Classement des pêcheries

Pour une rationalisation de la pêche

Dossier : Océans et littoralMagazine N°575 Mai 2002Par : Jean-Paul TROADEC, ancien directeur des ressources vivantes à l'Ifremer

Développement de la pêche

Bref historique

Développement de la pêche

Bref historique

Pen­dant des mil­lé­naires, la pêche a été une activ­ité de sub­sis­tance cir­con­scrite aux eaux con­ti­nen­tales et à la frange mar­itime lit­torale. La pêche com­mer­ciale hau­turière a com­mencé à se dévelop­per en Europe occi­den­tale au cours du Moyen Âge. La révo­lu­tion indus­trielle lui a don­né un nou­v­el essor grâce au développe­ment des marchés (aggloméra­tions urbaines et indus­trielles) et des moyens de trans­port, à l’adop­tion de nou­velles tech­niques de propul­sion, de cap­ture et de con­ser­va­tion des pro­duits, et à l’étab­lisse­ment de nou­velles bases, dans les pays indus­tri­al­isés d’abord, puis dans les pays émer­gents (pays du Sud après leur décoloni­sa­tion). Dans les années 1970, les admin­is­tra­tions nationales ont com­mencé à s’in­téress­er aux pêcheries arti­sanales, jusque-là con­sid­érées surtout comme une source de main-d’œu­vre pour les marines mil­i­taires et marchan­des et la pêche indus­trielle, même si, depuis la fin du siè­cle dernier, elles étaient entrées dans une pro­duc­tion commerciale.

Ce développe­ment s’est opéré selon un triple processus :

  • inten­si­fi­ca­tion de l’ex­ploita­tion des espèces nobles, proches des cen­tres d’expansion ;
  • diver­si­fi­ca­tion de la pêche par la mise en exploita­tion, dans les mêmes aires, d’e­spèces jusque-là nég­ligées en rai­son de leur valeur ou de leur abon­dance moindres ;
  • redé­ploiement des flot­tilles indus­trielles (ou hau­turières) vers de nou­velles zones de pêche, où les deux proces­sus précé­dents se répètent.


L’ex­pan­sion de la pêche hau­turière s’est opérée dans le cadre du principe de lib­erté de la pêche for­mulé en 1609 par Grotius.
Le car­ac­tère fini des ressources rendait inévitable le heurt des intérêts de la pêche hau­turière et des pêcheries locales. Après la Sec­onde Guerre mon­di­ale, con­fron­tés à l’épuise­ment des ressources locales, un nom­bre crois­sant de pays entre­prirent d’é­ten­dre uni­latérale­ment leurs eaux nationales, engen­drant de fortes oppo­si­tions de la part des pays armant à la grande pêche.

De graves con­flits opposèrent ces deux groupes de pays jusqu’à ce que, dans les années 1970, les sec­onds acceptent peu à peu d’of­frir des com­pen­sa­tions en échange du droit de pêch­er devant les côtes des pays riverains. Finale­ment, l’ex­ten­sion à 200 milles des juri­dic­tions nationales fut adop­tée en 1982 à la Con­férence des Nations unies de Mon­tego Bay, et formelle­ment rat­i­fiée en 1994.

Mondialisation de la surpêche et état des ressources

La sur­pêche n’est pas un phénomène récent. Dès le XVe siè­cle, des signes de sur­ex­ploita­tion sont observés dans les pêcheries lit­torales français­es. Mais, pen­dant longtemps, le phénomène est resté cir­con­scrit aux zones côtières. Les pos­si­bil­ités de redé­ploiement vers des stocks hau­turi­ers per­me­t­taient de résor­ber les sur­ca­pac­ités locales par le redé­ploiement des flot­tilles. À par­tir de la Sec­onde Guerre mon­di­ale, le phénomène s’est gradu­elle­ment éten­du à l’ensem­ble de l’océan mon­di­al (fig­ure 1).

FIGURE 1
Impor­tance rel­a­tive des pêcheries classées selon leur stade d’évo­lu­tion, en fonc­tion des années (FAO, 1997). Les pêcheries sont dites latentes quand les cap­tures totales sont faibles, en développe­ment quand la pro­duc­tion croît de façon soutenue, matures quand les cap­tures évolu­ent de part et d’autre du max­i­mum de pro­duc­tion, enfin sénes­centes quand le niveau de cap­ture est repassé en dessous du max­i­mum historique.

Les grandes pêcheries nationales

Les flot­tilles nationales opèrent dans trois grands ensem­bles de pêcheries :

  • les pêcheries côtières, le long du lit­toral mét­ro­pol­i­tain, à l’in­térieur de la mer ter­ri­to­ri­ale (12 milles) ; c’est le domaine priv­ilégié de la pêche arti­sanale, qui se car­ac­térise par une organ­i­sa­tion économique et sociale qui con­serve des traits des pêcheries tra­di­tion­nelles, le petit ton­nage et le ray­on d’ac­tion restreint des bateaux, la grande diver­sité des engins util­isés et des espèces cap­turées, et le nom­bre élevé de points de débar­que­ment ; dans la mer ter­ri­to­ri­ale française, la pêche étrangère (pays de l’U­nion européenne) est peu importante ;
     
  • les pêcheries hau­turières, sur le plateau et le talus con­ti­nen­taux au-delà des 12 milles, en mer du Nord, à l’ouest de l’É­cosse, dans la mer Cel­tique, la Manche, le golfe de Gascogne et en Méditer­ranée ; les flot­tilles nationales, com­posées prin­ci­pale­ment de cha­lu­tiers de fond et pélag­iques de plus fort ton­nage, y exploitent, avec d’autres flot­tilles de pays de l’U­nion européenne, une grande var­iété de stocks, prin­ci­pale­ment démersaux ;
     
  • les pêcheries loin­taines, avec deux composantes :

- la pêche thonière trop­i­cale : opérant au-delà des ZEE nationales, prin­ci­pale­ment dans les océans Atlan­tique et Indi­en, sur des stocks dont quelques-uns ne sont pas encore sur­ex­ploités, elle pour­suit son expansion ;
- la grande pêche cha­lu­tière : opérant tra­di­tion­nelle­ment dans l’At­lan­tique Nord, elle a beau­coup souf­fert de l’in­stau­ra­tion des ZEE ; seules quelques unités subsistent.


Le pla­fon­nement de la pro­duc­tion qui en a résulté s’est d’abord man­i­festé dans les régions où la pêche indus­trielle s’é­tait ini­tiale­ment dévelop­pée (Atlan­tique et Paci­fique Nord). Dans l’At­lan­tique Nord-Est, les débar­que­ments ont déjà bais­sé de 25 % au cours du dernier quart de siè­cle. La sur­ex­ploita­tion est égale­ment plus forte pour les stocks économique­ment les plus intéres­sants (stocks nobles) — notam­ment les espèces dém­er­sales (voir encadré).

FIGURE 2
Évo­lu­tion com­parée de la pro­duc­tion dans le monde, dans l’At­lan­tique Nord-Est, et de la pro­duc­tion de morue dans l’At­lan­tique Nord (FAO, 1997).

L’évo­lu­tion récente de la pro­duc­tion mon­di­ale donne une fausse image de l’é­tat actuel des ressources (fig­ure 2).

L’in­ten­si­fi­ca­tion de la pêche des stocks sous-exploités com­pense en effet tout juste la baisse de pro­duc­tion des stocks surexploités.

Comme les pos­si­bil­ités de redé­ploiement et de diver­si­fi­ca­tion sont finies, la pro­duc­tion mon­di­ale ne pour­ra se main­tenir au niveau actuel que si la sur­pêche des stocks sur­ex­ploités est effec­tive­ment maîtrisée. Comme celle-ci est plus forte pour les stocks nobles et qu’elle réduit davan­tage l’abon­dance des indi­vidus de grande taille dont le prix est générale­ment supérieur, le pla­fon­nement actuel des débar­que­ments masque déjà une baisse de leur valeur moyenne.

La FAO (Organ­i­sa­tion des Nations unies pour l’al­i­men­ta­tion et l’a­gri­cul­ture) éval­ue le poten­tiel halieu­tique mon­di­al entre 100 et 125 mil­lions de tonnes par an (pour une pro­duc­tion actuelle de l’or­dre de 85 millions).

La cap­ture de 10 mil­lions de tonnes sup­plé­men­taires paraît réal­is­able, celle des 17 mil­lions suiv­ants pos­si­ble, et celle des derniers mil­lions hypothétique.

La réal­i­sa­tion de ces per­spec­tives dépend pri­or­i­taire­ment de la réduc­tion de la pêche des stocks sur­ex­ploités, et sec­ondaire­ment de l’in­ten­si­fi­ca­tion de celle des stocks sous-exploités (prin­ci­pale­ment les stocks pélag­iques de maque­reau, sar­dine, hareng, anchois, thon…), notam­ment dans l’océan Indi­en, où la pêche s’est dévelop­pée plus tardivement.

Effets de la pêche sur les ressources halieutiques et les écosystèmes

Effets directs sur les stocks

La pro­duc­tiv­ité d’un stock halieu­tique résulte de trois processus :

  • la rela­tion entre le nom­bre d’œufs émis dans le milieu naturel et la bio­masse de reproducteurs,
  • les effets des con­di­tions envi­ron­nemen­tales sur la survie des phas­es pré­co­ces (œufs, larves et frai),
  • et le pro­fil d’ex­ploita­tion des class­es d’âge présentes dans la phase exploitée — c’est-à-dire la répar­ti­tion de la mor­tal­ité par pêche sur ces classes.

Engins et tech­niques de pêche

Les engins de cap­ture les plus couram­ment util­isés se regroupent en trois grands ensembles :

  • les arts dor­mants (ou engins fix­es), comme les lignes et les palan­gres, les casiers, les filets mail­lants…, qui cap­turent pas­sive­ment le poisson ;
     
  • les arts encer­clants, comme les sennes, avec lesquelles on entoure un banc de pois­sons, avant de l’amener à cou­ple du bateau pour procéder à l’embarquement de la prise ;
     
  • les arts traî­nants, comme les cha­luts de fond et pélag­iques, les dragues et les lignes de traîne, qui accrois­sent par la trac­tion le vol­ume d’eau où ils opèrent.


Les capac­ités de cap­ture d’une flot­tille, fonc­tion de la nature des arts, de la puis­sance motrice et de l’activité des bateaux, déter­mi­nent “l’effort de pêche ” et la mor­tal­ité exer­cée sur les stocks.

Le nom­bre d’œufs émis et, par suite, l’e­spérance de recrute­ment — le recrute­ment désigne le nom­bre de juvéniles qui rem­pla­cent chaque année les morts naturels et les indi­vidus cap­turés — sont ini­tiale­ment déter­minés par la bio­masse de repro­duc­teurs. À long terme, le recrute­ment dépend de la nature de l’e­spèce. Comme chez les espèces ter­restres, les pop­u­la­tions d’e­spèces de grande taille (beau­coup d’e­spèces de pois­sons dém­er­saux) ont des effec­tifs moin­dres, et, de ce fait, pro­duisent en moyenne moins de recrues que les espèces de petite taille (comme les petits pélag­iques ou les crevettes).

La réduc­tion du stock parental par la pêche entraîne un déclin de la bio­masse, des ren­de­ments et du recrute­ment moyen du stock exploité (fig­ure 3). Quand le taux d’ex­ploita­tion devient exces­sif, il peut con­duire à l’ar­rêt de la pêche pour des raisons économiques, voire à l’ex­tinc­tion du stock. Ce risque est plus grand pour les espèces de grande taille qui sont à la fois les plus prisées et les plus vul­nérables. Cette sur­ex­ploita­tion est appelée ” sur­pêche de recrutement “.

Annuelle­ment, le suc­cès du recrute­ment issu d’une même bio­masse de géni­teurs est forte­ment influ­encé par les con­di­tions envi­ron­nemen­tales rég­nant pen­dant de cour­tes péri­odes de temps, cri­tiques pour la survie des phas­es pré­co­ces. À cause de la vari­abil­ité des con­di­tions météorologiques, les recrute­ments annuels présen­tent des fluc­tu­a­tions impor­tantes, par­ti­c­ulière­ment pronon­cées chez cer­tains groupes d’e­spèces (petits pélag­iques, bivalves…).

Au niveau du stock, cette vari­abil­ité est amor­tie par le nom­bre de class­es d’âge présentes dans la phase exploitée. En réduisant ce nom­bre, la sur­ex­ploita­tion ampli­fie mécanique­ment les fluc­tu­a­tions de l’abon­dance du stock, et, par voie de con­séquence, celle des ren­de­ments. Le recrute­ment est aus­si influ­encé, à une échelle supérieure à la décen­nie, par le cli­mat. Il peut aus­si être durable­ment mod­i­fié par les altéra­tions anthropiques de l’en­vi­ron­nement (pol­lu­tions, altéra­tions physiques des habi­tats, change­ment climatique).

Aus­si, même en l’ab­sence de pêche, les stocks passent par des niveaux d’abon­dance dif­férents sur des péri­odes de plusieurs années. Lorsque les con­di­tions de milieu devi­en­nent défa­vor­ables pen­dant plusieurs années con­séc­u­tives, le stock peut être inca­pable de soutenir une mor­tal­ité par pêche qu’il avait sup­port­ée en péri­ode plus favor­able. À cause du bruit dans la vari­abil­ité inter­an­nuelle du recrute­ment, les poids respec­tifs de l’en­vi­ron­nement et de la pêche dans les baiss­es con­statées du recrute­ment n’ont encore jamais été quantifiés.

Aus­si, l’é­val­u­a­tion du risque d’une sur­pêche de recrute­ment est entachée d’une incer­ti­tude notable, qui n’est déce­lable de manière fiable que pour des niveaux avancés de dégra­da­tion. Ain­si, on a pu attribuer à la pêche la respon­s­abil­ité de l’ef­fon­drement de cer­tains stocks, sans que l’on sache si des caus­es ” naturelles ” n’au­raient pas con­duit de toute façon à un affaisse­ment comparable.

Enfin, le vol­ume des cap­tures annuelles dépend de la répar­ti­tion de l’ef­fort de pêche sur les class­es d’âge présentes dans le stock exploité. Au cours de son exis­tence, la bio­masse de chaque classe d’âge aug­mente tant que la crois­sance pondérale des indi­vidus excède le poids des morts naturels et des indi­vidus capturés.

Elle décline ensuite jusqu’à la dis­pari­tion du dernier sur­vivant. Si, à la dif­férence des éle­vages, il n’est pas pos­si­ble dans la pêche de cap­tur­er tous les indi­vidus à un âge déter­miné, on peut, dans cer­taines lim­ites et à effort de pêche con­stant, mod­i­fi­er le vol­ume des cap­tures, la bio­masse du stock, et, donc, celle des repro­duc­teurs sur­vivants, en changeant le pro­fil d’ex­ploita­tion. La pêche des juvéniles peut ain­si être retardée en imposant une taille min­i­male aux mailles des filets, ou en inter­dis­ant de pêch­er dans les zones ou aux saisons où les jeunes pois­sons sont con­cen­trés. Ces pos­si­bil­ités, toute­fois, sont restreintes par des con­traintes tech­niques et opéra­tionnelles qui lim­i­tent la sélec­tiv­ité de la pêche, ain­si que par la diver­sité des tailles moyennes des espèces simul­tané­ment cap­turées sur les mêmes fonds.

FIGURE 3
Effet de la pêche sur les cap­tures totales et les ren­de­ments. Lorsque l’on inten­si­fie l’ef­fort de pêche, la pro­duc­tion passe par un max­i­mum avant de décroître (il y a alors sur­pêche). Ce max­i­mum dépend notam­ment du taux de mor­tal­ité par pêche des juvéniles, faible en (a), fort en (b). Les effets de la vari­abil­ité du recrute­ment d’origine météorologique (vari­abil­ité inter­an­nuelle) et cli­ma­tique (vari­abil­ité décen­nale) ne sont pas représentés.

Les prin­ci­pales ressources exploitées par la pêche française

Abstrac­tion faite des phas­es pré­co­ces du cycle de vie au cours desquelles leurs œufs et leurs larves peu­vent effectuer des déplace­ments de grande ampli­tude à tra­vers la mer, les stocks halieu­tiques peu­vent être classés sur la base de la local­i­sa­tion de leur phase exploitée :

  • les stocks ben­thiques, qui, vagiles (pois­sons plats par exem­ple), séden­taires (coquil­lages ou grands crus­tacés), ou ses­siles (comme les algues), vivent sur le fond ;
  • les stocks dém­er­saux de pois­sons (morue, mer­lu, lieu…), de céphalopodes (poulpe, seiche) et de crus­tacés (crevette) nagent au voisi­nage du fond ;
  • les stocks pélag­iques, qui se ren­con­trent entre deux eaux de la sur­face au fond ; on dis­tingue par­mi ceux-ci les petits pélag­iques (sar­dine, hareng, anchois, sprat…), qui vivent en bancs, au moins une par­tie de la journée, au-dessus et au large de la plate-forme con­ti­nen­tale, et les grands pélag­iques — thonidés essen­tielle­ment -, qui effectuent des migra­tions de grande ampli­tude à tra­vers l’océan ; les grands cétacés (baleine et cachalot) ont une dis­tri­b­u­tion com­pa­ra­ble, mais leur chas­se indus­trielle est sus­pendue depuis 1986.


Du fait de cette dis­tri­b­u­tion, la qua­si-total­ité des cap­tures — à l’ex­cep­tion des grands pélag­iques — provient de la zone située au-dessus et au voisi­nage immé­di­at de la plate-forme con­ti­nen­tale — c’est-à-dire des zones économiques exclu­sives nationales qui s’é­ten­dent de la côte à 200 milles au large.

Performances économiques des pêcheries

Selon la FAO, les capac­ités mon­di­ales de pro­duc­tion excè­dent d’au moins un tiers le niveau néces­saire pour exploiter les ressources dém­er­sales au max­i­mum de leur pro­duc­tion soutenue. À la fin des années 1980, la Com­mis­sion européenne éval­u­ait déjà à plus de 40 % les sur­ca­pac­ités dans les pêcheries com­mu­nau­taires. Depuis, les pro­grammes suc­ces­sifs de réduc­tion des flot­tilles financés par la Poli­tique com­mune des pêch­es n’ont pas réus­si à réduire sig­ni­fica­tive­ment ces sur­ca­pac­ités. Ces dernières accrois­sent arti­fi­cielle­ment le coût de la pêche, tan­dis que la sur­ex­ploita­tion qu’elles entraî­nent réduit le vol­ume et la valeur des débar­que­ments. La pêche des stocks nobles ne génère alors pas plus de prof­it que celle des stocks de faible valeur. Le pat­ri­moine halieu­tique perd sa valeur économique.

Rejets de poissons

Beau­coup d’en­gins et de méth­odes de pêche ont une faible sélec­tiv­ité. De ce fait, de grandes quan­tités de pois­sons trop petits ou de faible valeur com­mer­ciale sont cap­turées. Même lorsqu’ils sont rapi­de­ment retournés à l’eau, les indi­vidus rejetés sur­vivent rarement. Ces rejets sont par­ti­c­ulière­ment néfastes pour la pro­duc­tiv­ité des stocks. À cer­taines saisons, les pris­es n’ont pas la qual­ité com­mer­ciale req­uise (pois­sons après la ponte, crus­tacés après la mue…). Les engins per­dus (filets mail­lants, casiers, palan­gres…) entraî­nent égale­ment des mor­tal­ités non pro­duc­tives. Au niveau mon­di­al, le poids des rejets est estimé à 27 mil­lions de tonnes, soit env­i­ron le quart des cap­tures totales.

L’im­por­tance des rejets varie selon les pêcheries. Dans celles où plusieurs espèces sont cap­turées simul­tané­ment, des espèces de petite taille peu­vent cohab­iter avec les jeunes d’e­spèces plus grandes. C’est le cas, par exem­ple, des pêcheries de lan­gous­tine du golfe de Gascogne et de la mer Cel­tique, dans lesquelles de grandes quan­tités de mer­lus inférieurs à la taille légale sont capturées.

Les organ­i­sa­tions inter­na­tionales (Con­férence des Nations unies sur l’en­vi­ron­nement et le développe­ment, FAO…) se sont préoc­cupées du prob­lème. Plusieurs pays (Islande, Nami­bie, Norvège, Nou­velle-Zélande…) ont décidé d’élim­in­er les rejets dans leurs pêcheries en imposant à leurs flot­tilles de débar­quer toutes leurs prises.

Lorsque les sur­ca­pac­ités sont fortes, les con­flits ten­dent à se mul­ti­pli­er. Ceux-ci affectent toutes les pêcheries dans lesquelles les pêcheurs ne dis­posent pas de droits de pêche claire­ment défi­nis. Bien que, depuis 1982, le nou­veau Droit de la mer donne aux États la capac­ité de réguler l’ac­cès aux stocks présents dans leurs aires de juri­dic­tion, ceux qui l’ont fait sont encore peu nom­breux : aus­si, la pêche donne encore sou­vent lieu à de nom­breux con­flits entre les flot­tilles nationales.

La régu­la­tion de l’ac­cès aux stocks trans­frontal­iers et océaniques dépend de la négo­ci­a­tion d’ac­cords de coopéra­tion entre les pays con­cernés. Dans le cas des stocks partagés — entière­ment cir­con­scrits à l’in­térieur de deux ou plusieurs zones économiques exclu­sives (ZEE) -, la déter­mi­na­tion et la réduc­tion du nom­bre d’in­ter­venants facili­tent la négo­ci­a­tion et l’ap­pli­ca­tion d’ac­cords de coopéra­tion. Le statut juridique des stocks chevauchants (dis­tribués sur une ou plusieurs ZEE et la haute mer) et océaniques (dis­tribués en haute mer) n’a pas béné­fi­cié de la même clar­i­fi­ca­tion. À tout moment, de nou­veaux pays peu­vent s’en­gager dans leur pêche. La dilu­tion d’au­torité qui en résulte accroît le coût des trans­ac­tions dans la négo­ci­a­tion et l’ap­pli­ca­tion des accords. Aus­si restent-ils rares, insuff­isants et précaires.

L’éro­sion de l’emploi ou du revenu des pêcheurs sous l’ef­fet des inno­va­tions tech­niques — qui améliorent l’ef­fi­cac­ité indi­vidu­elle alors que la pro­duc­tion est pla­fon­née par les ressources — rend la pêche vul­nérable aux crises. Celles-ci survi­en­nent lorsque des événe­ments con­jonc­turels vien­nent rompre un équili­bre déjà frag­ile (chute du prix du pois­son comme en France au début des années 1990, ou accroisse­ment du coût de la pêche comme lors de l’af­faisse­ment des stocks de morue dans la crise de la pêche atlan­tique cana­di­enne à la même époque).

En l’ab­sence de sys­tèmes de régu­la­tion de l’ac­cès adap­tés, les pou­voirs publics trait­ent sou­vent ces crises dans l’ur­gence, en accor­dant des aides (con­struc­tion navale, prix du car­bu­rant, prix de retrait des pro­duits, régimes d’im­po­si­tion, redé­ploiement des bateaux, cam­pagnes de prospec­tion…), qui peu­vent représen­ter une part sub­stantielle du coût de la pêche. La FAO a ain­si cal­culé qu’en 1984 le coût total de la pêche mon­di­ale dépas­sait de 80 % le prix des débar­que­ments. La Com­mis­sion européenne finance aus­si l’essen­tiel des com­pen­sa­tions finan­cières accordées aux pays émer­gents en échange de droits d’ac­cès dans leurs eaux. En réduisant le coût de la pêche sup­porté par les arme­ments, ces aides entre­ti­en­nent les sur­ca­pac­ités, la sur­pêche et le malaise social.

Pro­duc­tion de la pêche mét­ro­pol­i­taine (Année 1999 – Source Ifremer)
Groupes d’espèces Ton­nages (mil­liers de tonnes) Valeur (mil­lion d’euros)
Pêche
Pois­sons, dont :
– thon tropical
– grande pêche

491,3
131,2
63,5

756,9
84,2
32,2
Crustacés
Coquillages
Céphalopodes
Algues (poids sec)
22,7
47,9
22,7
15,0
93,0
65,3
52,3
3,0
TOTAL 599,6 970,6
Les débar­que­ments de la pêche mét­ro­pol­i­taine atteignaient 720 000 tonnes au début des années soix­ante-dix. À titre de com­para­i­son, la pro­duc­tion de l’aquaculture mét­ro­pol­i­taine a été de 213 000 tonnes en 1999 – dont 207 000 de coquil­lages (huîtres et moules prin­ci­pale­ment) –, pour un chiffre d’affaires de 378 mil­lions d’euros.

Régulation de l’accès aux ressources

Définition du problème

Lorsque les pêcheurs ne dis­posent pas de droits de pêche exclusifs sur des stocks défi­nis, ils ne peu­vent préserv­er le vol­ume de leurs cap­tures respec­tives qu’en accrois­sant con­tin­uelle­ment leurs capac­ités. Ain­si, la dynamique de sur­pêche résulte de la mau­vaise maîtrise des forces économiques à l’o­rig­ine des sur­ca­pac­ités. Mais, si le prob­lème est économique, la maîtrise de ces forces dépend de l’a­juste­ment préal­able des insti­tu­tions (voir tableau ci-contre).

La mobil­ité des stocks a deux conséquences :

  • le ren­de­ment de chaque arme­ment étant affec­té par les prélève­ments des autres pêcheurs exploitant les mêmes stocks, la régu­la­tion de l’ac­cès doit s’ef­fectuer à l’échelle des stocks et con­cern­er tous les arme­ments qui par­ticipent à leur exploita­tion ; en out­re, dans les zones lit­torales et les mers bor­dières, où les écosys­tèmes aqua­tiques sont l’ob­jet d’autres usages con­cur­rents (accueil de rejets pol­lu­ants, aqua­cul­ture…), la régu­la­tion doit porter sur l’ensem­ble des usages ;
  • le partage direct des stocks entre les pêcheurs étant exclu, les droits de pêche doivent être exprimés sur les cap­tures (quo­tas) ou sur les moyens de pro­duc­tion (licences attribuées à des bateaux dont la puis­sance a été préal­able­ment définie).

Ajustement des institutions aux nouvelles conditions

L’ac­cès aux ressources est régulé par :

  • les régimes d’ex­clu­siv­ité, qui définis­sent les droits et les oblig­a­tions des per­son­nes ou des asso­ci­a­tions de per­son­nes qui assurent, à l’échelle des États (sou­veraineté), des ressources (pro­priété) et des arme­ments (droits de pêche), les con­trôles néces­saires à la régu­la­tion de l’accès ;
  • les mécan­ismes d’at­tri­bu­tion et d’échange des droits de pêche ;
  • les struc­tures chargées de la mise en œuvre des régulations.
     
FIGURE 4
Sur­ex­ploita­tion du stock de morue dans la mer du Nord. Le taux d’ex­ploita­tion dépasse régulière­ment les recom­man­da­tions sci­en­tifiques, qui elles-mêmes sont très supérieures aux niveaux cor­re­spon­dant au max­i­mum de pro­duc­tion biologique.

Per­for­mances des méth­odes clas­siques de con­ser­va­tion des ressources

Parce que les stocks de grande valeur économique sont plus sen­si­bles à la sur­ex­ploita­tion, ils four­nissent de meilleurs indi­ca­teurs de l’ef­fi­cac­ité des régu­la­tions. Les stocks de morue de la mer du Nord répon­dent à ce critère.

Ils comptent aus­si par­mi les plus étudiés et les mieux con­nus de la mer communautaire.

Bien que, depuis 1983, la con­ser­va­tion des ressources fig­ure par­mi les objec­tifs de la Poli­tique com­mune des pêch­es, le taux d’ex­ploita­tion de ces stocks n’a cessé de croître, pour dépass­er aujour­d’hui de plus de trois fois le niveau cor­re­spon­dant au max­i­mum de pro­duc­tion soutenue (fig­ure 4).

Le sys­tème de régu­la­tion de la pêche en vigueur dans la mer com­mu­nau­taire ne per­met pas d’u­tilis­er con­ven­able­ment les con­nais­sances sci­en­tifiques disponibles.


Le nou­veau Droit de la mer a éten­du à une bande côtière de 200 milles le sché­ma qui, sur terre, régit la pro­priété des ressources naturelles. Selon ce régime, les titres de pro­priété privée (indi­vidu­elle ou col­lec­tive) sont garan­tis par la sou­veraineté et les fonc­tions régali­ennes (armée, police, jus­tice) des États. Avec ce nou­veau droit, les États dis­posent main­tenant de l’au­torité néces­saire pour révis­er leurs insti­tu­tions. Certes les stocks chevauchants et de haute mer échap­pent à la régu­la­tion nationale, mais plus de 90 % de la pro­duc­tion mon­di­ale provient des stocks nationaux et partagés.

La néces­sité d’a­juster le vol­ume des droits de pêche des arme­ments à l’échelle des stocks con­duit à dis­soci­er les fonc­tions rel­e­vant de la pro­priété des ressources et celles liées aux droits de pêche. Les pre­mières peu­vent être exer­cées par des struc­tures publiques ou para­publiques, qui régu­lent l’ac­cès aux ressources en deux étapes :

  • elles fix­ent tout d’abord, pour chaque stock, un pla­fond d’ex­ploita­tion fondé sur des éval­u­a­tions de la pro­duc­tiv­ité des stocks et des analy­ses économiques des pêcheries ;
  • elles allouent ensuite aux arme­ments des quo­tas de cap­ture ou des licences de pêche dans la lim­ite de ces plafonds.


Les droits de pêche sont ensuite attribués et échangés en s’ap­puyant sur :

  • la struc­ture sociale (his­toires famil­iales, genre et âge), qui, dans les sociétés cou­tu­mières, définis­saient les règles d’ac­cès aux sites, les pra­tiques de pêche et les sol­i­dar­ités indis­pens­ables à la survie des groupes ;
  • la voie régle­men­taire qui encadre les activ­ités de production ;
  • les sys­tèmes de redevance ;
  • l’échange marc­hand des droits de pêche.


Les deux pre­miers sché­mas sont clas­sique­ment util­isés pour con­serv­er la pro­duc­tiv­ité des ressources, par l’ap­pli­ca­tion à tous les pêcheurs des mêmes régle­men­ta­tions. Mais ces méth­odes con­vi­en­nent mal au nou­veau prob­lème de la régu­la­tion de l’ac­cès, qui implique une sélec­tion des pêcheurs et la fix­a­tion de leurs droits individuels.

Ce con­tin­gen­te­ment a, en effet, des réper­cus­sions directes sur la dis­tri­b­u­tion des richess­es qui, dans les activ­ités com­mer­ciales, sont très dif­fi­ciles à traiter effec­tive­ment par la voie régle­men­taire ou les con­trôles sociaux.

Le sys­tème islandais de quo­tas indi­vidu­els négo­cia­bles (QIN)

En Islande, qua­torze espèces pro­duisant 95 % des cap­tures de la ZEE sont exploitées dans le cadre d’un sys­tème inté­gré de QIN.

Pour chaque stock, des quo­tas indi­vidu­els de cap­ture, exprimés sous la forme de pour­cent­ages per­ma­nents d’un pla­fond total de cap­ture fixé annuelle­ment par l’au­torité publique chargée de l’amé­nage­ment, ont été attribués aux arme­ments qui peu­vent se les échang­er sur le marché.

Ce sys­tème a engen­dré une réduc­tion de deux cents à trente bateaux dans la pêcherie de hareng, et a divisé par deux ceux de la pêcherie de capelan.

Les stocks se sont recon­sti­tués. Les pertes d’emplois directs dans la pêche ont été com­pen­sées par la créa­tion de nou­veaux emplois dans le secteur de la transformation.

La valeur des droits de pêche, qui reflète la valeur économique du pat­ri­moine halieu­tique, a beau­coup aug­men­té — de six fois dans la pêche dém­er­sale notamment.

La qual­ité du pois­son s’est améliorée.

Toute­fois, la con­cen­tra­tion déjà en cours des entre­pris­es et du cap­i­tal s’est accélérée.

En out­re, les sys­tèmes cou­tu­miers qui pré­valaient dans les petites pêcheries tra­di­tion­nelles sont affec­tés par la trans­for­ma­tion de la struc­ture sociale des col­lec­tiv­ités rurales sous l’ef­fet des inno­va­tions tech­niques, de la spé­cial­i­sa­tion et du développe­ment des échanges, de la crois­sance démo­graphique et de l’évo­lu­tion des valeurs cul­turelles de ces sociétés. Mais parce que ces change­ments les frag­ilisent, ces groupes ont besoin d’être soutenus dans leur dif­fi­cile évo­lu­tion. L’ex­em­ple japon­ais mon­tre que la recon­nais­sance formelle des priv­ilèges d’an­téri­or­ité dont ces col­lec­tiv­ités jouis­saient sur les ressources lit­torales peut fournir des solu­tions tran­si­toires irrem­plaçables pour préserv­er leur bien-être et faciliter leur inté­gra­tion aux économies nationales.

Parce qu’ils intè­grent la valeur économique des ressources, les sys­tèmes de rede­vance ou d’échange marc­hand des droits de pêche con­vi­en­nent théorique­ment mieux pour maîtris­er la dynamique de sur­pêche. Avec un sys­tème marc­hand, la sélec­tion des pêcheurs s’ef­fectue par la con­cur­rence pour l’ac­qui­si­tion des droits de pêche. Passée la péri­ode d’a­juste­ment, le revenu des pêcheurs et de leurs investisse­ments ain­si que la com­péti­tiv­ité des entre­pris­es ne sont pas mod­i­fiés, car le coût des droits de pêche est alors cou­vert par le redresse­ment des ren­de­ments. Parce qu’ils man­quent de sou­p­lesse et répon­dent mal aux con­di­tions d’un marché con­cur­ren­tiel, les sys­tèmes de rede­vance sont moins effi­caces que les mécan­ismes du marché.

Dans les pêcheries où ils peu­vent être appliqués, les sys­tèmes de quo­tas indi­vidu­els négo­cia­bles con­fir­ment ces con­sid­éra­tions théoriques (voir encadré). Les arme­ments qui dis­posent de droits de cap­ture garan­tis ont intérêt, pour accroître leur prof­it, à réduire leurs coûts de pro­duc­tion et, donc, leurs capac­ités de cap­ture, ce qui préserve les stocks. Toute­fois, l’adop­tion de tels sys­tèmes pose des prob­lèmes d’ap­pli­ca­tion et d’ac­cep­ta­tion qui ne sont pas tou­jours sur­monta­bles dans l’im­mé­di­at. Dans les pêcheries indus­trielles des pays du Nord, le con­trôle des cap­tures indi­vidu­elles est facil­ité par le petit nom­bre d’e­spèces, de points de débar­que­ment et de cir­cuits commerciaux.

Ces con­di­tions sont rarement réu­nies dans les pêcheries arti­sanales tropicales.

L’at­tri­bu­tion marchande des droits de pêche soulève aus­si sou­vent de fortes objec­tions de la part des pêcheurs arti­sans, inqui­ets de ses effets immé­di­ats sur la dis­tri­b­u­tion des richess­es et l’emploi direct (qui diminue).

Il n’ex­iste donc pas de solu­tions insti­tu­tion­nelles toutes faites. Le choix des mécan­ismes d’al­lo­ca­tion doit tenir compte des par­tic­u­lar­ités écologiques, tech­niques, économiques, sociales et cul­turelles des pêcheries.

Quelles que soient les par­tic­u­lar­ités des pêcheries, la mod­erni­sa­tion des insti­tu­tions qui régis­sent l’ac­cès est néces­saire à la ratio­nal­i­sa­tion de la pêche.

Dans une majorité de ZEE, il est pos­si­ble d’en­vis­ager une décen­tral­i­sa­tion des fonc­tions de régu­la­tion, qui ouvri­rait des per­spec­tives nou­velles : les priv­ilèges d’an­téri­or­ité et le sen­ti­ment de pos­ses­sion des ressources locales par les pop­u­la­tions riveraines seraient plus facile­ment pris en compte ; l’or­gan­i­sa­tion, à l’échelle locale, de la col­lab­o­ra­tion entre les struc­tures poli­tiques, les admin­is­tra­tions tech­niques et les asso­ci­a­tions d’usagers facilit­erait le rap­proche­ment des points de vue ; l’amé­nage­ment inté­gré des usages à l’échelle des écosys­tèmes pour­rait progresser.

Ces principes sont déjà recon­nus dans la ges­tion des ressources en eau, la ges­tion des forêts doma­niales, la régu­la­tion de cer­tains usages du Domaine pub­lic mar­itime (attri­bu­tion des con­ces­sions conchyli­coles notam­ment), ain­si que par les pays qui se sont engagés avec imag­i­na­tion dans la réforme de leurs sys­tèmes de régu­la­tion de la pêche (Aus­tralie, Chili, Islande, Nouvelle-Zélande…).

Bib­li­ogra­phie
J.-P. Troad­ec, L’Homme et les ressources halieu­tiques. Essai sur l’usage d’une ressource com­mune renou­ve­lable, Ifre­mer, 1989.

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