Pourquoi et comment financer la sécurité d’approvisionnement électrique ?

Dossier : ÉnergiesMagazine N°601 Janvier 2005
Par Fabien CHONÉ (91)

Les témoignages actuels des acteurs du marché de l’élec­tric­ité, en pleine péri­ode de libéral­i­sa­tion, ne sont pas réelle­ment enthousiastes :

  • les indus­triels protes­tent con­tre la hausse sen­si­ble et rapi­de des prix de l’élec­tric­ité sur les marchés de gros et accusent désor­mais les pro­duc­teurs d’en­tente et de manip­u­la­tion du marché ;
  • les pro­duc­teurs con­sid­èrent que les niveaux actuels des marchés de gros ne suff­isent tou­jours pas pour rentabilis­er les investisse­ments dans de nou­velles cen­trales de pro­duc­tion, pour­tant garants de la Sécu­rité d’ap­pro­vi­sion­nement élec­trique (SAE) à moyen terme ;
  • les experts du secteur craig­nent que le manque d’in­vestisse­ment dans de nou­velles cen­trales de pro­duc­tion ne provoque, à moyen terme, une pénurie à grande échelle, de type “crise californienne” ;
  • enfin, les opposants à la libéral­i­sa­tion du secteur attribuent à l’ou­ver­ture du marché de la four­ni­ture élec­trique l’o­rig­ine de tous ces maux.


Ces points de vue sont-ils antin­o­miques ou au con­traire tout à fait cohérents entre eux ? Quelle est la péren­nité de notre SAE dans le con­texte régle­men­taire d’au­jour­d’hui ? Les équili­bres économiques actuels du secteur élec­trique per­me­t­tent-ils de garan­tir une ali­men­ta­tion à la fois sûre et com­péti­tive pour nos indus­triels et rentable pour les pro­duc­teurs ? Enfin, com­ment la libéral­i­sa­tion du secteur remet-elle en ques­tion les équili­bres savam­ment mis en place par le mono­pole ? Enfin, dans un tel con­texte, quelle peut être la place d’un com­mer­cial­isa­teur pur, c’est-à-dire d’un four­nisseur qui n’est pas adossé à un parc de production ?

Pour répon­dre à ces ques­tions, il est utile de se replac­er dans le passé pour réalis­er en quoi la SAE con­stitue un élé­ment aus­si fon­da­men­tal de l’é­conomie du secteur électrique.

Le financement de la SAE au temps du monopole

Pour être en mesure d’as­sur­er l’al­i­men­ta­tion d’une pointe excep­tion­nelle de con­som­ma­tion (péri­odes de grand froid) l’opéra­teur his­torique con­stru­i­sait des cen­trales dont l’u­til­i­sa­tion était extrême­ment rare. D’un point de vue stricte­ment économique, ces cen­trales ne peu­vent pas être renta­bles compte tenu de la dif­fi­culté à cou­vrir des investisse­ments impor­tants par des vol­umes pro­duits extrême­ment faibles.

Pour autant, il ne parais­sait pas con­cev­able d’en­vis­ager qu’une vague de froid puisse provo­quer des délestages de con­som­ma­tion impor­tants, tels que la France en a con­nus après la guerre et jusqu’au milieu des années cinquante. C’est pourquoi les pou­voirs publics et EDF ont mis en œuvre une poli­tique volon­tariste en matière de SAE, per­me­t­tant de “vis­er” un niveau de sécu­rité souhaité, puis d’en répar­tir les sur­coûts sur l’ensem­ble de la consommation.

La logique retenue n’é­tait plus de rechercher la rentabil­ité d’un moyen de pro­duc­tion de pointe au tra­vers des recettes cor­re­spon­dantes, c’est-à-dire des vol­umes pro­duits mul­ti­pliés par le prix de vente, mais de con­sid­ér­er le coût d’un éventuel délestage pour la com­mu­nauté. Ce mon­tant a été fixé à 60 F/kWh non livré, soit env­i­ron 9 k€/MWh, prix évidem­ment très éloigné d’un prix de vente de l’élec­tric­ité dans un marché régulé.

Ain­si, la “rentabil­ité appar­ente” du moyen de pointe per­me­t­tant d’éviter des délestages se cal­cu­lait avec des out­ils prob­a­bilistes arbi­trant entre investisse­ments d’une part et coûts induits pour la com­mu­nauté par les délestages d’autre part. L’équili­bre économique fai­sait appa­raître une espérance de durée de délestage résidu­elle d’en­v­i­ron qua­tre heures par an.

Mais il en résul­tait égale­ment des sur­coûts impor­tants, liés aux investisse­ments asso­ciés, qui ne pou­vaient trou­ver une quel­conque rentabil­ité au tra­vers de la vente de l’én­ergie cor­re­spon­dante. C’est pourquoi, il était con­venu que les prix de vente de l’élec­tric­ité devaient cou­vrir non seule­ment les coûts de pro­duc­tion de l’én­ergie con­som­mée, mais égale­ment les sur­coûts liés au moyen de pro­duc­tion mis en disponi­bil­ité pour garan­tir la SAE.

L’é­val­u­a­tion de ce sur­coût peut se faire en con­sid­érant la défail­lance, c’est-à-dire le fait de délester de la clien­tèle au-delà d’un cer­tain niveau, comme un moyen de pro­duc­tion virtuelle dont les coûts fix­es d’in­stal­la­tion sont nuls mais dont les coûts vari­ables d’ex­ploita­tion valent 9 k€/MWh. En par­tant alors du principe qu’une pure tar­i­fi­ca­tion au coût mar­gin­al per­met de cou­vrir tous les coûts, fix­es comme vari­ables, il appa­raît que la part des revenus “virtuels” cor­re­spon­dant à l’u­til­i­sa­tion de la défail­lance représente env­i­ron 3 mil­liards d’eu­ros. En effet, l’én­ergie con­som­mée pen­dant les extrêmes pointes, lorsque l’on se trou­ve en moyen de pro­duc­tion mar­gin­al “défail­lance”, soit env­i­ron qua­tre heures mul­ti­pliées par 80 000 MW, représente 320 000 MWh. Val­orisée au coût mar­gin­al de 9 k€/MWh, on réalise que ce mon­tant représente 20 % du bud­get total de la pro­duc­tion élec­trique, si on l’é­val­ue à 15 mil­liards d’euros.

Dans la mesure où les extrêmes pointes sont en fait écrêtées par des méth­odes d’ex­ploita­tion bien moins coû­teuses, de type tarif à efface­ment (EJP, Tem­po… dont le prix max­i­mum est inférieur à 500 €/MWh) voire par du délestage tour­nant, le sur­coût lié à la SAE pour la com­mu­nauté représente qua­si­ment la total­ité de cette somme. Le finance­ment de la SAE est donc une com­posante impor­tante dans l’équili­bre économique de la pro­duc­tion électrique.

Com­ment la libéral­i­sa­tion du secteur a t‑elle trans­for­mé cet équili­bre ? Quelles sont les “règles de marché” qui rem­plac­eraient la “doc­trine” mise en œuvre par le monopole ?

La SAE dans une économie de marché

Le principe de la libéral­i­sa­tion est de con­sid­ér­er que les indices four­nis par les marchés don­nent des sig­naux économiques per­for­mants pour les investis­seurs. Cette logique, qui a mon­tré son effi­cience dans bien d’autres secteurs, peut-elle s’ap­pli­quer effi­cace­ment pour l’élec­tric­ité ? Cer­tains acteurs affir­ment que oui. Con­sid­érant que les marchés, notam­ment bour­siers, ont tout à fait la capac­ité d’émet­tre des sig­naux de prix pou­vant inciter les pro­duc­teurs à inve­stir dans de nou­velles cen­trales électriques.

En théorie, la mise en place d’un marché spot per­me­t­tant d’échang­er l’én­ergie au prix de la cen­trale disponible la moins chère cor­re­spond pra­tique­ment à une notion de tar­i­fi­ca­tion au coût mar­gin­al, si on con­sid­ère qu’une con­cur­rence par­faite va pouss­er les pro­duc­teurs à faire des offres qua­si­ment au niveau de coût de fonc­tion­nement de leurs cen­trales disponibles. La con­di­tion que les défenseurs du marché émet­tent pour que celui-ci rem­place effi­cace­ment la doc­trine du mono­pole est que les prix reflé­tant les équili­bres instan­ta­nés entre l’of­fre et la demande ne soient pas “capés”, c’est-à-dire lim­ités, de manière à attein­dre lors des extrêmes pointes des niveaux cohérents avec le coût de la défail­lance (9 k€/MWh). La logique “virtuelle” dévelop­pée à l’époque du mono­pole trou­verait donc un équiv­a­lent dans un monde con­cur­ren­tiel respec­tant des règles de marché.

Mal­heureuse­ment, la mise en œuvre pra­tique de cette théorie soulève de très nom­breuses difficultés.

Tout d’abord en termes chronologiques

Le cal­cul de rentabil­ité effec­tué autre­fois par l’opéra­teur his­torique était basé sur des mod­éli­sa­tions à plus ou moins longue échéance lui per­me­t­tant d’in­ve­stir pour met­tre en œuvre des cen­trales dans les délais pour éviter les délestages. Dans le cas du marché :

  • atten­dre que les indices atteignent des niveaux exor­bi­tants avant d’in­ve­stir dans des moyens de pointe rend l’in­vestisse­ment beau­coup trop tardif pour répon­dre effi­cace­ment au besoin, les délais entre les déci­sions d’in­vestisse­ment et les mis­es en ser­vice étant au min­i­mum de deux ou trois ans,
  • ten­ter d’an­ticiper longtemps à l’a­vance, au moins plusieurs années donc, des niveaux de prix impor­tants sur la base de ten­sions prob­a­bles entre l’of­fre et la demande devient très périlleux pour les opéra­teurs en con­cur­rence. En effet, ils ne peu­vent maîtris­er les déci­sions d’in­vestisse­ment de leurs con­cur­rents, qui con­di­tion­nent entière­ment les revenus provenant du fonc­tion­nement à la pointe.

Ensuite, d’un point de vue financier

la rentabil­ité d’un investisse­ment qui trou­ve une forte rémunéra­tion dans des cas de très faible prob­a­bil­ité d’oc­cur­rence peut “math­é­ma­tique­ment” être très intéres­sante, mais telle­ment aléa­toire qu’elle ne trou­ve pas de finance­ment. Alors que, étant qua­si­ment garan­ti, l’in­vestisse­ment qui rap­porte “peu”, mais “sou­vent” trou­vera plus facile­ment des finance­ments privés pour son développement.

Enfin, en matière de stabilité du marché

L’éven­tu­al­ité de voir se dévelop­per sur les marchés d’échange d’én­ergie élec­trique des ten­sions impli­quant régulière­ment des niveaux de prix jusqu’à trois cent fois supérieurs à la moyenne représente un réel dan­ger pour la sta­bil­ité même du marché et de ses acteurs.

Par ailleurs, on peut égale­ment s’in­ter­roger sur la per­ti­nence du marché pour garan­tir le niveau de SAE désiré. En effet, le choix d’un niveau de SAE qui prof­ite à tous engen­dre un coût que la com­mu­nauté entière doit financer. Il s’ag­it donc d’un choix éminem­ment poli­tique qui devrait rester dans les mains des pou­voirs publics. Or, con­sid­ér­er aujour­d’hui que les marchés peu­vent don­ner les sig­naux néces­saires aux investisse­ments per­me­t­tant de garan­tir la SAE dépos­sède inévitable­ment les pou­voirs publics de leur mis­sion. Nul ne peut garan­tir alors que le niveau de SAE résul­tant puisse cor­re­spon­dre à la volon­té de la com­mu­nauté, alors même qu’elle con­tin­uera à la financer puisque les sur­coûts cor­re­spon­dants devront bien être réper­cutés sur les prix aux con­som­ma­teurs finals. On se trou­ve alors dans une sit­u­a­tion où des opéra­teurs dans leur ensem­ble, dont la plu­part sont privés, pour­raient décider du niveau de SAE en énergie élec­trique de la France et faire pay­er les coûts asso­ciés à la com­mu­nauté sans que celle-ci, ou ses pou­voirs publics, n’ait validé ce choix.

Il est bien évi­dent que cette sit­u­a­tion n’est pas accept­able, d’au­tant plus que les opéra­teurs en ques­tion et les règles de marché agis­sent de manière équiv­a­lente dans tous les pays européens alors même que les niveaux de SAE des États mem­bres sont très dif­férents actuelle­ment et que rien dans le texte des direc­tives européennes, ni dans leur logique, n’ex­ige que celles-ci soient iden­tiques. Il est donc impératif d’avoir des “règles européennes” en matières de SAE qui puis­sent assur­er les finance­ments des sur­coûts asso­ciés dis­tinc­tive­ment en fonc­tion des pays. Dans la mesure où tous les réseaux sont inter­con­nec­tés, cela revient à véri­fi­er que les échanges trans­frontal­iers par­ticipent à l’équili­bre de cha­cun des sys­tèmes en matière de finance­ment des dif­férents niveaux de SAE nationaux. Or ce n’est pas le cas aujour­d’hui, et c’est mal­heureuse­ment un principe qui va à l’en­con­tre de la volon­té “européenne” de créer un marché unique sans con­traintes aux fron­tières. Il fau­dra inévitable­ment que la Com­mis­sion arbi­tre un jour entre ces deux con­traintes inc­on­cil­i­ables que sont l’u­nic­ité du marché européen de la pro­duc­tion et la plu­ral­ité des niveaux de SAE nationaux et dont les sur­coûts asso­ciés à l’ex­cé­dent étaient de toute façon financés par les tar­ifs his­toriques que 70 % des clients encore cap­tifs n’avaient pas la pos­si­bil­ité de quitter.

Incidence sur le fonctionnement actuel du marché français

La libéral­i­sa­tion débutée en France en 1999 a vu naître des marchés de gros par­ti­c­ulière­ment con­cur­ren­tiels entre les pro­duc­teurs. Du coup les indus­triels se sont trou­vés très sat­is­faits de pou­voir dimin­uer sen­si­ble­ment leur fac­ture énergé­tique en bas­cu­lant dans le monde con­cur­ren­tiel. En effet, cette ouver­ture s’est pro­duite dans un con­texte de parc de pro­duc­tion large­ment excé­den­taire, les pro­duc­teurs, se sou­ciant alors plus de leur part de marché que du finance­ment de la SAE, ont joué le jeu d’une con­cur­rence par­faite, ce qui a entraîné des prix par­ti­c­ulière­ment bas.

Cette sit­u­a­tion ne pou­vait évidem­ment pas dur­er très longtemps. Plusieurs phénomènes ont accéléré le proces­sus de “ratio­nal­i­sa­tion” des marchés. D’abord la réduc­tion de la sur­ca­pac­ité, qui se mesure par les marges disponibles tou­jours plus faibles lors des pointes d’hiv­er. Ensuite, il y a l’ou­ver­ture plus large des marchés de la four­ni­ture, ce qui agrandit le cer­cle de ceux qui ne par­ticiperaient pas, au tra­vers du tarif régulé, au finance­ment de la SAE. Ce qui provoque inévitable­ment un risque de sous-finance­ment des capac­ités exis­tantes dévelop­pées pour assur­er la SAE. Enfin, il y a des besoins de recap­i­tal­i­sa­tion des majors de la pro­duc­tion élec­trique européenne, qui, après des cam­pagnes de crois­sance externe par­fois hasardeuses, doivent retrou­ver rapi­de­ment la con­fi­ance finan­cière de leurs actionnaires.

Ain­si les marchés de gros ont-ils rat­trapé très bru­tale­ment, en 2003, un niveau réputé per­me­t­tre de financer de nou­velles capac­ités de pro­duc­tion, néces­saires à la SAE à l’hori­zon 2008. Et pour­tant les équili­bres entre offres et deman­des d’il y a quelques mois sont qua­si­ment inchangés, ce qui provoque légitime­ment la colère des indus­triels, qui cri­ent à la manip­u­la­tion des marchés et donc à un échec de sa libéral­i­sa­tion. En quelque sorte, ils ont rai­son, une con­cur­rence pure et dure sur le MWh devrait aboutir effec­tive­ment à un prix moyen annuel proche de la moyenne des coûts vari­ables, sans doute entre 20 et 25 €/MWh, alors que le prix actuel est proche de 30 €/MWh : il n’y donc pas con­cur­rence par­faite sur ces marchés. Y a‑t-il pour autant entente entre les pro­duc­teurs ? Prob­a­ble­ment pas. Il n’est pas néces­saire de s’en­ten­dre pour com­pren­dre que la sit­u­a­tion précé­dente n’é­tait ni accept­able finan­cière­ment à terme, ni même souhaitable pour la com­mu­nauté en matière de SAE. Les pro­duc­teurs ont donc, en com­mun mais naturelle­ment, inté­gré dans leurs offres aux marchés une part cor­re­spon­dant au finance­ment de la SAE.

Ain­si, tous s’ac­cor­dent à dire que le prix de la four­ni­ture en base doit s’établir à 35 €/MWh pour assur­er le finance­ment de nou­veaux cycles com­binés à gaz, néces­saires pour assur­er la SAE à moyen terme. Ce dis­cours est éton­nant car il sem­ble omet­tre l’ex­is­tence des moyens de pro­duc­tion déjà exis­tants, notam­ment nucléaires, qui eux seuls assurent en fait l’al­i­men­ta­tion de la base. On devrait sans doute plutôt con­sid­ér­er que, sur la base des prix de référence de la DIDEME fix­ant à 28 €/MWh le coût com­plet de revient du nucléaire, un prix de 35 €/MWh pour la base con­tient 7€ de par­tic­i­pa­tion au finance­ment de la SAE, ce qui représente juste­ment, comme dans notre précé­dent cal­cul, 20 % du total !

On pour­rait donc reprocher aux pro­duc­teurs de “con­trôler” le marché à un niveau per­me­t­tant d’in­ve­stir pour garan­tir la SAE, sans réalis­er actuelle­ment les investisse­ments cor­re­spon­dants. Mais il faut recon­naître à leur décharge, qu’au­jour­d’hui, rien ne les incite à inve­stir effec­tive­ment. Et même à l’in­verse, puisqu’une sous-capac­ité dans l’avenir aug­menterait les prix à leur prof­it. Forts des douloureuses expéri­ences étrangères en la matière, notam­ment cal­i­forni­enne, les pou­voirs publics ont pris con­science que le marché ne pou­vait con­stituer une réponse effi­cace à la prob­lé­ma­tique de la SAE.

C’est pourquoi, le lég­is­la­teur français, qui a perçu ce risque dès la rédac­tion de la pre­mière loi de trans­po­si­tion de la pre­mière direc­tive, a prévu un mécan­isme de finance­ment des moyens de pro­duc­tion per­me­t­tant de garan­tir la SAE indépen­dam­ment des règles de marché.

La SAE dans la loi française

L’ar­ti­cle 6 de la loi “Élec­tric­ité” de févri­er 2000 prévoit en effet une “pro­gram­ma­tion pluri­an­nuelle des investisse­ments de pro­duc­tion” (PPI) arrêtée par le min­istre chargé de l’In­dus­trie. “Pour éla­bor­er cette pro­gram­ma­tion, le min­istre chargé de l’én­ergie s’ap­puie notam­ment sur le sché­ma de ser­vices col­lec­tifs de l’én­ergie et sur un bilan prévi­sion­nel pluri­an­nuel établi au moins tous les deux ans, sous le con­trôle de l’É­tat, par le ges­tion­naire du réseau pub­lic de trans­port. Ce bilan prend en compte les évo­lu­tions de la con­som­ma­tion, des capac­ités de trans­port, de dis­tri­b­u­tion et des échanges avec les réseaux étrangers.”

La PPI peut donc effec­tive­ment per­me­t­tre aux pou­voirs publics d’an­ticiper des dif­fi­cultés en matière de SAE. D’ailleurs l’ar­ti­cle 8 stip­ule que “lorsque les capac­ités de pro­duc­tion ne répon­dent pas aux objec­tifs de la pro­gram­ma­tion pluri­an­nuelle des investisse­ments, […], le min­istre chargé de l’én­ergie peut recourir à la procé­dure d’ap­pel d’of­fres.” Le même arti­cle pré­cise alors que “les sur­coûts éventuels des instal­la­tions […] font l’ob­jet d’une com­pen­sa­tion” qui ren­trent dans le cadre de la Con­tri­bu­tion aux Ser­vices publics de l’élec­tric­ité (CSPE) “dans les con­di­tions prévues au I de l’ar­ti­cle 5.”

On retrou­ve alors naturelle­ment le fait qu’une volon­té poli­tique en faveur d’un niveau de SAE défi­ni béné­fi­ciant à tous les util­isa­teurs français soit financée par une “taxe”, unique voie légitime de finance­ment des ori­en­ta­tions publiques.

Mais ce mécan­isme présente, lui aus­si, quelques dif­fi­cultés de mise en œuvre, ou plus pré­cisé­ment, néces­sit­erait quelques amé­nage­ments et clarifications :

  • quels sont les critères économiques per­me­t­tant de décider de la néces­sité d’un appel d’of­fres pour tel ou tel type de pro­duc­tion, et avec quels impacts asso­ciés en ter­mes de sur­coûts pour la communauté ?
  • la CSPE est-elle la “taxe” la plus légitime à financer de nou­veaux sur­coûts en matière de SAE ?
  • ce mécan­isme peut-il assur­er un finance­ment des sur­coûts en cohérence avec des poli­tiques en matière de SAE dif­férentes chez nos voisins européens ?
  • enfin, ce mécan­isme pour­ra-t-il don­ner un sig­nal com­plé­men­taire à ceux des marchés et cohérent avec leurs règles pro­pres, afin de garan­tir le rééquili­bre économique glob­al du secteur ?


Il est dif­fi­cile de se pronon­cer sur la pre­mière inter­ro­ga­tion puisque les modal­ités des éventuels appels d’of­fres ne seront prob­a­ble­ment con­nues qu’après le pre­mier d’en­tre eux.

Con­cer­nant le recou­vre­ment des sur­coûts asso­ciés par la CSPE, rap­pelons que l’ar­ti­cle 5 de la même loi stip­ule que “la com­pen­sa­tion de ces charges, au prof­it des opéra­teurs qui les sup­por­t­ent, est assurée par des con­tri­bu­tions dues par les con­som­ma­teurs finals d’élec­tric­ité instal­lés sur le ter­ri­toire nation­al. Le mon­tant des con­tri­bu­tions men­tion­nées ci-dessus est cal­culé au pro­ra­ta de la quan­tité d’élec­tric­ité con­som­mée.

Or, rien ne peut jus­ti­fi­er que tous les clients par­ticipent de manière équiv­a­lente à ces sur­coûts quel que soit leur type d’ap­pro­vi­sion­nement. En effet, les clients, notam­ment les indus­triels, qui auraient cou­vert la total­ité de leurs besoins sur le long terme par l’in­ter­mé­di­aire d’un con­trat spé­ci­fique avec un pro­duc­teur pour­raient estimer ne pas devoir par­ticiper à ce finance­ment au même titre qu’un par­ti­c­uli­er qui ne s’en­gage pas pour le futur. C’est une con­di­tion pour faire par­ticiper les élec­tro-inten­sifs aux plus impor­tants pro­jets de pro­duc­tion élec­trique, ceux-là mêmes qui peu­vent garan­tir la com­péti­tiv­ité de notre appro­vi­sion­nement élec­trique, et donc de notre économie nationale, sur le long terme.

D’autre part, il est évi­dent qu’un tel mécan­isme, qui ne con­cern­erait que les clients finals, per­me­t­trait aux opéra­teurs qui utilis­eraient les pos­si­bil­ités du parc de pro­duc­tion français à des fins d’ex­por­ta­tion, de ne pas par­ticiper aux coûts de la SAE, alors même que, comme le prévoit la loi (cf. extrait de l’ar­ti­cle 6 de la loi de févri­er 2000 ci-dessus), ces “échanges avec l’é­tranger” doivent être pris en compte dans les besoins de pro­duc­tion. Il appa­raît évi­dent qu’un tel mécan­isme ne peut en aucun cas gér­er les flux financiers entre les pays voisins qui s’échangent de l’én­ergie, néces­saires pour refléter les écarts de poli­tique en matière de SAE et des sur­coûts associés.

Enfin, dans un con­texte d’ou­ver­ture des marchés de la four­ni­ture élec­trique, financer les coûts de la SAE par le biais de la CSPE, rend com­plète­ment indif­féren­cié l’im­pact sur les four­nisseurs qui sont eux-mêmes pro­duc­teurs et ceux qui ne sont que com­mer­cial­isa­teurs. Dans ce cadre, pourquoi un pro­duc­teur irait-il décider un investisse­ment dans un moyen de pro­duc­tion, dont il ne peut pas garan­tir à 100 % la rentabil­ité, en risquant même d’en faire prof­iter son con­cur­rent sur l’ac­tiv­ité de com­mer­cial­i­sa­tion ? C’est la rai­son pour laque­lle, avec les règles actuelles, très peu de moyens de pro­duc­tion sont en cours de plan­i­fi­ca­tion, sauf ceux qui revê­tent des car­ac­tère stratégiques pour d’autres raisons (EPR, éner­gies renouvelables…).

On se trou­ve alors dans une sit­u­a­tion où les pro­duc­teurs seraient incités à n’in­ve­stir dans des moyens de pro­duc­tion qu’en réponse à un appel d’of­fres des pou­voirs publics, pour être cer­tains d’en trou­ver une rentabil­ité d’une part, mais aus­si pour ne pas en faire prof­iter indi­recte­ment ses con­cur­rents d’autre part. Cette sit­u­a­tion n’est cer­taine­ment pas la plus réjouis­sante pour les pro­duc­teurs et le marché en général. D’au­tant plus que les pou­voirs publics ne sem­blent mal­heureuse­ment pas pressés d’or­gan­is­er les appels d’of­fres per­me­t­tant de garan­tir un bon niveau de SAE à moyen terme.

Pour­tant le temps com­mence à press­er. En effet, on peut d’ores et déjà s’in­quiéter du fait :

  • que le ges­tion­naire du réseau de trans­port ait effec­tive­ment estimé néces­saire la mise en œuvre de moyens de pointe sup­plé­men­taires à hori­zon 2008,
  • et qu’au­cun appel d’of­fres cor­re­spon­dant n’ait été lancé alors que les délais de réal­i­sa­tion pour une mise en ser­vice en 2008 peu­vent d’ores et déjà être con­sid­érés comme serrés.

L’avenir de la libéralisation


Les experts com­men­cent alors à se deman­der si une sit­u­a­tion de pénurie ne serait pas à crain­dre dans les années à venir en France. Les per­son­nal­ités qui, sou­vent pour des raisons poli­tiques, s’op­posent à l’ou­ver­ture des marchés met­tent régulière­ment en avant cette inquié­tude pour remet­tre en cause le proces­sus. Leurs actions se focalisent aujour­d’hui sur la ques­tion de l’ou­ver­ture à la con­cur­rence des marchés de la four­ni­ture élec­trique. Alors, faut-il oui ou non envis­ager une ouver­ture totale à la con­cur­rence en 2007 ?

En fait, les marchés de la pro­duc­tion, qui assurent la SAE, et celui de la four­ni­ture sont tout à fait dis­tincts ! Bien sûr, le marché de la four­ni­ture doit par­ticiper au finance­ment de la SAE, mais la véri­ta­ble dif­fi­culté réside bien dans les règles d’ou­ver­ture du marché de la pro­duc­tion élec­trique, qui, elle, est totale depuis 1999 en France. Inter­rompre le proces­sus de libéral­i­sa­tion de l’ac­tiv­ité de four­ni­ture ne résoudrait absol­u­ment pas le prob­lème, cela ris­querait même de faire porter le finance­ment de la SAE de manière dis­crim­i­na­toire entre les clients cap­tifs et les éli­gi­bles. Enfin, ce serait dom­mage­able pour la com­mu­nauté, car l’ou­ver­ture à la con­cur­rence du marché de la four­ni­ture est en fait entière­ment béné­fique pour les clients puisque source d’é­conomies et de ser­vices, et sans lien physique avec les activ­ités de pro­duc­tion, trans­port et dis­tri­b­u­tion qui con­di­tion­nent l’ef­fi­cac­ité tech­nique du sys­tème vu du client.

Com­ment met­tre en con­cur­rence les pro­duc­teurs sur le kWh, tout en assur­ant le finance­ment de la SAE ?

De nom­breuses réflex­ions sont en cours sur ce sujet.

Un pro­jet de direc­tive européenne sur la SAE a d’ailleurs été déposé en ce sens en décem­bre 2003. Celle-ci con­stituera alors le socle des principes à retenir pour résoudre ces ques­tions. Il peut paraître éton­nant qu’un élé­ment aus­si impor­tant de l’é­conomie du secteur soit traité en dernière posi­tion des direc­tives européennes en matière de libéral­i­sa­tion, mais il n’est pas du tout trop tard pour réalis­er ce qui sera alors la clef de voûte du système.

L’en­jeu est donc de créer un mécan­isme de finance­ment de la SAE, prob­a­ble­ment avec une con­tri­bu­tion par­ti­c­ulière payée par les opéra­teurs, avec les objec­tifs suivants :

  • traduire un niveau de SAE cor­re­spon­dant à un choix poli­tique clair en matière de con­ti­nu­ité d’alimentation,
  • assur­er la cohérence des dif­férentes poli­tiques en matière de SAE des pays mem­bres interconnectés,
  • tenir compte de la par­tic­i­pa­tion dif­féren­ciée à la SAE des com­mer­cial­isa­teurs purs et des com­mer­cial­isa­teurs pro­duc­teurs, de manière à inciter ces derniers à inve­stir dans des moyens de pro­duc­tion indépen­dam­ment des appels d’of­fres qui res­teront prob­a­ble­ment néces­saires, au moins pour les moyens d’ex­trêmes pointes,
  • inciter les pro­duc­teurs à pro­pos­er toutes leurs capac­ités disponibles sur les marchés dans des con­di­tions de prix reflé­tant une réelle concurrence,
  • inciter indi­recte­ment les clients indus­triels élec­tro-inten­sifs à s’en­gager auprès des pro­duc­teurs dans les lourds pro­grammes de pro­duc­tion élec­trique néces­saire à la com­péti­tiv­ité de notre économie.


Par ailleurs, il fau­dra égale­ment réap­pren­dre à con­sid­ér­er les délestages comme un moyen utile d’as­sur­er l’op­ti­mum économique du secteur pour la com­mu­nauté, et non plus comme un échec des acteurs du secteur.

Direct Énergie, qui est donc par­ti­c­ulière­ment con­cerné par ce dis­posi­tif, par­ticipe active­ment à la con­struc­tion d’une propo­si­tion de mécan­isme con­forme à ce cahi­er des charges, afin de par­ticiper aux débats par­lemen­taires au niveau européen et nation­al qui auront lieu sur ce sujet.

La place d’un commercialisateur pur

Tout d’abord, il faut soulign­er qu’il existe en fait deux types de commercialisateur :

• les fournisseurs alimentant les gros clients

Ils achè­tent en gros pour reven­dre en gros, sont assim­i­l­ables en fait à des “négo­ciants”, tant la valeur ajoutée liée à la com­mer­cial­i­sa­tion qu’ils appor­tent à la chaîne de valeur est faible au regard du rôle qu’ils jouent dans la flu­id­i­fi­ca­tion des échanges entre pro­duc­teurs et gros con­som­ma­teurs. C’est un méti­er de trad­ing dont les opéra­teurs sont tous, à quelques très rares excep­tions près, des fil­iales de pro­duc­teurs, voire d’or­gan­ismes financiers. En effet, la rémunéra­tion est bien plus sou­vent liée à la notion de risques que de services.

• les fournisseurs alimentant les petits clients

Ils achè­tent en gros pour reven­dre au détail, on peut les con­sid­ér­er comme des “détail­lants”. Dans le secteur élec­trique, ils appor­tent deux types de valeurs : celle qui est liée à la ges­tion com­mer­ciale d’une clien­tèle de masse, et celle qui cor­re­spond au méti­er d’a­gré­ga­teur, qui est par­ti­c­ulière­ment com­plexe sur ce seg­ment de clien­tèle compte tenu de la non-stock­a­bil­ité du pro­duit. Sa rémunéra­tion est donc liée aux ser­vices qu’il rend et non pas aux risques qu’il prend.

La place d’un com­mer­cial­isa­teur pur, sans moyens de pro­duc­tion, agis­sant sur le seg­ment des gros clients paraît aujour­d’hui très étroite, compte tenu de son inca­pac­ité à cou­vrir, finan­cière­ment ou physique­ment, les risques qu’il se doit de pren­dre pour être com­péti­tif sur ce marché. En revanche celle d’un détail­lant indépen­dant, qui se cou­vre effi­cace­ment des risques (prix et vol­umes), est d’au­tant plus légitime que de très nom­breux pro­duc­teurs hési­tent à inve­stir ce seg­ment, telle­ment la valeur ajoutée est com­plexe à met­tre en œuvre. Le prix de vente au détail est en effet suff­isam­ment élevé pour trou­ver une rémunéra­tion et rester com­péti­tif sur ce seg­ment, à con­di­tion de com­penser les sur­coûts liés à sa stratégie de ges­tion des risques, par une ges­tion très stricte de ses charges. Mais il n’en demeure pas moins vrai qu’une inté­gra­tion ver­ti­cale par adosse­ment à un parte­naire pro­duc­teur per­met d’ad­di­tion­ner ces marges et con­stitue donc une option stratégique naturelle.

Mais la con­di­tion à la réus­site d’un “pur détail­lant” est que son appro­vi­sion­nement puisse se faire dans le cadre d’un marché “sta­bil­isé”. Ain­si, la per­for­mance d’un détail­lant indépen­dant est-elle liée à la capac­ité des pou­voirs publics à met­tre en œuvre une trans­po­si­tion de la prochaine direc­tive qui garan­tisse effi­cace­ment le finance­ment de la SAE. Mais bien au-delà du sort des four­nisseurs indépen­dants, c’est en fait tout le proces­sus d’ou­ver­ture des marchés qui est con­di­tion­né par cet élé­ment. La réus­site de la libéral­i­sa­tion du secteur passera par la démon­stra­tion des béné­fices de la con­cur­rence d’une part, et le main­tien de la Sécu­rité d’ap­pro­vi­sion­nement élec­trique en tant que bien pub­lic d’autre part. Et gageons que, respec­tant la tra­di­tion en la matière, la France mon­tr­era l’ex­em­ple dans la mise en œuvre d’un mécan­isme per­me­t­tant de con­cili­er moder­nité et ser­vice public.

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