L’industrie française et ses concurrentes à l’aube d’une révolution

Dossier : La renaissance industrielleMagazine N°710 Décembre 2015
Par Patrick PÉLATA (74)

La valeur ajou­tée de l’industrie manu­fac­tu­rière fran­çaise a décro­ché de 30 % à 35 % en quinze ans par rap­port à l’industrie alle­mande. Notre part des expor­ta­tions euro­péennes hors d’Europe de biens manu­fac­tu­rés s’est effon­drée : 17 % en 1998, à peine plus de 12 % en 2014.

Un désastre au moment où la glo­ba­li­sa­tion des échanges, et donc la com­pé­ti­tion mon­diale, s’accentuent. L’Europe, dans le même temps, et sin­gu­liè­re­ment l’Allemagne, s’en sont bien tirées mal­gré la mon­tée en puis­sance de l’industrie chinoise.

Mieux que les États- Unis, mieux que le Japon. Ce n’est donc pas un mal euro­péen, c’est un mal fran­çais. Au moins jusqu’à la crise de l’euro.

REPÈRES

Dans Le Deuxième Âge de la machine, Erik Brynjolfsson et Andrew McAfee rappellent la précédente séquence d’innovations à caractère transversal depuis la machine à vapeur (1775) jusqu’à l’électricité, le moteur à combustion et l’eau courante (entre 1870 et 1900), et la fantastique croissance du bien-être et des économies qui a suivi.
Ils la comparent avec l’actuelle digitization of just about everything (la numérisation d’à peu près tout) que nous vivons. D’autres auteurs y ajoutent la transition énergétique.

Des handicaps et des atouts

Le coût du tra­vail, infé­rieur d’environ 10 % à celui de l’industrie alle­mande en 2000, est deve­nu qua­si iden­tique en 2008–2012 avant de s’en écar­ter un peu (– 3 % à – 4 %) depuis lors.

Les 35 heures, les taxes pesant sur le tra­vail, réduites en Alle­magne, en hausse en France, la hausse du coût du loge­ment, très forte en France, faible en Alle­magne sur la période sont les causes les plus claires de cette hausse relative.

Pour­tant, le salaire médian de l’industrie alle­mande est 15 % plus haut qu’en France, ce qui en fait la branche la plus attrac­tive du pays, contrai­re­ment à la situa­tion française.

Une meilleure uti­li­sa­tion des délo­ca­li­sa­tions et de la divi­sion mon­diale du tra­vail, notam­ment en Europe cen­trale, a per­mis à l’industrie alle­mande d’abaisser ses coûts tout en conser­vant à domi­cile les acti­vi­tés à forte valeur ajou­tée. C’est tout par­ti­cu­liè­re­ment vrai pour l’industrie auto­mo­bile, et cela dès 1993.

Une dépense de R&D dont l’écart avec l’Allemagne s’est creu­sé depuis 2002, en par­ti­cu­lier pour la R&D réa­li­sée par les entre­prises, de moindres inves­tis­se­ments dans l’outil de pro­duc­tion, une for­ma­tion moins bien adap­tée aux besoins de l’industrie, une attrac­ti­vi­té moindre pour les jeunes, un tis­su d’entreprises moyennes plus faible, des branches indus­trielles moins struc­tu­rées et ne col­la­bo­rant pas aus­si bien, un dia­logue social défi­ni­ti­ve­ment moins fécond, mais de meilleures infra­struc­tures et un meilleur prix de l’énergie, la liste des nom­breux han­di­caps et quelques atouts de l’industrie fran­çaise ver­sus l’industrie alle­mande est claire.

Un nouveau modèle de croissance

Dans un article du Wall Street Jour­nal qui fit sen­sa­tion, Marc Andrees­sen annon­çait en 2011 : “Why is soft­ware eating the world ? […] Six decades into the com­pu­ter revo­lu­tion, […] and two decades into the rise of the modern Inter­net, all of the tech­no­lo­gy requi­red to trans­form indus­tries through soft­ware final­ly works and can be wide­ly deli­ve­red at glo­bal scale.

UBER-POOLS

La transition énergétique, sous la menace du réchauffement planétaire, et sa convergence avec la révolution numérique, voire avec la biotechnologie, porte déjà de jolis fruits. Imaginons l’effet de « Uber-pools », avec des minibus électriques sans conducteur, à la fois sur le coût et le confort de la mobilité, le trafic, les émissions de CO2 – et l’industrie automobile.

(« Pour­quoi le logi­ciel dévore-t-il le monde ? Après six décen­nies de révo­lu­tion infor­ma­tique et deux décen­nies d’ère Inter­net, toute la tech­no­lo­gie requise pour trans­for­mer notre indus­trie au tra­vers du logi­ciel fonc­tionne enfin et peut être dis­tri­buée à grande échelle. »)

Quatre ans plus tard, la conjonc­tion des smart­phones, du cloud, des réseaux sociaux, de l’Internet des objets, du big data et de nou­velles formes d’intelligence arti­fi­cielle démontre déjà son poten­tiel disruptif.

Cette trans­for­ma­tion est tirée de façon par­ti­cu­liè­re­ment dyna­mique par les consom­ma­teurs finaux.

Leurs attentes : « sim­pli­fiez-moi la vie » « avec mon smart­phone », « ne me faites pas attendre », « soyez per­ti­nent avec moi », « ne me har­ce­lez pas » et « aidez-moi à bais­ser mon coût d’usage » sont des man­tras pour tous les « dis­rup­teurs », et elles se révèlent plus puis­santes que les entre­prises éta­blies, voire les lois exis­tantes, pour trans­for­mer des pans entiers de l’industrie et des services.

Peu de branches peuvent se consi­dé­rer à l’abri de concur­rents comme Uber, Ama­zon, Apple, Google, Face­book, Bla­Bla­Car et autres impé­trants moins connus, mais déjà actifs.

Les objets et les ser­vices asso­ciés se trans­forment. La pro­prié­té de l’objet n’est plus une condi­tion d’accès au ser­vice qu’il peut four­nir. La fron­tière entre indus­tries et ser­vices devient floue. Et les modèles d’affaires sont remis en cause.

Une difficile adaptation

Les entre­prises éta­blies doivent faire face à une recom­bi­nai­son de forces pro­duc­tives qu’elles maî­trisent mal. Elles doivent recen­trer leurs pro­cess, leur orga­ni­sa­tion voire leur culture sur l’expérience de leurs clients, les big data, les objets connec­tés ; adop­ter ces tech­no­lo­gies qui per­mettent à leurs com­pé­ti­teurs d’aller vite (le cloud, les SaaS, IaaS, PaaS) ; acqué­rir de nou­velles com­pé­tences ; coopé­rer avec des déve­lop­peurs, des start-ups ; résis­ter aux mul­tiples incur­sions de nou­veaux venus dans leur chaîne de valeur ; enfin repen­ser le cadre dans lequel elles créent de la valeur, revi­si­ter avec qui et sur quoi elles sont en compétition.

L’automobile, avec Uber, Google, et peut-être Apple, nous montre à quel point la mobi­li­té, la pro­prié­té de l’objet et une indus­trie plus que sécu­laire pour­raient être révolutionnées.

Le dynamisme singulier des États-Unis

USINE SKODA
Volks­wa­gen a rache­té le tchèque Sko­da en 1991. © HAMIK / SHUTTERSTOCK.COM

En 1995, les quinze pre­mières entre­prises d’Internet tota­li­saient 16,5 Md$ de capi­ta­li­sa­tion bour­sière, elles valaient 2 400 Md$, 145 fois plus en mai 2015. Onze sont amé­ri­caines et quatre chinoises.

L’action des Fin­Tech est élo­quente : 23 Md$ ont été inves­tis par les socié­tés de capi­tal-risque dans 200 start-ups depuis 2000. Plus des trois quarts de ces entre­prises sont basées aux États-Unis, et 40 % d’entre elles ont déjà une empreinte internationale.

Leurs atouts : “Cut­ting-edge tech­no­lo­gy”, “Cus­to­mer jour­ney orien­ted”, “Low fixed-cost base”, “Lean IT front-end” (« tech­no­lo­gie de pointe », « orien­té expé­rience uti­li­sa­teur », « sur une base de prix fixes bon mar­ché », « inter­face uti­li­sa­teur mini­male »). L’économie amé­ri­caine a com­men­cé à se trans­for­mer plus vite que celle du reste du monde. Ce n’est pas arri­vé par hasard.

Elle s’est spé­cia­li­sée sur une tech­no­lo­gie trans­ver­sale, clef de voûte de la révo­lu­tion numé­rique. Assez natu­rel­le­ment, son indus­trie et ses ser­vices en béné­fi­cient les pre­miers. S’y ajoute la vita­li­té de l’écosystème des start-ups, uni­ver­si­tés, fonds de capi­tal-risque, incubateurs.

En 2014, 49 Md$ ont été inves­tis par le capi­tal-risque aux États-Unis : 42 % dans le logi­ciel, 12 % dans les bio­tech­no­lo­gies, et 50 % dans la Sili­con Valley.

L’énergie et les Clean­Tech, enfin. Les conser­va­tismes et des lob­bies ont frei­né la tran­si­tion éner­gé­tique, mais le domaine reçoit désor­mais de 2 à 3 Md$ d’investissements de capi­tal-risque par an. Au-delà d’innovations fon­da­men­tales sur l’énergie solaire, les néo­car­bu­rants ou la chi­mie des bat­te­ries, les smart grids, le solaire (Solar City) et leur conver­gence en un sys­tème opti­mi­sé sont d’ores et déjà des réussites.

L’économie amé­ri­caine est bien par­tie dans ce chan­ge­ment de modèle de croissance.

Forces et faiblesses françaises

Avec beau­coup d’attention et d’aides publiques, les start-ups vont bien en France par rap­port au reste de l’Europe.

DES OUTILS NUMÉRIQUES SOUS-UTILISÉS

59 % des Français achètent en ligne, mais 11 % des entreprises françaises seulement vendent en ligne, un exemple du paradoxe français : les particuliers sont bien plus « numériques » que la moyenne des Européens, tandis que les entreprises le sont beaucoup moins.
5 % seulement des entreprises françaises et allemandes utilisent les services de cloud computing, alors que les entreprises scandinaves le font à 25–30 % et les anglaises à 24 %. Idem pour l’utilisation des médias sociaux : de 36 % à 43 % en Scandinavie, 40 % au Royaume-Uni, 29 % en Allemagne mais 17 % en France. Les pouvoirs publics s’en tirent mieux : 64 % des Français utilisent leurs sites Web, mieux qu’au Royaume-Uni ou en Allemagne (41 % et 53 %), mais derrière les Scandinaves à plus de 80 % ou les Pays-Bas à 75 %.

Mais l’Europe ne va pas si bien : les inves­tis­se­ments de capi­tal-risque y étaient, en 2014, de 3,6 Mde, onze fois moins qu’aux États-Unis et à peine plus qu’en Israël. France et Bene­lux en reçoivent 30 % (1 Md$ envi­ron pour la France), Grande- Bre­tagne et Irlande 24 %, Alle­magne, Autriche et Suisse 20 %, et la Scan­di­na­vie 14 %.

Les uni­corns (« licornes »), star­tups qui ont gran­di et dont la valo­ri­sa­tion dépasse 1 Md$, sont un autre indi­ca­teur inté­res­sant. CB Insights en recense 134 : 83 aux États-Unis, 21 en Chine, 7 en Inde, 13 en Europe mais seule­ment une en France (Bla­Bla­Car). Il y a encore un monde entre les États-Unis et l’Europe, dont la France.

Il y a bien un élan dans la créa­tion de start-ups en France. Les aides sont bonnes. Les ingé­nieurs et déve­lop­peurs sont bon mar­ché, mal­gré les taxes, et bien for­més. Mais le mar­ché euro­péen est très frag­men­té et les éco­no­mies d’échelle plus dif­fi­ciles à obtenir.

Il y a moins de capi­tal- risque dis­po­nible et la taxa­tion à la revente de l’entreprise est très défa­vo­rable par rap­port aux États-Unis. Nombre de start-ups fran­çaises déplacent donc leur siège social et com­mer­cial aux États-Unis tout en gar­dant leur ingé­nie­rie en France.

Des entreprises à transformer

Les entre­prises vont devoir se trans­for­mer en pro­fon­deur ou prendre le risque de l’« ube­ri­sa­tion ». Leur R&D est une fai­blesse majeure. Pour­tant, elle est plus sou­te­nue qu’ailleurs par des finan­ce­ments publics : 24 % en France contre 5 % en Alle­magne, 4 % au Japon et 17 % aux États-Unis. Les pôles de com­pé­ti­ti­vi­té sont un suc­cès, reliant recherche publique et pri­vée, grandes et petites entre­prises voire start-ups.

L’industrie peut béné­fi­cier d’une enti­té simi­laire au Stan­ford Research Ins­ti­tute : le CEA (non nucléaire). Enfin, les très petites entre­prises (TPE) sont très bien sou­te­nues, les aides cou­vrant jusqu’à 50 % de leurs dépenses de R&D soit 500 Me pour 5 400 entre­prises dont 2 200 jeunes entre­prises inno­vantes (JEI).

Mais nos grandes entre­prises et celles de taille inter­mé­diaire (ETI) ont un ratio R&D‑revenus faible (2,6 %) com­pa­ré à leurs homo­logues amé­ri­caines (4,9 %), alle­mandes (3,8 %) ou japo­naises (3,5 %). Fai­blesse de l’excédent d’exploitation ? Manque de confiance ? Sous-repré­sen­ta­tion dans les sec­teurs inten­sifs en R&D comme le numé­rique, les bio­tech­no­lo­gies ou les Clean­Tech ?

Pour juger des atouts de nos entre­prises éta­blies, il faut consi­dé­rer d’autres fac­teurs cri­tiques. Se sentent-elles assez mena­cées pour être obli­gées d’évoluer ? Sont-elles assez agiles et flexibles ? Leurs DSI sont-elles pré­pa­rées au cloud, au big data et aux nou­veaux modes de col­la­bo­ra­tion ? Sau­ront-elles enga­ger les res­sources néces­saires pour pré­pa­rer un long terme moins pré­dic­tible que jamais ?

Cer­taines y arrivent, par exemple Schnei­der Elec­tric : un jury des Échos l’a clas­sée « Entre­prise du CAC 40 la mieux digitalisée ».

Le capital humain

Un chauffeur UBER
L’automobile, avec Uber, Google, et peut-être Apple, nous montre à quel point la mobi­li­té, la pro­prié­té de l’objet et une indus­trie plus que sécu­laire pour­raient être révo­lu­tion­nées. © MIKEDOTTA / SHUTTERSTOCK.COM

C’est, comme tou­jours, la res­source ultime. Nou­velles com­pé­tences, savoirs col­lec­tifs à trans­for­mer, col­la­bo­ra­tion via les médias sociaux avec les usa­gers- consom­ma­teurs, nou­velles formes de par­te­na­riat, de rela­tion client-four­nis­seur, capa­ci­té à tra­vailler avec d’immenses col­lec­tifs de déve­lop­peurs ou d’experts, évo­lu­tion pro­fonde des modes de mana­ge­ment avec les outils modernes de collaboration.

Les chan­ge­ments, là aus­si, sont légion. Les atouts fran­çais sont signi­fi­ca­tifs : place des mathé­ma­tiques et de l’abstraction dans l’éducation, for­ma­tion des ingé­nieurs, place de la culture géné­rale, de la qua­li­té de la vie et ouver­ture d’esprit qui va avec. Esprit de rup­ture. Capa­ci­té de syn­thèse des meilleurs. Les recru­te­ments impor­tants de Fran­çais par la Sili­con Val­ley en sont une preuve.

Mais, dans ce domaine, rien n’est jamais acquis. Tout peut être sté­ri­li­sé par l’arrogance, ou par des pra­tiques de mana­ge­ment figées dans la cen­tra­li­sa­tion et un fonc­tion­ne­ment hié­rar­chique lourd « à la française ».

Transition énergétique et économie verte

L’Europe a de nom­breux atouts en matière de Clean­Tech, une opi­nion favo­rable, des mar­chés publics et pri­vés impor­tants, des contraintes régle­men­taires avan­cées, un tis­su riche de R&D, des cham­pions indus­triels. Mais les flux de capi­tal-risque aux États-Unis, à 3 Md$/an, sont déjà très supé­rieurs à ce qui se fait en Europe.

“ Les recrutements importants de Français par la Silicon Valley sont une preuve de nos atouts ”

Quant à la France, mal­gré ses grands cham­pions, elle arrive der­rière les Scan­di­naves, l’Allemagne et le Royaume-Uni, à éga­li­té avec l’Espagne dans l’indicateur d’« éco-inno­va­tion » de la Com­mis­sion européenne.

Enfin, avec la crise qui dure, le monde poli­tique hésite ou recule sur ces sujets : sou­ve­nons- nous du fameux « ça com­mence à bien faire » de Nico­las Sar­ko­zy à pro­pos de l’environnement au Salon de l’agriculture en 2011.

Les villes denses, l’agroalimentaire de qua­li­té sont aus­si des atouts remar­quables de la France dans des domaines où le Nou­veau Monde cherche des solu­tions. Encore faut-il ne pas s’endormir sur ses acquis et regar­der ce qui se passe de mieux sur la planète.

Le sursaut maintenant ou jamais

Rêver d’un renou­veau indus­triel de la France et le pré­pa­rer, c’est d’abord sup­po­ser que l’Europe trou­ve­ra la solu­tion pour réduire les écarts de com­pé­ti­ti­vi­té entre pays et en gérer les consé­quences avec une mon­naie com­mune, bref résoudre la crise de l’euro et réou­vrir la porte de la croissance.

C’est ensuite conti­nuer de répa­rer, en France, les fon­da­men­taux dont la dégra­da­tion a géné­ré le décro­chage indus­triel des années 2000–2015. C’est enfin appré­hen­der le chan­ge­ment en cours non pas comme la sur­ve­nance de quelques tech­no­lo­gies nou­velles où il fait bon pous­ser nos start-ups, mais comme un chan­ge­ment pro­fond de l’ensemble des éco­no­mies, l’avènement d’un « deuxième âge des machines » qui a com­men­cé à bou­le­ver­ser nos modes de pro­duc­tion des biens et des services.

La France a de beaux atouts, mais elle a aus­si beau­coup de retards à rat­tra­per, comme sur le numé­rique et les Clean­Tech, par rap­port aux États- Unis, mais aus­si à l’Allemagne, à la Scan­di­na­vie, voire au Royaume-Uni.

Les pou­voirs publics et toutes nos entre­prises sont concer­nés. Le sur­saut indus­triel de la France ne peut plus attendre. Et la barre est haute.

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