Pour un État intelligent

Dossier : La renaissance industrielleMagazine N°710 Décembre 2015
Par Jean PEYRELEVADE (58)

L’État peut-il encore, comme acteur direct, par­ticiper à la con­struc­tion d’une économie indus­trielle ? Autre­fois joué par inter­mit­tence, ce rôle est devenu impossible.

Les pro­duits issus de pro­grammes lancés par l’État étaient des­tinés le plus sou­vent non aux con­som­ma­teurs fin­aux mais à de grandes struc­tures exploitantes inter­mé­di­aires (BtoB et non BtoC), qui elles-mêmes apparte­naient le plus sou­vent au secteur pub­lic : Air France, acheteur autre­fois obligé de la pro­duc­tion aéro­nau­tique française, EDF, la SNCF, etc.

REPÈRES

Hier, on pouvait imaginer de grands programmes (Airbus, le nucléaire, le TGV) bâtis sur des technologies relativement connues, programmes nécessitant un effort considérable d’investissement auquel les budgets de l’époque pouvaient répondre de manière satisfaisante. La mobilisation de l’État permettait de rassembler l’argent, dans la durée et en volume suffisant.

Erreurs et échecs

Cer­tains des échecs les plus reten­tis­sants de l’époque (Mini­tel, Plan cal­cul, Plan câble) sont apparus dans des domaines où le marché poten­tiel était éparpil­lé entre des myr­i­ades de petites entre­pris­es et des mil­lions de consommateurs.

Même en matière aéro­nau­tique, à côté de grands suc­cès, la fail­lite com­mer­ciale du Con­corde fut le résul­tat d’une for­mi­da­ble erreur de juge­ment sur les besoins réels de la clien­tèle du pas­sage aérien.

Comme si l’État, son admin­is­tra­tion et ses exten­sions spé­cial­isées étaient inca­pables d’apprécier les attentes des marchés de masse et de trou­ver les meilleures voies pour y répon­dre. L’État ne sait pas ce qu’est un client et le mar­ket­ing n’est pas son fort. Les électeurs, les con­tribuables et par­fois les usagers suff­isent à l’occuper

Un rôle à repenser

L’État n’a plus aujourd’hui la capac­ité d’être un acteur direct de l’industrialisation. Cela pour plusieurs raisons.

La pre­mière, à elle seule déci­sive, est qu’il n’a plus d’argent. Que peut-il alors apporter ? Son imperi­um, sa puis­sance poli­tique ? Ces argu­ments, quoi qu’il en coûte aux représen­tants du sou­verain­isme, n’ont plus de poids.

L’industrie française fait plus du tiers de son chiffre d’affaires à l’exportation, sur les marchés mon­di­aux où l’État n’a aucun pou­voir, où seule compte la com­péti­tiv­ité, c’est-à-dire le rap­port qual­ité-prix des pro­duits offerts par rap­port à ceux des concurrents.

Et s’il est peu armé pour com­pren­dre les souhaits de con­som­ma­tion marchande des clients français, com­ment le serait-il pour appréci­er ceux d’étrangers, de cul­tures et d’habitudes différentes ?

Un monde très diffus

“ L’État ne sait pas ce qu’est un client ”

La sec­onde rai­son est que la tech­nolo­gie est désor­mais plus éclatée, dif­fuse, mul­ti­ple que celle, infin­i­ment plus uni­forme et donc prévis­i­ble, des révo­lu­tions indus­trielles du XIXe siè­cle et de la pre­mière moitié du XXe siècle.

La mon­tée irré­press­ible du numérique est d’une autre nature : elle s’accompagne d’une mul­ti­tude d’innovations totale­ment décen­tral­isées qui s’appuient certes sur la tech­nique mais visent en même temps, dès leur con­cep­tion, à dévelop­per de nou­veaux usages et donc inven­tent leur pro­pre marché.

Ce n’est pas dans des usines ou même des lab­o­ra­toires qu’ont été à l’origine engen­drés Google, Apple ou Microsoft, mais dans des cham­bres ou des garages d’étudiants, au croise­ment de la tech­nolo­gie et du commerce.

L’État est trop ver­ti­cal, trop raide, trop mas­sif pour par­ticiper au pre­mier rang à cette flex­i­bil­ité innovatrice.

Penser le monde futur

Son rôle est d’une autre nature. Non plus faire, mais éclair­er. Non plus diriger, mais soutenir. Et surtout veiller à ce que l’ensemble des con­di­tions économiques et cul­turelles néces­saires à la réus­site indus­trielle soient réunies.

L’État a nég­ligé depuis longtemps sa fonc­tion de stratège du futur. Le com­mis­sari­at au Plan n’a jamais été vrai­ment rem­placé. Il n’existe plus de lieu organ­isé où les savants, les sci­en­tifiques, les représen­tants de l’appareil pro­duc­tif, les syn­di­cal­istes se réu­nis­sent pour réfléchir à l’évolution du monde et à l’organisation de la société future.

Cette absence de débat organ­isé est par­ti­c­ulière­ment dom­mage­able à un moment où d’une part la lutte con­tre le réchauf­fe­ment cli­ma­tique va nous impos­er de boule­vers­er nos modes de vie et de pro­duc­tion et où, d’autre part, l’avènement du numérique chang­era du tout au tout la plu­part des cir­cuits exis­tants de dis­tri­b­u­tion et de commercialisation.

Stimuler l’innovation et la R&D

RÉVOLUTION CULTURELLE

La qualification de la main‑d’œuvre est un facteur clef de la réussite, individuelle et collective. Or, contrairement à ce que beaucoup de Français croient spontanément, ils sont en moyenne moins qualifiés que leurs homologues de la plupart des pays européens développés. Cela en dépit de notre réseau de grandes écoles et d’écoles de commerce.
D’où une autre responsabilité pour un État en mal d’industrialisation : rapprocher l’université et les entreprises. Quelques progrès en ce sens ont été récemment accomplis. Mais l’essentiel reste à faire, qui implique une véritable révolution culturelle chez beaucoup d’enseignants.

La deux­ième fonc­tion est d’encourager partout, dans toutes ses dimen­sions, l’innovation, la recherche et développe­ment. Nous dis­posons depuis peu d’un excel­lent instru­ment, le crédit impôt recherche, qui vient soutenir nos indus­tries dans leur indis­pens­able effort de mon­tée en gamme.

Reste que les dépens­es de recherche privée – celle menée dans les entre­pris­es – sont encore en France très sen­si­ble­ment inférieures en pour­cent­age du PIB au niveau atteint par cer­tains de nos plus red­outa­bles con­cur­rents et notam­ment l’Allemagne (1,4 % con­tre 1,9 %). Il y a encore du chemin à faire.

En même temps, il faut encour­ager (et financer, autant que pos­si­ble) la nais­sance de nou­veaux pôles de com­péti­tiv­ité, en évi­tant le saupoudrage et en se con­cen­trant sur les lieux et les sujets où les com­pé­tences sont disponibles et les chances de suc­cès les plus élevées.

Attirer les financements

Enfin, la dernière fonc­tion est la plus ignorée, car prob­a­ble­ment la plus con­traire à la ten­ta­tion égal­i­tariste française : faire en sorte que les entre­pris­es qui investis­sent trou­vent aus­si aisé­ment que pos­si­ble le cap­i­tal dont elles ont besoin.

La phase la plus déli­cate dans la crois­sance d’une start-up est celle de la deux­ième lev­ée de fonds. Lors de la créa­tion, par­ents et amis appor­tent les quelques dizaines de mil­liers d’euros nécessaires.

Une fois le con­cept validé, il faut le plus sou­vent sen­si­ble­ment plus d’argent pour assur­er le décol­lage, dans une péri­ode où la toute nou­velle entre­prise con­naît encore des pertes.

Les ban­ques refusent de pren­dre un risque exces­sif, la taille de la start-up est trop faible pour intéress­er de grands fonds d’investissement, et nous avons en France dix fois moins de busi­ness angels qu’au Roy­aume- Uni. Com­ment faire ?

Adapter la fiscalité

C’est une vérité bru­tale de l’économie de marché : pour attir­er du cap­i­tal, il faut lui laiss­er envis­ager une rentabil­ité d’autant plus élevée que le risque est fort. Or, nous avons en France une fis­cal­ité des revenus du cap­i­tal investi dans l’appareil pro­duc­tif par­faite­ment dissuasive.

“ Nous avons perdu le tiers de nos parts de marché à l’international ”

Les prélève­ments soci­aux sur les revenus du cap­i­tal sont supérieurs à ceux sur les revenus du tra­vail, les revenus du cap­i­tal sont désor­mais fis­cal­isés de manière pro­gres­sive, comme ceux du tra­vail à un taux mar­gin­al proche de 70 %, cas sin­guli­er en Europe. Partout ailleurs, les revenus du cap­i­tal font l’objet d’une tax­a­tion for­faitaire, de l’ordre de 20 % à 25 %.

Au nom de quoi les investis­seurs français ou étrangers, qui ont une par­faite liber­té de choix, viendraient-ils inve­stir en France où ils gag­neront moins d’argent qu’ailleurs ?

Oublier les idéologies dépassées

La désin­dus­tri­al­i­sa­tion de l’appareil pro­duc­tif français a été rapi­de depuis quinze ans : nous avons per­du le tiers de nos parts de marché à l’international. Pour lut­ter con­tre ce mou­ve­ment, puis l’inverser, nous n’avons pas besoin d’un État industriel.

En revanche, un État qui assumerait intel­ligem­ment ses respon­s­abil­ités d’animateur, de for­ma­teur et accepterait de sac­ri­fi­er l’idéologie par­ti­sane (ou l’opportunisme élec­toral) aux vraies néces­sités de la recon­struc­tion de l’appareil pro­duc­tif nous serait d’un grand secours.

Poster un commentaire