Formation professionnelle : les errements de l’exception française

Dossier : La renaissance industrielleMagazine N°710 Décembre 2015
Par Yves MALIER

Contrai­re­ment à l’i­dée reçue, les fran­çais sont en moyenne moins qua­li­fiés que leurs homo­logues euro­péens. En par­ti­cu­lier la for­ma­tion pro­fes­sion­nelle, élé­ment clé de la réduc­tion du chô­mage des jeunes, subit depuis vingt ans des évo­lu­tions conduites sans connais­sance suf­fi­sante des réa­li­tés de l’entreprise. Pour un hypo­thé­tique espoir de pour­suite d’études géné­rales, com­bien de voca­tions contra­riées, com­bien d’en­sei­gnants n’ayant jamais fré­quen­té l’industrie.

« Les savants ne suf­fisent pas. On doit for­mer, pour les métiers indus­triels, des hommes joi­gnant l’habileté de la main à l’intelligence de la science » 
(Fran­çois, duc de La Rochefoucauld-Liancourt). 

© FONDATION ARTS ET MÉTIERS

Les col­lé­giens sont tous orien­tés à leur sor­tie du col­lège. Un an plus tard, cette orien­ta­tion s’affine encore pour 10 % d’entre eux. Après ces orien­ta­tions, 52 % à 56 % des jeunes sont en ensei­gne­ment tech­no­lo­gique (ET) ou pro­fes­sion­nel (EP).

Les moins de 25 ans ayant sui­vi (ou aban­don­né en che­min) ces voies consti­tuent para­doxa­le­ment la plus grosse part des jeunes chômeurs.

Ces jeunes sont ensuite les plus dif­fi­ciles à récu­pé­rer socia­le­ment. Leur décro­chage est l’un des lourds pro­blèmes de notre société.

Des conseillers peu représentatifs

Chaque ministre de l’Éducation natio­nale s’entoure, dans son cabi­net, d’une dizaine de conseillers de pre­mier rang. Avec eux, jour après jour, il éta­blit sa poli­tique et décide de ses réformes. Or, sur la com­po­si­tion des cabi­nets des 12 der­niers ministres, soit envi­ron 120 conseillers, un seul avait vrai­ment eu en charge aupa­ra­vant des res­pon­sa­bi­li­tés directes d’acteur dans l’enseignement tech­no­lo­gique, et aucun dans l’enseignement professionnel.

Rap­pro­cher ces 120 pro­fils de conseillers des 52 % à 56 % d’élèves évo­qués pré­cé­dem­ment des­sine une sin­gu­lière excep­tion française.

REPÈRES

La progression de nos entreprises et de l’emploi industriel associé est tirée par l’innovation. Mais on oublie trop en France qu’elles dépendent aussi beaucoup de la qualité du continuum associant tous les niveaux d’acteurs : chercheurs (niveau I), ingénieurs (II), techniciens supérieurs (III), techniciens et ouvriers qualifiés (IV et V).
S’agissant des niveaux III, IV et V, on a un sentiment d’ignorance de la part de trop de responsables de nos institutions.

Un vivier méconnu

Une sta­tis­tique vieille de six ans étu­die les pro­fils des diri­geants d’entreprises de moins de 300 employés des sec­teurs de la pro­duc­tion (méca­nique, construc­tion, agroa­li­men­taire, élec­tri­ci­té, trans­port, luxe, mode, etc.).

La for­ma­tion ini­tiale de plus de 60 % d’entre eux s’est exclu­si­ve­ment dérou­lée dans l’ET ou l’EP courts. Elle a ensuite été com­plé­tée par des cycles brefs mais per­for­mants reçus en for­ma­tion conti­nue, au sein des branches professionnelles.

Il en a résul­té des mil­liers de car­rières géné­ra­trices d’emplois. Au-delà de l’exemplarité de ces réus­sites per­son­nelles, ce sont autant de contri­bu­tions à l’équilibre éco­no­mique et social de nos territoires.

Mais cette exem­pla­ri­té semble taboue. Pas un mot pour l’évoquer quand il s’agit d’aider les élèves des lycées pro­fes­sion­nels (LP) à construire leur pro­jet per­son­nel. Aucun orien­teur sco­laire ne cite ces mil­liers de réussites.

Car la règle est, bien avant la ren­contre avec le métier pré­pa­ré, de « vendre » aux élèves de LP l’oubli du métier appris via l’imparable pour­suite d’études géné­rales comme unique solu­tion pour « s’en sor­tir » et réussir.

Un problème d’orientation et de maillage

Pour être de qua­li­té, un LP ne peut tou­cher à tout et doit se limi­ter aux spé­cia­li­tés d’un ou deux sec­teurs indus­triels. Par consé­quent, un élève de 15–16 ans est ame­né, pour étu­dier en LP le métier de son choix, à s’éloigner de son domi­cile, voire de sa région et de son rectorat.

VOCATIONS CONTRARIÉES

Aux confins des régions Bourgogne et Centre, des dizaines d’élèves issus de familles modestes voulaient se diriger, après le collège, vers la charpente-couverture, la boucherie-charcuterie et l’électricité-plomberie-énergies nouvelles, trois secteurs localement, régionalement et nationalement très riches d’emplois. Leurs très dépassés parents ne sachant s’opposer au système, ces élèves, faute d’internats, sont tous scolarisés au lycée local où la spécialité est l’hôtellerie.

Ce n’est pas sans incon­vé­nients pour les familles, le plus sou­vent modestes. Ce n’est pas non plus sans avan­tages en matière de bras­sage social, de sor­tie d’une cité au cli­mat ten­du, etc.

Bien sûr, cette liber­té de choix d’orientation repose en prio­ri­té sur les inter­nats ouverts à ces lycéens car ils n’ont pas le sta­tut d’étudiant accé­dant au CROUS, ni la matu­ri­té et les moyens finan­ciers que réclame la chambre en ville.

Grâce à ces inter­nats, cette sou­plesse a été effi­cace durant des décen­nies en per­met­tant à peu de frais de se pré­pa­rer au métier de son choix dans les éta­blis­se­ments où la for­ma­tion y condui­sant était pro­po­sée, fussent-ils très éloi­gnés du domicile.

Ce choix a consti­tué la pre­mière condi­tion d’amorce de la réus­site pro­fes­sion­nelle de chefs d’entreprises dont beau­coup ont été internes de ces LP. Le rat­ta­che­ment admi­nis­tra­tif récent de nombre de LP aux lycées géné­raux a assez sou­vent conduit à une évo­lu­tion désas­treuse de l’occupation des internats.

Trop sou­vent, il n’a pas fal­lu long­temps pour que le conseil d’administration du lycée unique affecte tout ou par­tie des inter­nats du lycée pro­fes­sion­nel aux élèves des classes plus « pres­ti­gieuses », condam­nant ain­si les sec­tions de CAP et BEP au seul recru­te­ment local, au mépris de la spé­cia­li­té dési­rée par l’élève.

C’était cas­ser le prin­ci­pal et le plus effi­cace des outils. De plus, à chaque fusion, on déchire une part du maillage natio­nal de la for­ma­tion aux métiers concer­nés, maillage pour­tant utile à la com­pé­ti­ti­vi­té des entreprises.

Une méconnaissance des réalités de l’industrie

Monteurs-aménageurs, utilisant en continu la définition numérique interactive complète de l’avion
« La révo­lu­tion indus­trielle à l’usine : les mon­teurs-amé­na­geurs, com­pa­gnons et tech­ni­ciens doivent être très bien for­més et très per­for­mants. Ils uti­lisent en conti­nu la défi­ni­tion numé­rique inter­ac­tive com­plète de l’avion »
(Bru­no Revel­lin-Fal­coz, ancien vice-pré­sident de Das­sault Avia­tion).
© DASSAULT AVIATION – S. RANDE

Il exis­tait, il y a long­temps, une effi­cace Ins­pec­tion géné­rale des tech­niques indus­trielles (IGEN-STI), dont les repré­sen­tants étaient issus de tous les sec­teurs indus­triels : bio­tech­no­lo­gies, bâti­ment, tra­vaux publics, éner­gies, élec­tro­nique, méca­nique, chi­mie indus­trielle, etc. Cer­tains d’entre eux, sou­vent ingé­nieurs des Arts et Métiers, avaient eu une réelle pra­tique de l’entreprise avant d’entrer à l’Éducation nationale.

Aujourd’hui, la règle de recru­te­ment de ces ins­pec­teurs est atta­chée à trois prin­cipes : sco­la­ri­té ini­tiale mono­chro­ma­tique, expé­rience d’enseignement très prio­ri­tai­re­ment limi­tée aux classes post­bac, connais­sance uni­que­ment livresque de l’entreprise.

On peut ajou­ter pour beau­coup une grande mécon­nais­sance de l’emploi aux niveaux III et sur­tout IV et V dans les branches dont ils ont la charge. Bien sûr, le mono­chro­ma­tisme des recru­te­ments de la dizaine d’IGENSTI se retrouve tout aus­si stric­te­ment repro­duit chez la cen­taine d’inspecteurs d’académie qui sont leurs adjoints.

Comparaisons internationales

Dans les quinze pays les plus indus­tria­li­sés (y com­pris les BRICS), le niveau tech­nique bac + 2 est essen­tiel pour la contri­bu­tion à la com­pé­ti­ti­vi­té des entre­prises et au déve­lop­pe­ment de l’emploi. Que les voies soient aca­dé­miques ou mixées avec l’apprentissage, on retrouve par­tout deux voies dif­fé­rentes et tou­jours complémentaires.

UNE RÉFORME INQUIÉTANTE

En France, la transformation récente de nos quatorze spécialités de baccalauréats technologiques préparatoires aux BTS, conduite à partir d’une analyse exclusivement interne à l’Éducation, interpelle. Ces diplômes couvraient bien l’ensemble des secteurs industriels.
Pratiquement transformés en un seul, devenu très généraliste, avec des horaires et des programmes de technologie très réduits et limités à deux ans, il est désormais circonscrit à un champ technologique limité. Cela va ramener, de fait, la durée réelle de formation totale du BTS de cinq à deux ans dans la plupart des spécialités.
À terme, elle va devenir assez proche de celle de l’IUT, ouverture universitaire en moins. Il y a encore là une exception française dont nos entreprises paieront cher les conséquences.

L’une, pilo­tée par l’Université, s’adresse à des « bache­liers » scien­ti­fiques qui, en deux ans et un stage, acquièrent à la fois les bases de la spé­cia­li­té tech­nique qu’ils ont choi­sie et un appro­fon­dis­se­ment de leur for­ma­tion générale.

L’autre, beau­coup plus pro­fes­sion­nelle, recrute des élèves ayant déjà, durant leur pas­sage dans l’enseignement secon­daire, sui­vi trois années de for­ma­tion tech­nique lourde dans un sec­teur indus­triel pré­cis. Les deux ans de for­ma­tion post­bac très spé­cia­li­sée visent alors à appro­fon­dir encore leurs connais­sances tech­no­lo­giques dans ce sec­teur tout en per­met­tant, en paral­lèle, une ouver­ture plus cultu­relle mais aus­si un contact étroit avec l’entreprise (en France, ces deux voies s’appellent IUT et BTS).

Dans la plu­part des quinze pays obser­vés, on fait majo­ri­tai­re­ment appel, pour le corps ensei­gnant, à des pro­fes­sion­nels encore en fonc­tion en entre­prise et à d’anciens pro­fes­sion­nels deve­nus ensei­gnants à mi-car­rière, le plus sou­vent après sélec­tion sévère.

Au plan de l’embauche, on constate, quel que soit le pays, que l’employeur, en fonc­tion des tâches, mixe ces deux pro­fils de recru­te­ments. On constate aus­si, en termes de car­rière, que ces deux voies com­plé­men­taires sont éga­le­ment por­teuses de solides promotions.

Les professionnels exclus

Durant qua­rante ans, de 1950 à 1990, on a recru­té annuel­le­ment 2 000 à 2 500 pro­fes­seurs de spé­cia­li­tés indus­trielles pour les LT et les LP via une dizaine de spé­cia­li­tés d’agrégations tech­no­lo­giques, une quin­zaine de CAPET et plu­sieurs dizaines de PLP.

Passerelle du MUCEM
« Très bien for­més doivent être les com­pa­gnons ouvriers dont les gestes sont indis­pen­sables pour maté­ria­li­ser cette œuvre »
(Rudy Ric­ciot­ti, archi­tecte-ingé­nieur, maître d’œuvre du Mucem). © LISA RICCIOTTI – MUCEM

En très grande majo­ri­té (80 %), ces pro­fes­seurs venaient avec une forte expé­rience de l’entreprise, après un concours dif­fi­cile et une for­ma­tion scien­ti­fique et péda­go­gique adap­tée à leur cur­sus et com­plé­tée, notam­ment, dans les centres de for­ma­tion de pro­fes­seurs tech­niques et dans les huit écoles nor­males natio­nales d’apprentissage.

Sans que les conseillers des ministres suc­ces­sifs aient sem­blé prendre la mesure des consé­quences, ces recru­te­ments ont été fer­més « car ne pou­vant entrer dans le cadre uni­ver­si­taire des IUFM ».

Ain­si, aujourd’hui, il n’y a plus qu’une seule agré­ga­tion tech­no­lo­gique dont le contour ignore un très grand nombre de nos grands sec­teurs de pro­duc­tion. Quid du pro­fil des pro­fes­seurs ? Quid du pro­fil des tech­ni­ciens ain­si for­més au moule unique ? Quid de leur employa­bi­li­té future ?

La dis­pa­ri­tion qua­si totale des pro­fes­sion­nels dans l’enseignement pro­fes­sion­nel et tech­no­lo­gique court, liée à la réduc­tion dras­tique des spé­cia­li­tés et des horaires de tech­no­lo­gie, contri­bue lar­ge­ment à la fabri­ca­tion de cette remar­quable excep­tion fran­çaise qui pèse tant sur le non-emploi des jeunes ain­si formés.

Des chefs d’entreprises peu présents

Trop de chefs d’entreprises se contentent de délé­guer le dia­logue avec le sys­tème édu­ca­tif, sur­tout pour les niveaux V, IV et III, à des per­ma­nents des orga­ni­sa­tions professionnelles.

Ces per­ma­nents (qui sont par­fois des juristes et des fis­ca­listes) sont limi­tés en matière de connais­sance de ces mêmes niveaux, et peu pré­sents dans les ins­tances de concertation.

Rénover l’apprentissage

Il est une condi­tion impé­ra­tive que doivent prendre en compte ceux qui depuis vingt ans réclament comme un leit­mo­tiv davan­tage d’apprentissage.

Les pays où ce type de for­ma­tion est ancré cultu­rel­le­ment buttent ces der­nières années, dans beau­coup de sec­teurs inno­vants ou à forte main‑d’œuvre, sur la dif­fi­cul­té de trou­ver des maîtres d’apprentissage suf­fi­sam­ment dis­po­nibles et adap­tés dans leurs entreprises.

Sans arrê­ter l’apprentissage, cer­tains de ces pays en mesurent donc les limites dans notre monde sou­dain tech­no­lo­gi­que­ment très accé­lé­ré et mettent en place, avec une forte tutelle indus­trielle, des for­ma­tions par voie sco­laire que l’on gagne­rait à mieux obser­ver : on y retrou­ve­rait des struc­tures plus proches de nos centres de for­ma­tion d’apprentis que de nos lycées pro­fes­sion­nels actuels.

Chariot de montage des portières à l’usine Sevelnord de PSA.
Cha­riot de mon­tage des por­tières à l’usine Sevel­nord, groupe PSA.

IMPLIQUER LES INGÉNIEURS

Il est étonnant que nos associations d’ingénieurs ne s’expriment pas plus fortement sur l’évolution de la formation initiale dont vont être issus tant de leurs collaborateurs, notamment les plus modestes d’entre eux.
Le plus souvent, leur regard sur le lycée se limite aux classes préparatoires où se concentrent leurs futurs homologues et ignore l’enseignement technique où se préparent leurs futurs employés.
Là encore, nous sommes assez loin de ce qui peut être constaté dans d’autres pays, anglo-saxons ou autres.

Des enseignants très méritants

Dans beau­coup de spé­cia­li­tés rava­gées depuis vingt ans, nombre d’enseignants, décou­ra­gés, sont par­tis vers les écoles d’ingénieurs, les IUT-IUP ou vers l’entreprise. Dans ces trois situa­tions, ils réus­sissent plei­ne­ment. D’autres se battent et res­tent jusqu’à ce que leur spé­cia­li­té disparaisse.

On leur doit le plus grand res­pect car ils tra­vaillent le plus sou­vent sans sou­tien ni consi­dé­ra­tion, sans éva­lua­tion digne de ce nom et bien sûr sans la for­ma­tion conti­nue tech­no­lo­gique adap­tée et forte que réclament toutes nos spé­cia­li­tés industrielles.

De même, cer­taines orga­ni­sa­tions pro­fes­sion­nelles et entre­prises, lasses de n’être pas écou­tées, ont accen­tué leur propre for­ma­tion par appren­tis­sage dans les cas où leur vivier de maîtres d’apprentissage est encore suf­fi­sant pour le per­mettre ou ont mis en route leur propre for­ma­tion par voie scolaire.

Mobiliser tous les ministères concernés

Face à la néces­si­té d’aider les entre­prises à recru­ter à tous les niveaux et à l’obligation de pré­pa­rer les jeunes à l’emploi, il fau­drait que les ministres, actuels et futurs, en charge de l’Économie, du Tra­vail, de l’Emploi, de l’Industrie et d’autres, cessent de se déchar­ger sur la seule Édu­ca­tion natio­nale si peu adaptée.

Quand, en concer­ta­tion avec les par­te­naires sociaux, émet­tront-ils un avis réflé­chi et pros­pec­tif sur les évo­lu­tions par­fois bien sin­gu­lières de pans entiers de notre dis­po­si­tif de for­ma­tion ini­tiale des jeunes se pré­pa­rant, dans nos LT et LP, aux emplois des sec­teurs industriels ?

Quand arrê­te­rons-nous de faire de la for­ma­tion pro­fes­sion­nelle courte si dédai­gnée le lieu d’exil mas­sif des échecs du pri­maire inca­pable d’assurer à tous l’acquisition des fondamentaux ?

Ce jour-là, un pas sérieux sera fait en direc­tion des équi­libres sociaux, éco­no­miques et humains de notre pays.

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