Concevoir et déployer une politique industrielle dans l’Union européenne

Dossier : La renaissance industrielleMagazine N°710 Décembre 2015
Par Franck LIRZIN (03)

Depuis 2010, à la lumière de la crise et des effets négat­ifs de la désin­dus­tri­al­i­sa­tion, la Com­mis­sion s’est autorisée à par­ler de « poli­tique indus­trielle », expres­sion jusqu’alors taboue.

Il s’agit essen­tielle­ment de mieux coor­don­ner les poli­tiques européennes exis­tantes pour agir sur l’ensemble de la chaîne de pro­duc­tion, et d’avoir ain­si une approche dif­féren­ciée par grands secteurs, une approche large, assem­blant les out­ils com­mu­nau­taires autour d’un objec­tif com­mun de sou­tien aux entre­pris­es industrielles.

Mais cette poli­tique indus­trielle européenne n’entend pas struc­tur­er de fil­ières, encore moins se sub­stituer aux gou­verne­ments nationaux, car la dynamique essen­tielle se joue aux éch­e­lons locaux.

La Com­mis­sion européenne n’a pas de représen­tants en région : elle se posi­tionne en appui des pou­voirs publics nationaux et régionaux, en pro­posant des diag­nos­tics de com­péti­tiv­ité dans le cadre du Semes­tre européen ou des plate­formes de coopéra­tion, comme le Clus­ter por­tal. Elle ne peut aller plus loin car l’article 173 du Traité inter­dit toute mesure « pou­vant entraîn­er des dis­tor­sions de con­cur­rence ou com­por­tant des dis­po­si­tions fiscales ».

REPÈRES

L’industrie en Europe représente 15 % du PIB, soit un peu plus de 2 000 milliards d’euros de valeur ajoutée. Mais elle compte surtout par son effet d’entraînement, puisqu’elle représente 80 % des exportations européennes et 80 % des investissements du secteur privé.
Elle est en interaction avec de nombreux secteurs, des matières premières et de l’énergie jusqu’aux services aux entreprises et aux consommateurs, voire au tourisme. Et chaque nouvel emploi créé en induit 0,5 à 2 autres dans le reste de l’économie.

Approche homogène, industrie hétérogéne

Cette approche trans­ver­sale n’a de sens que dans une économie rel­a­tive­ment homogène. Or, le marché unique et plus encore la zone euro n’ont pas favorisé la con­ver­gence indus­trielle des États. Les indi­ca­teurs macroé­conomiques – taux d’intérêt, infla­tion, crois­sance – ont pu se rap­procher, mais les struc­tures économiques se sont éloignées.

Chaque pays s’est spé­cial­isé en fonc­tion de ses avan­tages com­para­t­ifs (cap­i­tal ini­tial, infra­struc­tures, local­i­sa­tion géo­graphique, niveau de qual­i­fi­ca­tion de la pop­u­la­tion active), d’où une dif­féren­ci­a­tion crois­sante des biens et ser­vices produits.

“ Mieux coordonner les politiques européennes pour agir sur la chaîne de production ”

Par effet d’agglomération et pour béné­fici­er de meilleurs ren­de­ments, les activ­ités les plus pro­duc­tives et inno­vantes se sont regroupées au cen­tre de la zone euro (Alle­magne notam­ment), qui a le dou­ble avan­tage d’être le barycen­tre du marché européen et le lieu des indus­tries et cen­tres de R&D les plus innovants.

La périphérie de la zone euro s’est, au con­traire, spé­cial­isée dans les activ­ités peu sophis­tiquées (tourisme, ser­vices à la per­son­ne, con­struc­tion). Para­doxale­ment, les pays les plus ouverts à la mon­di­al­i­sa­tion – les nomades – sont au cen­tre et les autres – les séden­taires – à la périphérie.

Déséquilibres internes

La « poli­tique indus­trielle européenne » améliore donc la com­péti­tiv­ité glob­ale de l’Europe, mais pro­duit aus­si des diver­gences. Ain­si, l’Europe se trou­ve dans la sit­u­a­tion sur­prenante d’avoir une bal­ance com­mer­ciale à l’équilibre, voire légère­ment pos­i­tive, et des déséquili­bres com­mer­ci­aux internes très impor­tants : par exem­ple en 2007 + 129 Md€ pour l’Allemagne et – 48 Md€ pour l’Espagne.

Pour faire face à cette hétérogénéité, les règles ne devraient pas être les mêmes pour tous les pays. Or, c’est pré­cisé­ment à l’inverse que s’emploient toutes les nou­velles procé­dures budgé­taires et économiques de la zone euro.

La Grèce, un contre-exemple

Depuis la crise des sub­primes, les déséquili­bres ont changé de pays, mais pas d’ampleur.. L’Espagne a retrou­vé l’équilibre grâce à la com­pres­sion des impor­ta­tions, la Grèce et le Por­tu­gal y ten­dent, mais la posi­tion de la France s’est con­sid­érable­ment dégradée pour les raisons invers­es. Cette sit­u­a­tion con­duit à une mau­vaise allo­ca­tion des ressources et un déficit d’investissement et d’innovation.

“ Une balance commerciale à l’équilibre et des déséquilibres commerciaux internes ”

Deux visions s’opposent alors. Soit main­tenir des règles com­munes et deman­der à chaque État mem­bre de fournir les efforts néces­saires (ouver­ture à la con­cur­rence, facil­i­ta­tion des démarch­es admin­is­tra­tives, réduc­tion du coût de la main‑d’œuvre) pour regag­n­er en com­péti­tiv­ité, avec un sou­tien financier éventuel de l’Union européenne : c’est l’approche retenue pour la ges­tion de la crise grecque.

Soit souhaiter davan­tage de fédéral­isme pour entériner des trans­ferts entre pays et forcer la con­ver­gence des économies : c’est la fonc­tion pre­mière des fonds struc­turels, qui ont aidé la Grèce à mod­erniser – mais pas suff­isam­ment – son économie.

Les limites du chacun-pour-soi

Dans les deux cas, les pays doivent se débrouiller par eux-mêmes, avec tout le sou­tien moral et financier des autres États certes, mais seuls. C’est là qu’une véri­ta­ble poli­tique indus­trielle européenne fait défaut.

La pri­vati­sa­tion de cer­taines infra­struc­tures ou entre­pris­es grec­ques devait être l’occasion de resser­rer les liens indus­triels en Europe : pourquoi le port du Pirée n’a‑t-il pas été racheté et mod­ernisé par des investis­seurs alle­mands, ou les mines de Chal­cidique par des entre­pris­es françaises ?

DES SOUTIENS CIBLÉS

En janvier 2014, la Commission a mis l’accent sur le soutien aux innovations dites transversales, comme les nanotechnologies, les bioprocédés industriels ou la robotique. L’objectif est la diffusion de ces technologies, appelées Key Enabling Technologies (KET), dans les entreprises, et en particulier les PME, de toutes les régions d’Europe. Elle veut aussi contribuer au développement de l’esprit d’entreprise, au renforcement de la propriété intellectuelle, à un meilleur accès au financement et à l’internationalisation des entreprises de l’UE par les accords de libre-échange.

Le fonds de pri­vati­sa­tion prévu par l’accord du 13 juil­let 2015 devrait con­duire à une plus grande déten­tion trans­frontal­ière du cap­i­tal des entreprises.

À défaut de cette « sol­i­dar­ité indus­trielle », l’ajustement se fait de la pire manière : con­trac­tion de la con­som­ma­tion, sous-investisse­ment, exil. Même si les sta­tis­tiques man­quent, on peut estimer à près d’un mil­lion les jeunes d’Europe du Sud qui ont émi­gré vers le reste de l’Europe, en Amérique du Nord ou ailleurs.

Ain­si, alors qu’Athènes était à la pointe de l’informatique, avec des cen­tres R&D de Nokia, HTC et Microsoft notam­ment, de nom­breux infor­mati­ciens sont ten­tés de s’exiler, détru­isant pro­gres­sive­ment l’avantage com­para­tif de la Grèce dans ce secteur. Les diver­gences s’accentuent et s’enracinent.

Industrie en Europe, industrie européenne

La com­péti­tiv­ité de l’industrie européenne tien­dra au con­texte lég­is­latif, fis­cal et sci­en­tifique, bien sûr, mais égale­ment à la capac­ité des Européens à con­stru­ire une indus­trie véri­ta­ble­ment européenne. Voilà l’enjeu des années à venir. Le marché unique ne suf­fit pas. Les fil­ières ne se struc­turent pas spon­tané­ment, les déséquili­bres ne se résor­bent pas par magie, il est néces­saire que la poli­tique, en ce qu’elle a de plus noble, s’en mêle.

Chaque État a une idée pré­cise de ce qu’est sa « poli­tique indus­trielle », du laiss­er-faire à l’interventionnisme, et une poli­tique indus­trielle européenne ne peut être la somme, même vir­tu­ose, de ces antag­o­nismes. Elle doit être imag­inée, inventée.

Il peut s’agir de pro­mou­voir la déten­tion trans­frontal­ière du cap­i­tal ou la créa­tion de cen­tres indus­triels inno­vants à la périphérie. L’avenir de l’Europe sera lié à celui de son industrie.

Cet arti­cle a été rédigé en juil­let 2015.

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