­ti­ci­per les élec­tro-inten­sifs aux plus impor­tants pro­jets de pro­duc­tion élec­trique, ceux-là mêmes qui peuvent garan­tir la com­pé­ti­ti­vi­té de notre appro­vi­sion­ne­ment élec­trique, et donc de notre éco­no­mie natio­nale, sur le long terme.

D’autre part, il est évident qu’un tel méca­nisme, qui ne concer­ne­rait que les clients finals, per­met­trait aux opé­ra­teurs qui uti­li­se­raient les pos­si­bi­li­tés du parc de pro­duc­tion fran­çais à des fins d’ex­por­ta­tion, de ne pas par­ti­ci­per aux coûts de la SAE, alors même que, comme le pré­voit la loi (cf. extrait de l’ar­ticle 6 de la loi de février 2000 ci-des­sus), ces « échanges avec l’é­tran­ger » doivent être pris en compte dans les besoins de pro­duc­tion. Il appa­raît évident qu’un tel méca­nisme ne peut en aucun cas gérer les flux finan­ciers entre les pays voi­sins qui s’é­changent de l’éner­gie, néces­saires pour reflé­ter les écarts de poli­tique en matière de SAE et des sur­coûts associés.

Enfin, dans un contexte d’ou­ver­ture des mar­chés de la four­ni­ture élec­trique, finan­cer les coûts de la SAE par le biais de la CSPE, rend com­plè­te­ment indif­fé­ren­cié l’im­pact sur les four­nis­seurs qui sont eux-mêmes pro­duc­teurs et ceux qui ne sont que com­mer­cia­li­sa­teurs. Dans ce cadre, pour­quoi un pro­duc­teur irait-il déci­der un inves­tis­se­ment dans un moyen de pro­duc­tion, dont il ne peut pas garan­tir à 100 % la ren­ta­bi­li­té, en ris­quant même d’en faire pro­fi­ter son concur­rent sur l’ac­ti­vi­té de com­mer­cia­li­sa­tion ? C’est la rai­son pour laquelle, avec les règles actuelles, très peu de moyens de pro­duc­tion sont en cours de pla­ni­fi­ca­tion, sauf ceux qui revêtent des carac­tère stra­té­giques pour d’autres rai­sons (EPR, éner­gies renouvelables…).

On se trouve alors dans une situa­tion où les pro­duc­teurs seraient inci­tés à n’in­ves­tir dans des moyens de pro­duc­tion qu’en réponse à un appel d’offres des pou­voirs publics, pour être cer­tains d’en trou­ver une ren­ta­bi­li­té d’une part, mais aus­si pour ne pas en faire pro­fi­ter indi­rec­te­ment ses concur­rents d’autre part. Cette situa­tion n’est cer­tai­ne­ment pas la plus réjouis­sante pour les pro­duc­teurs et le mar­ché en géné­ral. D’au­tant plus que les pou­voirs publics ne semblent mal­heu­reu­se­ment pas pres­sés d’or­ga­ni­ser les appels d’offres per­met­tant de garan­tir un bon niveau de SAE à moyen terme.

Pour­tant le temps com­mence à pres­ser. En effet, on peut d’ores et déjà s’in­quié­ter du fait :

  • que le ges­tion­naire du réseau de trans­port ait effec­ti­ve­ment esti­mé néces­saire la mise en œuvre de moyens de pointe sup­plé­men­taires à hori­zon 2008,
  • et qu’au­cun appel d’offres cor­res­pon­dant n’ait été lan­cé alors que les délais de réa­li­sa­tion pour une mise en ser­vice en 2008 peuvent d’ores et déjà être consi­dé­rés comme serrés.

L’avenir de la libéralisation


Les experts com­mencent alors à se deman­der si une situa­tion de pénu­rie ne serait pas à craindre dans les années à venir en France. Les per­son­na­li­tés qui, sou­vent pour des rai­sons poli­tiques, s’op­posent à l’ou­ver­ture des mar­chés mettent régu­liè­re­ment en avant cette inquié­tude pour remettre en cause le pro­ces­sus. Leurs actions se foca­lisent aujourd’­hui sur la ques­tion de l’ou­ver­ture à la concur­rence des mar­chés de la four­ni­ture élec­trique. Alors, faut-il oui ou non envi­sa­ger une ouver­ture totale à la concur­rence en 2007 ?

En fait, les mar­chés de la pro­duc­tion, qui assurent la SAE, et celui de la four­ni­ture sont tout à fait dis­tincts ! Bien sûr, le mar­ché de la four­ni­ture doit par­ti­ci­per au finan­ce­ment de la SAE, mais la véri­table dif­fi­cul­té réside bien dans les règles d’ou­ver­ture du mar­ché de la pro­duc­tion élec­trique, qui, elle, est totale depuis 1999 en France. Inter­rompre le pro­ces­sus de libé­ra­li­sa­tion de l’ac­ti­vi­té de four­ni­ture ne résou­drait abso­lu­ment pas le pro­blème, cela ris­que­rait même de faire por­ter le finan­ce­ment de la SAE de manière dis­cri­mi­na­toire entre les clients cap­tifs et les éli­gibles. Enfin, ce serait dom­ma­geable pour la com­mu­nau­té, car l’ou­ver­ture à la concur­rence du mar­ché de la four­ni­ture est en fait entiè­re­ment béné­fique pour les clients puisque source d’é­co­no­mies et de ser­vices, et sans lien phy­sique avec les acti­vi­tés de pro­duc­tion, trans­port et dis­tri­bu­tion qui condi­tionnent l’ef­fi­ca­ci­té tech­nique du sys­tème vu du client.

Com­ment mettre en concur­rence les pro­duc­teurs sur le kWh, tout en assu­rant le finan­ce­ment de la SAE ?

De nom­breuses réflexions sont en cours sur ce sujet.

Un pro­jet de direc­tive euro­péenne sur la SAE a d’ailleurs été dépo­sé en ce sens en décembre 2003. Celle-ci consti­tue­ra alors le socle des prin­cipes à rete­nir pour résoudre ces ques­tions. Il peut paraître éton­nant qu’un élé­ment aus­si impor­tant de l’é­co­no­mie du sec­teur soit trai­té en der­nière posi­tion des direc­tives euro­péennes en matière de libé­ra­li­sa­tion, mais il n’est pas du tout trop tard pour réa­li­ser ce qui sera alors la clef de voûte du système.

L’en­jeu est donc de créer un méca­nisme de finan­ce­ment de la SAE, pro­ba­ble­ment avec une contri­bu­tion par­ti­cu­lière payée par les opé­ra­teurs, avec les objec­tifs suivants :

  • tra­duire un niveau de SAE cor­res­pon­dant à un choix poli­tique clair en matière de conti­nui­té d’alimentation,
  • assu­rer la cohé­rence des dif­fé­rentes poli­tiques en matière de SAE des pays membres interconnectés,
  • tenir compte de la par­ti­ci­pa­tion dif­fé­ren­ciée à la SAE des com­mer­cia­li­sa­teurs purs et des com­mer­cia­li­sa­teurs pro­duc­teurs, de manière à inci­ter ces der­niers à inves­tir dans des moyens de pro­duc­tion indé­pen­dam­ment des appels d’offres qui res­te­ront pro­ba­ble­ment néces­saires, au moins pour les moyens d’ex­trêmes pointes,
  • inci­ter les pro­duc­teurs à pro­po­ser toutes leurs capa­ci­tés dis­po­nibles sur les mar­chés dans des condi­tions de prix reflé­tant une réelle concurrence,
  • inci­ter indi­rec­te­ment les clients indus­triels élec­tro-inten­sifs à s’en­ga­ger auprès des pro­duc­teurs dans les lourds pro­grammes de pro­duc­tion élec­trique néces­saire à la com­pé­ti­ti­vi­té de notre économie.


Par ailleurs, il fau­dra éga­le­ment réap­prendre à consi­dé­rer les déles­tages comme un moyen utile d’as­su­rer l’op­ti­mum éco­no­mique du sec­teur pour la com­mu­nau­té, et non plus comme un échec des acteurs du secteur.

Direct Éner­gie, qui est donc par­ti­cu­liè­re­ment concer­né par ce dis­po­si­tif, par­ti­cipe acti­ve­ment à la construc­tion d’une pro­po­si­tion de méca­nisme conforme à ce cahier des charges, afin de par­ti­ci­per aux débats par­le­men­taires au niveau euro­péen et natio­nal qui auront lieu sur ce sujet.

La place d’un commercialisateur pur

Tout d’a­bord, il faut sou­li­gner qu’il existe en fait deux types de commercialisateur :

• les fournisseurs alimentant les gros clients

Ils achètent en gros pour revendre en gros, sont assi­mi­lables en fait à des « négo­ciants », tant la valeur ajou­tée liée à la com­mer­cia­li­sa­tion qu’ils apportent à la chaîne de valeur est faible au regard du rôle qu’ils jouent dans la flui­di­fi­ca­tion des échanges entre pro­duc­teurs et gros consom­ma­teurs. C’est un métier de tra­ding dont les opé­ra­teurs sont tous, à quelques très rares excep­tions près, des filiales de pro­duc­teurs, voire d’or­ga­nismes finan­ciers. En effet, la rému­né­ra­tion est bien plus sou­vent liée à la notion de risques que de services.

• les fournisseurs alimentant les petits clients

Ils achètent en gros pour revendre au détail, on peut les consi­dé­rer comme des « détaillants ». Dans le sec­teur élec­trique, ils apportent deux types de valeurs : celle qui est liée à la ges­tion com­mer­ciale d’une clien­tèle de masse, et celle qui cor­res­pond au métier d’a­gré­ga­teur, qui est par­ti­cu­liè­re­ment com­plexe sur ce seg­ment de clien­tèle compte tenu de la non-sto­cka­bi­li­té du pro­duit. Sa rému­né­ra­tion est donc liée aux ser­vices qu’il rend et non pas aux risques qu’il prend.

La place d’un com­mer­cia­li­sa­teur pur, sans moyens de pro­duc­tion, agis­sant sur le seg­ment des gros clients paraît aujourd’­hui très étroite, compte tenu de son inca­pa­ci­té à cou­vrir, finan­ciè­re­ment ou phy­si­que­ment, les risques qu’il se doit de prendre pour être com­pé­ti­tif sur ce mar­ché. En revanche celle d’un détaillant indé­pen­dant, qui se couvre effi­ca­ce­ment des risques (prix et volumes), est d’au­tant plus légi­time que de très nom­breux pro­duc­teurs hésitent à inves­tir ce seg­ment, tel­le­ment la valeur ajou­tée est com­plexe à mettre en œuvre. Le prix de vente au détail est en effet suf­fi­sam­ment éle­vé pour trou­ver une rému­né­ra­tion et res­ter com­pé­ti­tif sur ce seg­ment, à condi­tion de com­pen­ser les sur­coûts liés à sa stra­té­gie de ges­tion des risques, par une ges­tion très stricte de ses charges. Mais il n’en demeure pas moins vrai qu’une inté­gra­tion ver­ti­cale par ados­se­ment à un par­te­naire pro­duc­teur per­met d’ad­di­tion­ner ces marges et consti­tue donc une option stra­té­gique naturelle.

Mais la condi­tion à la réus­site d’un « pur détaillant » est que son appro­vi­sion­ne­ment puisse se faire dans le cadre d’un mar­ché « sta­bi­li­sé ». Ain­si, la per­for­mance d’un détaillant indé­pen­dant est-elle liée à la capa­ci­té des pou­voirs publics à mettre en œuvre une trans­po­si­tion de la pro­chaine direc­tive qui garan­tisse effi­ca­ce­ment le finan­ce­ment de la SAE. Mais bien au-delà du sort des four­nis­seurs indé­pen­dants, c’est en fait tout le pro­ces­sus d’ou­ver­ture des mar­chés qui est condi­tion­né par cet élé­ment. La réus­site de la libé­ra­li­sa­tion du sec­teur pas­se­ra par la démons­tra­tion des béné­fices de la concur­rence d’une part, et le main­tien de la Sécu­ri­té d’ap­pro­vi­sion­ne­ment élec­trique en tant que bien public d’autre part. Et gageons que, res­pec­tant la tra­di­tion en la matière, la France mon­tre­ra l’exemple dans la mise en œuvre d’un méca­nisme per­met­tant de conci­lier moder­ni­té et ser­vice public.

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